Popobawa

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TW : racisme, homophobie, viol.

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‘‘Such a creature could best an army in the light of the day, yet it waits until the dead of night and preys upon men as they dream. It is the nightmare, it yearns to be feared, feared for all eternity.’’

Carvest, the Legends of Eloren, C.M. Johnson


Il ne se passait pas un jour sans que Charles ne maudisse son employeur pour l’avoir envoyé à Zanzibar. Pour certains, la vie d’expatrié sur une île au nom exotique ressemblait à un ticket pour le paradis : plages de sables fins, mer turquoise, cocotiers. Le tout associé aux avantages d'un salaire mirobolant et un coût de la vie insignifiant, sans compter le logement de fonction luxueux dans une ancienne maison coloniale, entretenue par un personnel exceptionnellement bon marché… Mais pour Charles, c’était l’enfer sur terre. La maison avait un confort tout relatif, il perdait des litres de sueur chaque jour en ce mois de février étouffant, la nourriture était immonde. Mais surtout, il devait vivre au milieu d’une population qu’il jugeait sale, violente, idiote et primitive.

Depuis deux jours, les employés refusaient de se rendre au travail. C’était la panique en ville. Une vague de superstition avait balayé l’île comme un feu de forêt, paralysant des infrastructures déjà peu efficaces : les épiceries étaient prises d’assaut, les gens se réfugiaient dans des camps de fortune, montés à la va-vite dans les champs et en plein milieu des rues, empêchant les voitures de circuler. La raison de cet étrange exode ? La rumeur. Une stupide légende urbaine, qui poussait les gens à quitter leurs maisons et à dormir dehors, serrés les uns contre les autres en tremblant comme des poules.

Saad, le secrétaire personnel que lui avait imposé la compagnie, lui avait bien expliqué à quel point ses compatriotes étaient superstitieux, lors d’un exposé fastidieux qui tenait à la fois du rapport ethnologique et du conte à dormir debout. Les Zanzibari croyaient dur comme fer que l’homme partage le monde, en plus des bêtes et les esprits des morts qu’ils mettaient sur le même plan, avec toute une classe d’êtres surnaturels aux caractéristiques aussi idiotes que définies. Les premiers étaient des êtres parfaits, trop éloignés de nous pour nous comprendre : les anges, ou malaki. Plus proches étaient les lunatiques majini venus de la péninsule arabe avec l’Islam, qui appréciaient l’or, les tissus blancs et l’eau de rose, avec lesquels on pouvait traiter. Les pires de tous étaient les mashetani. L’exégèse religieuse en faisait des anges corrompus – et entre toutes ces créatures, la frontière était mince – mais encore plus puissants et terrifiants, puisqu’ils venaient tout droit de la brousse africaine et du désordre préislamique ! Outre une bizarre apparence combinant caractères animaux et anthropomorphiques à la frontière du chaos visuel, la rumeur leur prêtait une préférence pour les tissus noirs que portaient autrefois les esclaves et les sauvages odeurs de brousse, frustes et barbares. Mais ils avaient aussi un appétit pour les fœtus, directement dévorés dans le ventre des femmes. Ces êtres aux sombres intentions partageraient le quotidien humain, auraient des activités sociales et les mêmes attitudes pour boire, manger, copuler… Sujets aux passions et aux désirs, ils aimeraient, détesteraient et procréeraient de manière similaire à l’homme. Bien que dotés d'un corps, ils restaient invisibles, cachés à notre réalité. Mais parfois, ils prenaient une apparence physique pour semer la terreur.

La crise d’hystérie qui touchait la ville était justement due à l’un de ces esprits polymorphes qui, selon la rumeur, s’était mis à visiter les foyers de Stone Town en cette période d'élections. Avec la familiarité inhérente des Africains pour le surnaturel, on lui avait donné un nom aussi ridicule qu’infantile : Popobawa, ce qui voulait dire « ailes de chauve-souris ». Charles avait du mal à croire que ces Noirs habitués à vivre en brousse craignent autant une simple roussette, même énorme. Mais Saad lui expliqua que Popobawa n’était pas un animal.

