Chapitre 2
Chapitre 2 :
On me tira de cette contemplation morbide lorsque que quelqu’un me donna un coup de coude dans les côtes. Sans même s’en rendre compte et s’excuser, la personne fila, sortant du magasin, un policier le suivant, son bras droit lui intimant la sortie. Je ne m’en étais guère aperçu mais de nombreux membres de la police remplissaient désormais la pièce, évacuant tous les civils, et prenant le relais sur les secouristes, si bien que l’endroit grouillait maintenant d’uniformes bleus. L’un d’eux se dirigeait d’ailleurs à grands pas vers moi et je lui fis un signe de la main, montrant que j’allais sortir, ne lui accordant qu’un bref regard. Je sortis alors de l’arrière-boutique.
Tout en passant l’embrasure de la porte, je ne pus m’empêcher de jeter un regard au cadavre que l’on drapait d’un sac mortuaire. C’était la première fois que j’expérimentais la mort de cette manière, évidente, au face à face. Cela n’avait rien à voir avec le chagrin, je ne connaissais pas cette femme, je ne l’avait vu vivante que de profil quelques minutes auparavant. Non, ce qui maintenant emplissait mon être c’était du vide. J’avais vu un corps réduit à sa simple présence matérielle. Un amas de matière inanimé déjà vidé de toutes intensions, de tous sentiments. Un enveloppe remplie du vide le plus dense, qui avait happée de mon être toutes émotions, et désormais, j’en étais devenu tout aussi vide.
C’est donc sans me poser de questions que je sortis du bâtiment. Les alentours étaient bondés, partout où le trottoir ou la route n’étaient pas occupés, de nombreuses personnes se pressaient, scrutant les clients du supermarché qui, tout comme moi, sortaient du magasin. Dans leurs yeux se lisait de la curiosité, un intérêt totalement inapproprié, pressant et mal placé. Ils nous bloquaient le passage, posant des questions à tous ceux qui tentaient de sortir de la barrière de corps qu’ils formaient. « C’est cette caissière, non ? » demandaient certains d’entre eux. « Elle est morte ? » s’assuraient d’autres membres de notre cortège. Ces questions qu’ils nous assénaient, je les prenais personnellement, comme si elles n’étaient adressées qu’à moi, pour autant, je n’y répondais pas. Je traçais ma route sans m’arrêter, jouant du coude pour m’extirper de cette atmosphère étouffante qui mettait mes nerfs et ma patience à rude épreuve.
Quand enfin je sortis de cette enceinte de corps, pressés entre eux par la curiosité, ce fut un véritable soulagement et je pris une grande inspiration. Mais ce répit fut, malheureusement, de courte durée. Je me trouvais dans le coin de la rue, dans un carrefour où quatre routes se croisaient. Face à moi, un bébé dans une poussette hurlait toute sa frustration à sa mère, agenouillée et désespérée, elle tentait de le faire taire. Il me fallait continuer tout droit afin de rentrer chez moi, et je faisais un premier pas sur le passage piéton, prenant garde à poser le pied sur une bande blanche. Mais à ce moment un bruit strident attira mon attention. Une voiture de petite taille, noire et au profil élancé, roulait à toute vitesse, à contre-sens dans la rue qui se trouvait à ma droite. Le bruit était celui de son klaxon, qui ne semblait vouloir s’arrêter. Par réflexe je me reculai, rapidement afin d’éviter le véhicule qui grâce à sa vitesse élevée se trouvait déjà à quelques mètres de moi. Je pus alors apercevoir le conducteur, sa tête couchée sur le volant de sa voiture, appuyant constamment sur le klaxon. Il ne faisait aucun mouvement et aucune main ne tenait le volant. Sa trajectoire était d’ailleurs en diagonale par rapport à la route. Quand la voiture dépassa le feu du carrefour, rouge à ce moment, sa roue gauche commença à empiéter sur le trottoir opposé à la voie de droite. Elle percuta alors de plein fouet un lampadaire métallique, qui se dressait ici de tout son haut, avec une certaine arrogance face au véhicule qui venait s’écraser à son pied. Dans un grand fracas, la voiture subit le choc en se retrouvant expulsée sur son flanc, se retournant par la même. Elle se finit alors plusieurs mètres au loin, les roue exposées au ciel duquel tombait les premières gouttes de pluie, l’orage éclatant enfin. Tous les piétons qui jusqu’à maintenant s’étaient intéressés à l’incident du supermarché se retournèrent, bouches bée. Tous, ou presque, car un homme, un peu à l’écart, gisait au sol, ses yeux révulsés.
D’après la vague de corps s’écartant qui suivit, une autre personne s’était écroulée dans le troupeau d’humains maintenant hurlant. Aucune paroles articulées ne furent prononcées, ces curieux n’en eurent guère le temps, à droite à gauche, des personnes tombaient partout.
C’est un véritable chaos qui s’installait à mesure que le temps passait. Partout autour de moi de nouvelles personnes étaient touchées par la vague mortelle. Des silhouettes sans distinctions qu’elles soient élancées, disgracieuses, petites ou grandes, tombaient au fur et à mesure. Et cela semblait augmenter de manière exponentielle. Si au début la foule, toujours située proche du supermarché, avait un aspect étoffé, tremblant d’animosité, elle se trouvait maintenant dépouillée de toutes parts, de sortes que de petites clairières entre les corps se tenant encore debout, tous tremblants, tels des arbres ébranlés par une tempête, permettaient de deviner les endroits où l’on trouvait ceux qui désormais gisaient au sol.
