Le téléphone du vent

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Otsuchi, département de Fukushima. Depuis la catastrophe, dix années ont passé.

C’est la fin de l’été. Les grillons chantent leur dernière danse. Au bout d’un jardin, un téléphone qui n’est relié à rien. La prise pend dans le vide, à l’extérieur de la cabine. On dirait le fil d’une marionnette coupé.

Assise sur un banc, Michiko fixe l’étrange cabine désaffectée. Elle hésite. La rumeur dit que ce téléphone met ceux qui ont perdu un proche en liaison directe avec l’autre monde.

Il y a quelqu’un dans la cabine, une dame âgée, en grande conversation anonyme avec le vent. C’est comme ça qu’on appelle le téléphone dans la région : le téléphone du vent.

Michiko l’observe du coin de l’œil, en essayant de ne pas être trop indiscrète. Mais la vieille dame ne fait pas attention à elle. Elle est toute à sa conversation, qui semble joyeuse et très animée. Comment peut-elle faire semblant à ce point ? Michiko ne croit pas aux fantômes. Elle ne pense pas que les défunts restent là, dans une brume éthérée, à tenter désespérément d’attraper les cheveux des vivants de leurs doigts glacés. Quand on est mort, c’est pour toujours. Seul le souvenir des gens nous fait perdurer.

Et pourtant, elle est ici aujourd’hui. Peut-être que cette démarche lui apportera de l’apaisement. Qu’a-t-elle à perdre ?

La dame s’est arrêtée de parler. Elle raccroche, reste un moment. Le temps de reprendre son souffle… Puis elle ouvre la porte vitrée et sort. Elle traverse le jardin envahi d’herbes et de cosmos sauvages. Bientôt, les roseaux de septembre remplaceront ces fleurs qui annoncent le retour imminent de l’automne. Derrière, en contrebas de la colline, la mer soupire son chant éternel, inexorable. Cette nappe froide et bleue qui mange les côtes, Michiko l’a en horreur. C’est elle qui lui a pris Koma.

En passant devant elle, la vieille dame lève et sourit. Un éclair de connivence, de compréhension intime. Je sais ce que tu ressens, a-t-elle l’air de dire. Je suis passée par là aussi. Vas-y, il t’attend.

Michiko attend que la dame ait disparu. Où ? Elle n’en sait rien. Derrière, il n’y a que la route. Pour venir, elle a pris un taxi directement de la gare. « Emmenez-moi au lieu dit Kaze no denwa, le téléphone du vent », a-t-elle indiqué au chauffeur. Il n’a montré aucune surprise. Michiko n’est pas la première.

Michiko se décide enfin. Elle se lève et marche vers la cabine de bois blanc, lentement. C’est une cabine ancienne, qui n’était déjà plus en service avant la catastrophe qui a fait de cette côte un cimetière.

Au début, Michiko se sent stupide. Elle n’ose pas y aller. Puis elle pousse la porte. Cette dernière s’ouvre sans un bruit. Ici, tout n’est que silence. Comment va-t-elle à réussir à le troubler ?

Ça y est. Michiko est devant le fameux téléphone. Une dernière fois, elle se retourne. S’y quelqu’un était là, elle sortirait pour lui laisser la place. Elle se sent incapable de parler toute seule devant témoin… mais il n’y a personne.

Le combiné attend. On dirait une farce, un jouet, une réplique pour les enfants. Cette cabine n’a probablement jamais été en service. Celui qui l’a installé là devait être un artiste, un genre de jardinier poète. Parfois, les gens font d’étranges choses.

Alors, Michiko décroche le téléphone. Elle compose le numéro. Celui de Koma, qui lui servait à rester en liaison avec ses parents en cas d’urgence. Celui qu’elle a appelé en vain ce jour-là. Celui qui, depuis dix ans, n’est plus attribué.

Michiko colle son oreille et attend. Évidemment, il ne se passe rien.

Elle se décide à parler. Tout doucement, pour ne pas troubler le doux bruissement du vent. Pour ne pas parler plus fort que la mer.

— Koma… Koma, murmure Michiko. C’est maman.

Silence. Elle s’y attendait, et pourtant elle est déjà en larmes.

À quoi ressemblerait son fils, aujourd’hui ? Elle a beau s’efforcer de l’imaginer, ce n’est qu’un petit garçon de huit ans qu’elle aperçoit.

Elle se sent stupide. Elle essuie ses pleurs, renifle.

— Si tu me voyais… dit-elle tout haut.

Et, à partir de là, les mots fusent. Ils coulent comme un robinet qu’on ouvre : d’abord goutte par goutte, puis comme un mince filet d’eau… qui se transforme en torrent.

— Koma… tu es bien, où tu es ? As-tu de nombreux amis ? Toutes ces enfants de la colonie… je sais que tu ne voulais pas y aller, juste avant la rentrée. Que tu avais peur d’avoir froid… Tu n’as pas froid, hein, dis ? Si tu as froid, j’irais t’apporter un bonnet, là-bas, au cimetière du souvenir… Je sais que tu es toujours dans l’eau, mais un bonnet, ça peut toujours te tenir chaud…

Michiko se remet à pleurer, plus bruyamment. Sa voix enfle.

— Koma… Je suis désolée. Je n’aurais pas dû te forcer. J’aurais dû te garder avec nous, annuler ce voyage égoïste… j’ai été une mauvaise mère. Vas-tu me pardonner ? Koma !

Elle s’écroule, en larmes. Cette fois, elle ne se préoccupe plus de savoir si on la voit ou pas.

— Koma ! Mon chéri…

L’image de son petit garçon emporté par le tsunami, de son corps flottant dans la mer, dévoré par les poissons… Elle a vu une émission à la télévision, une fois. Sur les noyés. Sur ce que leur corps devient dans l’eau.

— Réponds-moi, je t’en prie… Qu’est-ce que je peux faire ?

Comment la grand-mère a-t-elle pu rester aussi sereine, tout à l’heure ? Est-il possible qu’avec le temps, la souffrance s’estompe ? Qu’elle se transforme en souvenir plaisant, en conversation badine ?

Non. Pas avec ces morts-là. Et le rugissement qui retentit au bout du fil, de ce vide sans fond et surpeuplé de souffrance, le lui rappelle :

— Crève, salope !

Cette voix horrible, qui vient de nulle part et de partout à la fois, ce n’est pas celle d’un enfant de huit ans. Elle est rauque, fielleuse, dégoulinante de haine.

Michiko lâche le combiné. Le silence reprend. Choquée, la main sur la bouche et les yeux noirs de larmes souillées, elle regarde autour d’elle. Comme une fillette prise en faute, ou, plutôt, un animal sidéré, la nuit, sur une route isolée.

Le crépuscule, comme l’automne, s’annonce déjà. Lentement, elle sort de la cabine. Elle sait maintenant qu’elle s’est trompée : le téléphone du vent ne lui apportera aucun apaisement. Pas à elle. Koma n’est plus un petit garçon suppliant qu’on reste avec lui. C’est un spectre haineux, qui a continué à grandir, là-bas, au fond de la mer, parmi les miasmes visqueux et les poissons voraces. Jamais il ne lui pardonnera. Il lui en veut, et il l’attend.

Michiko marche vers cette mer qu’elle déteste.

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