Prologue:

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Prologue :

— Est-ce que tu t’es déjà demandé pourquoi nous en sommes arrivés jusqu’ici ? »

Eiv se tenait devant moi, notre enfant de quelques mois dans les bras, enveloppé d’un linge en lin rapiécé en de multiples endroits. Un sourire animait ma fossette sur la joue droite, si enivré de l’élan d’amour que je ressentais pour la vie en ce moment-là. Mais la question me parût décalée, et je lui répondis d’un ton ouvertement surpris :

— Que veux-tu dire ?

Puis faisant mine de comprendre, mon visage arbora alors ce haussement de sourcil et cette illumination des traits, forcée je vous l’accorde, mais propre à une déduction soudaine. Je continuai sur un ton où l’ironie perçait de manière évidente :

— Tu cherches à savoir pourquoi nous nous trouvons dans le salon au lieu du jardin ? Je croyais que l’on s’était mis d’accord pourtant… Après le déjeuner, c’est l’heure de la pause voyons !

— Non, non, Caleb, me répliqua-t-elle, par « ici »… Je veux parler de notre situation… Te souviens-tu seulement de nous, il y a… Combien de temps d’ailleurs ? Quatorze ans ? Quinze…

Plus aucune trace d’humour ne marquait mon visage, à présent teinté d’un air plus sombre d’où perlait une certaine nostalgie, mon ton en fît de même :

— Dix-sept ans. Dix-sept années se sont écoulées depuis ce jour, Eiv… Dix-sept. »

Son air enfantin, ses yeux bleus pétillants, ses lèvres roses un peu bleutées… Tout s’évanouit en un instant, elle savait, elle connaissait les enjeux de rappeler ce sujet, de seulement tenter de considérer tout ce qui s’était produit depuis ce jour. Pourtant l’esquisse d’un sourire marqua sa joue gauche, son regard se faisait sombre, mais plein d’un amour infini. Elle répondit d’une voix calme, posée et douce.

— Je sais…

Aucun autre mot ne fut prononcé, juste des regards, chargés de sens, témoins d’une connivence entre deux être qui dépassait de loin toute forme de communication, furent échangés. Un passé nous reliait, une aventure qui depuis dix-sept années nous accompagnait, nous guidait et nous confrontait à la réalité de la vie elle-même. Mais qu’était-ce que la vie ? Qu’était-ce donc que de vivre ? Un scientifique vous répondrait qu’il s’agit d’être un organisme, capable de se nourrir, de grandir et de se reproduire. Mais la question que je me posais ne concernait pas cet aspect d’analyse pragmatique, pourtant essentiel. Non, mon interrogation était plus de l’ordre philosophique, comment définir ce qui nous poussait à continuer, ce qui nous permettait d’affronter et de surpasser les nombreux obstacles que le chemin que l’on prenait se gardait de nous révéler avant qu’il ne fût trop tard. Quelle force était donc capable d’animer nos prunelles du feu qui nous enjoignait à vivre avec ardeur ?

Et qui pourrait recueillir cette réponse ? Qui serait donc capable de poser des mots sur ce phénomène ? Probablement personne, j’en avais peur. Le seul point commun, qui nous permettait à tous deux de nous comprendre, c’était le fait que nous l’expérimentions. En ce moment même, hier et, je l’espérais, encore demain. Car cette force était ce qui nous avait permis de reconstruire notre vie autour de nous, mais aussi de nous réparer, intérieurement. Il me semblait même, que d’aussi loin que je puisse m’en souvenir, cette force je l’avais toujours ressentie. Etait-ce celle qui quittait les yeux de ceux en qui le suicide était la dernière solution ? Etait-ce cette voix dans ma tête, qui m’incitait à prendre le chemin le plus salutaire, le plus adapté, celui qui me correspondait ?

Car oui, cela n’a pas de nom mais chacun de nous est porté dans sa vie, par ce qu’il est, au plus profond de lui-même.

Alors, à mesure que ma conscience s’éveillait, les yeux de ma compagne semblaient prendre de plus en plus d’importance dans l’espace, dans le temps. On dit souvent des yeux qu’ils sont le reflet de l’âme… A cet instant précis, cela me semblait un bien faible mot pour décrire le sentiment que j’éprouvais en scrutant son regard qui fixait le mien. Plus rien n’avait d’importance, plus rien si ce n’était ses yeux, ce qu’ils reflétaient… Un passé qui menaçait maintenant de me submerger. Les évènements qui menèrent à notre rencontre, comment mon amie, nouvelle à cette époque était par la suite devenue ce qu’elle était aujourd’hui, bien que notre relation se trouvait en constante évolution. Car rien ne dure, rien ne tient, la vie est portée par l’adaptation. De mon être, qui allait en s’amenuisant, les callosités durcissant mes mains et les rides sillonnant par endroits mon visage en étaient témoins. Mais, bien plus important et notable, mon esprit qui s’enrichissait, ma sensibilité qui s’accentuait, eux aussi étaient des marqueurs indéniables et nécessaires de cette évolution.

Ce furent ses pensées autant que les miennes qui coulèrent dans nos regards, sans aucun sens, sans échanges, synchronisées autour de la même, universelle émotion, à laquelle on ne peut rattacher de nom convaincant. Les souvenirs se confondaient en un seul même amalgame, lumineux et sombre, ne présentant aucun côté, juste un tout indifféré, qui nous englobait. Une pulsation semblait l’accompagner, le maintenir. Une pulsation qui ne devrait jamais s’éteindre avant que l’étincelle ne quitte à jamais et sans retour le siège de nos existences.

Le temps n’avait plus de sens dans ce sentiment d’éternité qui désormais ne laissait plus place à quoi que ce soit d’autre. Je ne ressentais plus le fauteuil d’osier tressé sur lequel je m’asseyais, pourtant si inconfortable, ni mes mains qui reposaient sur mes cuisses. Je n’entendais pas non plus le fracas du gros livre que j‘avais tenu jusqu’alors de ma main droite, mais qui avait glissé. Je ne sentais pas l’odeur de violette qui se répandait dans la pièce à vivre, elle fleurait d’une petite tasse en poterie de terre rouge, un liquide fumant s’y trouvait, mais bien sûr, je ne pouvais le voir…

Soudain, le nourrisson qui jusqu’à ce moment dormait paisiblement, poussa un de ces petits cris dont seuls ces petits ont le secret. Un bruit agaçant il faut le reconnaître, mais des parents ressentent le besoin de leur progéniture lorsqu’elle s’exprime. Notre fille avait faim, et digne d’elle-même, elle réclamait son dû. Le songe commun fût alors rompu.

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