Dans le carrefour, la circulation s’était densifiée, de nombreux véhicules de toutes sortes, voitures et camions s’arrêtaient les uns derrières les autres, certains, persuadés des mètres auparavant qu’il s’agissait du feu de circulation, devaient se résigner à freiner avec violence, faisant crisser leurs pneus, dans un bruit atroce pour les oreilles. Mais ce bruit aigu et désagréable, ne faisait qu’ajouter à la confusion générale, se mêlant aux cris d’effrois des passants encore debout, éplorés et impuissants, face à des proches ou de simples inconnus désormais hors de portée. La mort continuait de frapper avec autant de soudaineté. Là un cycliste, alors qu’il s’apprêtait à doubler la file qui n’en finissait plus de véhicules klaxonnant, s’écroulait sur une femme qui regardait dans le vide, éperdue, un homme jonché à ses pieds. Peu loin de moi, de l’autre côté du passage piéton, la mère qui auparavant tentait désespérément de faire taire son enfant trop bruyant, l’avait arraché de sa poussette le secouant doucement pour tenter de ramener de serait-ce qu’un balbutiement dans les lèvres de l’être chéri. Quand enfin elle se résigna, le rapprochant de son corps, positionnant sa tête tout contre sa joue gauche, elle s’écroula à son tour.
Je ne pouvais faire un seul mouvement, ni même penser correctement, comme si une coulée de goudron m’avait embourbée, mon corps ne semblait plus vouloir répondre au moindre petit ordre de mon esprit. Ce dernier n’en avait d’ailleurs pas la volonté, un bourdonnement incessant brouillait toutes les possibles considérations et décisions que j’aurais pu prendre en ce moment, il ne pouvait dépasser le stade de la formulation intérieure. Seule ma tête était toujours douée de mouvement, regardant de gauche à droite avec régularité, observant ces êtres qui tout autour s’abattaient pour toujours. Et parmi toutes les considérations formulées, parmi cette tempête d’horreur et d’incompréhension, une question revenait dès que je captais la chute d’un corps. A quand mon tour ?
Une question qui apparemment n’appelait à aucune réponse tant la déferlante de mort paraissait s’appliquer de manière aléatoire. Et nul n’en réchappait, une fois que les yeux s’étaient révulsés, laissant paraître un blanc veiné de toutes parts, le corps tombait, irrévocablement et personne, jusqu’à maintenant ne s’en été relevé. Que cela soit la mère de l’autre côté du passage piéton, ou bien l’homme à l’arrière de l’endroit où se trouvait la foule. Tous fixés, pétrifiés pour l’éternité.
Sans aucune cible précise, tous pouvait être touchés, tout autant ceux qui comme moi se retrouvaient pétrifiés par l’effroi, que ceux qui couraient résolument et désespérément vers un salut hypothétique. Car, oui, toujours immobilisé, j’observais au-devant, tout un quartier se vider de la clameur de ses occupants. Bientôt, seuls nos cadavres subsisteraient, seuls un ramassis de chair se retrouverait ici, pourrissante, indistinctement rassemblée en un endroit des plus ironiques, un endroit où quelques minutes auparavant, la vie s’épanouissait.
Une lumière vint soudain illuminer mon regard, si aveuglante elle était que je ne pouvais plus rien voir d’autre, mes yeux ne me répondaient d’ailleurs plus, mes paupières étaient comme collées aux arcades sourcilières, et je ne sentais que mes globes oculaires, cuisants de douleur. Tous mes sens se trouvèrent obstrués, je ne pouvais plus me laisser happer par l’infâme senteur de la terreur, et même la pluie battante sur la peau dénudée de mes bras, et sur mes cheveux au peigne coiffés, ne se heurtait qu’à un profond silence, celui de la mort semblait-il car mon cœur ne battait plus. La lumière se faisait de plus en plus intense, je ressentais la désagréable impression d’avoir été transféré dans un endroit bien plus grand, ou ma propre personne ne valait pas mieux qu’une poussière, une poussière menacée d’être aspirée dans un gouffre plus béant encore. Mais au travers de cet univers d’une blancheur éclatante, qui remplaçait tout autre stimulus, une image fit son apparition à la limite de ma conscience, je ne pouvais que vaguement me figurer les contours de ce soudain bouleversement dans le morbide équilibre qui pesait sur moi. Cette image éveillait quelque chose en moi, les pulsations vibrantes de mon palpitant reprirent doucement. Alors, je me concentrais sur ce flash, sur cette image qui se manifestait dorénavant sous la forme d’une émotion, si forte que mon cœur battit avec de plus en plus de fougue, envahit de cette impression, réchauffé par cette émotion.
Peu à peu, je refaisais surface, d’un dernier effort dans cette abstraction salutaire, la lumière quitta peu à peu mes yeux. Et, détails après détails, un monde dévasté se révéla alors à ma vision. Partout autour de moi, les cadavres jonchaient le sol, éparpillés par les courses folles que certains s’étaient fixés, désespérés qu’ils fussent d’échapper à leur ultime expérience. Le silence s’était abattu sur le carrefour, dorénavant englobé de cette atmosphère poisseuse et oppressante de la mort. Plus un mouvement ne venait troubler la quiétude des lieux. Un véritable calme après la tempête. Pourtant, la pluie tombait toujours, révélant l’odeur entêtante mais piquante du goudron chauffé. Cette senteur m’éveilla alors brusquement, et seulement je réalisai. Le sentiment le plus profond qu’un être humain puisse ressentir, mélange de nostalgie face à ce qui pourrait être, et d’une véritable tristesse, embuée de colère, m’appelait à lui. Un vide infini avait précipitamment empli mon être, qui déjà se morfondait de son destin. J’étais seul.

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