Chapitre 1 : Le troupeau (Partie 1)
« Par la glorieuse providence et la main divine d'Arav, vous, ainsi que vingt-cinq pour cent de votre village, avez été choisis pour rejoindre la Cohorte, au sein des rangs du Secteur Mercur.
C'est un honneur, un appel sacré.
Dès cet instant, votre existence s'élève. Vous servez le régent de toutes les terres d'Asion, l'Empereur Thàrss, protecteur de notre peuple et fléau de nos ennemis. Soyez reconnaissants et louez votre destin, car votre vie prend un nouveau sens : marcher aux côtés des milliers d'autres comme vous, combattre avec vaillance, mourir avec bravoure si Arav l'ordonne.
Pour la grandeur de notre empire.
Par la bataille, vous vivrez à jamais.
Par la mort, vous atteindrez l'éternité. »
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Ici, la vie vaut à peine un crachat dans la poussière. Je suis entré dans la Cohorte comme on entre dans une tombe : sans illusion, et sans espoir. Une recrue parmi tant d'autres, rassemblées dans ce désert de cendres. Là où même les forts finissent par crever.
Le soleil frappait durement sur nos têtes. Je venais d’un endroit où le froid vous glaçait jusqu’à l’os, alors cette chaleur oppressante, c’était presque une nouveauté. Cela ne rendait pas les choses plus supportables. Non. Rien ne l’aurait fait, après tout.
J'étais né dans une ville où la misère avait gravé des rides profondes sur les visages des vivants, et les morts, eux, étaient déjà tombés dans l'oubli. Mes parents ? Des anonymes parmi tant d’autres, emportés par des conditions de vie désastreuses bien avant que je ne puisse vraiment comprendre ce qu’était une famille. Ça m’a laissé avec la certitude que la vie est un amas de mauvais choix et des pires conséquences.
C’est probablement pour cela que j’ai fini ici, enrôlé de force dans cette farce militaire qu’ils appellent la Cohorte… Ce regroupement de bêtes et d’hommes fatigués, cette armée itinérante qui survit par la violence. Moi, je n’y croyais pas. Mais quand vous voyez cette horde de buffles titanesques se déployer sur la plaine, traînant chariots et voiles de fortune… Là, ça devient plus réel. C’est là que vous comprenez que vous êtes pris dans l’engrenage.
On avait marché des jours, le sol sec soulevait une poussière irritante à chaque pas. Un cadre parfait pour vous briser avant même que la guerre ait une chance de le faire. Rien ne nous était dit, nous étions juste un troupeau traîné à travers des terres désolées. Personne ne parlait. Il y avait trop de fatigue, trop de poussière, trop de questions sans réponse. Les visages étaient tendus, les regards méfiants, à l’affût du moindre signe de danger. L'incertitude et le doute nous gagnaient. L'angoisse aussi, ça nous étouffait plus sûrement que la faim ou la soif. Peut-être que c’était ça, l’enseignement : marche ou crève. Et visiblement, ça rentrait bien dans nos caboches.
Alors que nous nous trouvions au milieu de nulle part, un cor retentit. Le Jagün, chef de notre Bataillon, donna un ordre, immédiatement relayé, et la centaine d’hommes sous son commandement s’arrêta pour monter un campement. Nous pouvions voir tout autour de nous les autres Bataillons faire de même. Au total, un millier d’hommes s’affairait sur la vaste plaine.
C’était méthodique, précis. Les chariots étaient disposés en cercle, les animaux regroupés. Les tentes surgissaient du sol comme des champignons après la pluie et des feux commençaient à illuminer l’étendue sauvage qui nous entourait. Je dois dire que c’était là un spectacle impressionnant. Un ballet étrange auquel je n’avais jamais pu assister. J’en avais entendu parler, certes, mais voir ça de mes propres yeux, c’était quand même quelque chose. Ce qui me semblait être une horde désorganisée était en fait une machine bien huilée.
Le lendemain, on nous rassembla sur un terrain poussiéreux, sous l’œil inquisiteur d'instructeurs endurcis par la guerre. On m'avait aligné avec une cinquantaine d'autres bleus. Autour de nous, les anciens de la Cohorte nous scrutaient comme des charognards attendant qu'un Aöroch s'effondre. Ces hommes-là... ils avaient tout vu. Les luttes contre les autres peuples, les embuscades dans les montagnes cendreuses, les tempêtes qui prennent une vie aussi vite que les combats. Et sûrement tout un tas de dangers dont on ignorait encore l’existence. Nous, on était juste de la chair fraîche, des outils voués à l’abattoir. Ils savaient qu'à la première défaillance, ils nous jetteraient comme des carcasses.