« Popobawa, lui expliqua-t-il avec des trémolos de terreur dans la voix, c’est comme un vampire qui vient te visiter la nuit, avec des oreilles pointues et des ailes noires. Personne ne peut savoir pourquoi il t’a choisi, toi. La hantise commence par des grattements de griffes, des bruits d’ailes sur le toit, lorsqu’il vient se poser sur la maison… puis il s’introduit dans ta chambre, là où tu dors. Tu le sens avant de le voir, à cause de son odeur. Il vient se coucher sur toi, tu ne peux plus bouger, ni même crier… »

Charles avait visualisé cette peinture de Füssli, « le cauchemar », ou quelque chose du même genre. Il y avait cette gravure, aussi : « sous l’aile d’ombre, l’être noir appliquait une active morsure » d’Odilon Redon – montrant un homme lutter avec un titan ailé – et cette peinture du même artiste, surtout : « l’enlèvement de Ganymède », qui l’avait tant hanté, adolescent… des délires d’artistes romantiques. L’expression africaine du syndrome de paralysie du sommeil, en somme.

Mais là encore, Saad avait protesté. Pour lui, Popobawa était différent. Il était déjà apparu auparavant, notamment à Pemba, en 1995, causant dans la ville un incroyable phénomène d’hystérie collective qui avait même causé des morts. Les histoires le concernant passaient de bouche à oreille, aussi rapides et inarrêtables qu’un feu de brousse. Pour certains, il s’agissait d’un djinn ayant échappé à son cheikh, pour d’autres, une idole oubliée venue tout droit d’Afrique noire, venus venger les esclaves tout juste libérés du joug arabe. On craignait la violence de ses attaques, et, par-dessous tout, l’acte charnel contre nature et réprouvé par le Coran que la démoniaque créature se plaisait vicieusement à imposer aux humains.

« Pendant qu’il s’adonne au péché, expliqua Saad de sa voix douce et posée, la chose de Popobawa s’élargit énormément, et le lendemain, la douleur est intolérable. Beaucoup se retrouvent à l’hôpital avec des côtes cassées. Mais le pire, c’est le déshonneur. Ceux qui ont été désignés par le shetani sont stigmatisés : les filles ne trouvent plus à se marier. Quant aux hommes… les hommes !… »

Sur ce sous-entendu explicite, la voix de Saad s’était brisée. Charles haussa un sourcil, soudain intéressé. Se pouvait-il que cet Africain qu’il prenait pour son boy soit de ce bord-là ? Ce soupçon se trouva renforcé par l’invitation qui suivit, lorsque Saad proposa à son employeur de se joindre au camp de fortune monté par sa famille et les autres habitants du quartier.

— Ne restez pas tout seul cette nuit, patron, le supplia-t-il. Venez veiller avec nous. Mon beau-frère est fort, et c’est un haj, il est allé à la Mecque l’an dernier. Le cheikh Bwana est un grand maître des subiani, il convoquera ses esprits mercenaires et lira des sourates toute la nuit pour garder Popobawa à distance.

Il avait presque les larmes aux yeux.

Charles mit à point d’honneur à refuser d’une manière calme et rassurante, comme le patron civilisé qu’il était. Lorsque Saad éclata en sanglots, il lui posa une main sur l’épaule.

— Ne t’en fais pas. Ton Popobawa ne s’attaquera pas à un Blanc.

Saad releva ses yeux sombres sur lui, lui jetant un regard que Charles jugea bizarre. Puis il s’essuya le visage du revers de la main et sortit quelque chose de sa poche.

— Tenez, prenez ça, fit-il en ouvrant sa paume sur un minuscule objet cylindrique attaché au bout d’un lacet de cuir. Passez-le autour de votre cou cette nuit. Cela vous protégera.

Charles regarda l’objet sans parvenir à dissimuler son dégoût devant l’étrange fétiche. La cordelette devait être en cuir de chèvre, mal tannée et puante.

— C’est le verset Al-Ginn du saint Coran, embouteillé par Cheikh Bwana, la paix du Prophète soit sur lui.

Un frémissement parcourut les narines patriciennes de Charles. L’Islam le rendait encore plus nerveux que les esprits africains.

— Très bien, fit-il en attrapant vivement l’objet. Je te remercie, Saad. Maintenant, si tu permets…

Il avait hâte de se retrouver – enfin ! – seul.

— Oui, vous avez raison. La nuit va bientôt tomber, remarqua Saad en jetant un regard dehors.

Charles fit quelques pas avec lui sur la grande véranda de bois blanc qui entourait la maison. Puis il le suivit des yeux alors que Saad se hâtait vers le grand portail. Même le portier avait disparu.

Charles resta un moment dehors, à regarder le soleil couchant et respirer les effluves de clou de girofle qui lui parvenaient de la rue en contrebas. Pour la première fois, il se sentit heureux d’être là. Puis la présence du cylindre envoûté se rappela à lui. Il ouvrit sa paume, baissa les yeux sur l’objet, et le jeta dans le jardin.

Charles profita de l’absence de son boy Hassan, un musulman rigoriste, pour se servir un martini, qu’il sirota dans son salon en écoutant un air de piano classique. C’était tout de même autre chose que cette musique de sauvages, ces tambours barbares qui résonnaient dans la ville ! Cette nuit au moins, le silence régnait. Les gens avaient trop peur d’attirer les esprits.

Un ricanement bref secoua les épaules de Charles. Il remua un peu son martini, puis en prit une gorgée. Il venait de déboutonner le haut de sa chemise – il devait en changer trois fois par jour ! – lorsque des coups frappèrent à la porte. Saad devait avoir oublié quelque chose, ou, plus vraisemblablement, lui apportait l’un de ces plats horriblement épicés préparés par sa Fatuma. Un peu énervé de voir sa petite soirée perturbée, Charles reposa son verre d’un geste sec. Il traversa le salon d’un pas excédé.

— Merde alors, s’exclama-t-il en se bouchant le nez.

Une lourde odeur de soufre flottait dans l’air, un peu comme un œuf pourri. Ibrahima avait sûrement profité de l’hystérie ambiante pour oublier de faire le ménage !

Ce n’était pas Saad, mais un grand Noir au crâne lisse, qui ne portait pour tout vêtement qu’un kanga en loques. Son visage était si sombre qu’il était impossible de distinguer ses traits. Entre ses mains longues et fortes, bizarrement pointues aux extrémités, il tenait un mouchoir en coton, aussi sale que le pagne qui couvrait ses reins.

Stupéfait, Charles posa des yeux écarquillés sur sa musculature puissante : l’homme était un véritable Hercule africain. Pourtant, il décida de ne pas se laisser impressionner.

— C’est toi, le beau-frère de Saad ? Si c’est lui qui t’envoie, dis-lui bien que c’est inutile, et qu’il arrête d’insister : je ne passerai pas la nuit dehors autour de l’un de ces stupides feux.

Mais l’homme, sans répondre, avança vers lui. Son attitude était si autoritaire, si dominante, que Charles recula dans la maison, laissant l’inconnu entrer. La porte claqua derrière lui.

Quelque chose n’allait pas.

— Qui… qui êtes-vous ?

Un sourire vicieux apparut sur le visage fantastique de l’apparition. Alors, Charles remarqua l’ombre immense qu’il projetait sur le mur blanc du couloir : une haute silhouette aux ailes de chiroptère !

Charles tenta de courir. Mais c’était trop tard. La créature à la peau grise et aux dents pointues ouvrit ses ailes, et les ténèbres occultèrent la lumière. Dans le noir, son œil unique luisait comme celui d’un loup, attentif, cruel et avide, ouvert sur la promesse de sombres appétits.

                                                                                 *

Le visage écrasé contre l’oreiller trempé, la bouche en sang et l’œil hagard, Charles émergea de sa nuit de torture au chant du coq. Il pouvait entendre les injonctions swahilies de Saad et Hassan, qui se précipitaient dans la maison chercher leur patron. Ils allaient le découvrir ainsi, les vêtements arrachés, le corps souillé, dans une chambre dévastée. L’aura du Blanc dominant lui serait, pour toujours, retirée. Car, même s’il parvenait à renvoyer Saad et Hassan dans leurs villages crasseux avec une somme suffisante pour leur sceller la bouche à jamais, il avait précisément reçu instruction de faire tout le contraire.

Après l’avoir violenté toute la nuit, l’agresseur, couché de tout son poids sur lui, avait soufflé son haleine de tombeau au visage de Charles. Avec ce murmure presque tendre :

— Demain, tu iras dire à tous tes employés que Popobawa t’a eu. Tu leur diras à quel point tu as aimé ça. Si tu ne le fais pas, je reviendrais te voir, toutes les nuits. Ce sera plus long, plus dur encore.

Puis il était parti. Il l’avait laissé là, comme un pantin disloqué, avec pour seule preuve de son passage le vieux tissu sale qu’il lui avait enfoncé dans la bouche pour pouvoir lui faire son affaire plus tranquillement, sans risquer l’intervention des voisins. Et les blessures, bien sûr. Charles le savait : son corps était souillé des stigmates de cette visite nocturne.

« Patron ! Patron ! »

Le cri d’inquiétude de Saad s’évanouit subitement. La porte resta béante, ouverte comme un œil écarquillé sur l’instantané du Blanc écartelé dans son lit, les draps et la fierté chiffonnés.

Charles n’avait plus le choix. Dans tous les cas, il était obligé d’avouer. D’avouer avoir été sodomisé par un homme, un Noir, ou de reconnaître avoir aimé ça.

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