Celui qui commandait notre triste troupe, le Jagün, était responsable d’un Bataillon ; cent soldats, eux-mêmes répartis en dizaines. Une Décade qu’ils appellent ça.
Le Jagün, cette brute épaisse aux dents serrées par la rage, aboyait des ordres sans un brin de respect. Mais pourquoi aurait-il dû en avoir ?
─ Thàrss, saluez ! cria l'officier.
À son ordre, les soldats de son Bataillon se frappèrent la poitrine au diapason. Ils glissèrent ensuite deux doigts sous leur œil, comme pour essuyer une larme imaginaire qu'ils jetèrent au sol d'un geste vif du bras, avant de hurler d’une seule voix : « Thàrss ».
Tout autour de nous, le cri des cent hommes résonna tel un grondement faisant vibrer mon corps. Ils étaient fiers, droits et redoutables. Mais moi, ce que je voyais, c'était de bons chiens bien dressés.
Le Jagün, satisfait par cette démonstration d'obéissance, esquissa un maigre sourire qui dévoila ses dents jaunies. Il jeta sur nous un regard dédaigneux. Je sentais que je n'allais pas l’apprécier, cette ordure.
─ Écoutez morveux ! Vous êtes dans un Bataillon du Secteur Mercur. Une fraction d’une fraction de la Cohorte Cadette. Dix mille hommes. Un Secteur en contient mille, un Bataillon, cent, et une Décade, dix. Dix hommes, dix vies… Un grain de poussière…
Il toussota et, las, claqua des doigts avant de grommeler :
─ À vous, Arban.
Dès qu’il prononça ce mot, neuf soldats frappèrent leur poitrine et sortirent des rangs. L’un d’eux prit la parole d’une voix rauque.
─ Une Décade, c’est simple, dit-il. Cinq bêtes ; trois Aörochs, deux Truches, et un chariot. Le nécessaire à la survie des dix. Parmi eux, un Arban, choisi pour diriger et défendre ce nécessaire, ou… vous mener à la tombe. Rien de plus, rien de moins.
Et il rigolait, comme si c’était censé nous rassurer.
Les Décades étaient supposées fonctionner comme des escouades autonomes au sein d’un Bataillon. Une équipe souple, qui bouge comme un seul corps. Mais ça ressemblait plus à des cercueils ambulants qu’à des unités de combat si vous voulez mon avis.
Il continua avec cette assurance qui m’irritait déjà. Avec cette voix pleine de certitudes. De ce genre de certitudes qu’on ne peut avoir qu’en regardant les choses de haut, de loin, sans jamais foutre les mains dedans. Je l’écoutais d’une oreille. Pas que ça m’intéressait, mais ne pas écouter, c’est le genre de connerie qui peut te retomber dessus.
─ Tu t’attaches à ton animal, tu dors avec lui, tu manges ce qu’il te fournit. C’est ton moyen de transport et ta ressource la plus précieuse. S’il crève, tu tarderas pas à le rejoindre.
Je comprenais assez vite que ces animaux étaient tout pour la Cohorte. Sans eux, on ne serait rien d’autre qu’une bande de sauvages errant à travers ce qu’il reste du monde.
─ Et tes camarades ? demanda timidement un homme aligné tout comme moi.
─ Même chose… Tu dors avec eux, vis avec eux et quand le moment arrive, tu meurs à leurs côtés.
Autour de moi, certaines recrues avaient des étoiles dans les yeux. Faut dire que la Cohorte, ça en faisait rêver un paquet. On avait tous un jour bandé sur leurs exploits, leurs récits. Et ailleurs la misère était telle que... Je savais bien à quoi ils pensaient les autres : une chance de fuir la merde dans laquelle ils étaient nés, de découvrir le monde au-delà de leur trou paumé, ou à la gloire qu'ils croyaient glaner ici. Des gamins naïfs. La gloire, c’est une saloperie qui se fane au premier coup de lame. Moi, je sentais déjà que tout ça finirait mal.
Le type nous expliqua plus en détail l'organisation de la Cohorte. Les informations continuèrent à tomber, à s’aligner comme des pierres tombales. Au final, la règle était simple : tu vis pour ta Décade, tu meurs pour elle.
─ Ici, on n'a pas de place pour les faibles. On dépend tous de nos frères et sœurs d'armes. Si un faiblit, les autres y passent, avait repris un Arban.
Il posa un regard distant sur les chariots qui formaient le campement.
─ Regardez autour de vous. Chaque détail des tentes, des animaux, jusqu'aux insignes sur nos voiles, raconte une histoire plus ancienne que nous tous. La Cohorte n’est pas seulement une armée, c’est un monde en soi. Un héritage, une communauté, une civilisation.
Je réprimai un rire sans joie. Une civilisation bâtie sur des cadavres ambulants.
Un silence s’était installé, les recrues pendues à ses lèvres. Il savait parler le bougre.
─ Ce monde, il a changé après la Chute. Nous ne l’avons jamais connu avant. Mais nous savons. Nous savons que les villes sont tombées, les technologies se sont éteintes et les hommes sont morts par millions.
Par millions…
Qu'est ce que ça pouvait bien représenter, ne serait-ce qu'un million ? Ma pensée s'évapora devant l'immensité inconcevable de ce nombre.
─ Aujourd'hui, reprit-il, ce qui reste de l’ancien monde, c'est une poignée de ruines et des légendes. Mais nous, la Cohorte, nous avons trouvé une autre voie. Nous ne bâtissons pas de cités. Nous voyageons, nous combattons, et nous vivons des Aörochs qui sont notre richesse et notre force.
“Nous ci, nous ça, nous, nous nous…” parle pour toi… Il commençait à me gonfler.
L’homme ferma les paupières et prit une grande inspiration. Sa mine, usée, était marquée de rides et de cicatrices ça et là. Soudain, il écarta les bras, comme s’il voulait enlacer le monde. Il expira avec vigueur, un son rauque, court et puissant. Puis ses traits se détendirent, s’effacèrent presque un instant, et une sorte de sourire tordit son visage.
─ Nous sommes libres. Nous survivons là où d'autres se sont effondrés. Pour cela, nous suivons des règles strictes et une organisation rigoureuse.
Stricte et rigoureux, je veux bien le croire, mais… libres ? Mon cul.
Tour à tour, les neufs Arban nous martelèrent leur propagande, expliquèrent maladroitement leur mode de fonctionnement que je n'essayais même pas d’assimiler.
─ Chaque soldat doit maîtriser son rôle. Mais ne vous faites pas d’illusions. La Cohorte n’a qu’une seule loi : la survie du groupe avant tout. Vous, vous êtes remplaçable.
Rien de surprenant si vous voulez mon avis. Les autres recrues se zieutaient, personne n’osait parler.
─ C’est bien, vous apprenez vite ! claironna un officier avec un sourire de satisfaction. Vous avez déjà vu des Décades passer ? Chaque homme, chaque femme, chaque animal a son rôle. Vous faites pas partie de l’élite, pas encore, peut-être même jamais. Vous êtes ici pour porter des armes, suer sous le soleil, dormir à même la poussière. Suivez vos supérieurs sans poser de questions, parce que dehors, les questions elles vous tuent plus vite que les lames.
Silence pesant. Bon sang qu’il était déprimant celui-là. Et voilà qu’il continue.
─ Tu sais pourquoi on fait ça ? demanda-t-il, en plongeant ses yeux pleins de défi dans ceux d’une pauvre bleusaille.
Le gamin fixa le sol et l’homme reprit son monologue.
─ Pourquoi on se bat ? Pourquoi on s'entraîne comme des bêtes ?
Il n’attendait aucune réponse. Je crois qu’il aimait simplement s’écouter parler.
─ On se bat parce qu'on n'a pas le choix, morveux. Parce que l’ennemi est partout, la paix c'est un foutu rêve du passé, et la survie, c’est tout ce qui compte. Vous apprendrez vite, comme nous tous.
Il parlait encore, mais je n’écoutais plus. J’avais compris l’essentiel : on n'était que des pions. Remplaçables. La Cohorte n'est pas noble. C’est une machine de guerre, tout est hiérarchisé, tout est calculé. Chaque homme a une place, chaque animal une fonction. Mais s’il y a une chose qui ne se calcule pas c’est bien la mort. Elle frappe sans prévenir. Et ici, dans la Cohorte, elle frappe souvent.
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