Chapitre 1 : Le troupeau (Partie 1)

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 Ici, la vie vaut à peine un crachat dans la poussière. Je suis entré dans la Cohorte comme on entre dans une tombe : sans illusion et sans espoir. Une recrue parmi tant d’autres rassemblées dans ce désert de cendres. Là où même les forts finissent par crever.

 Le soleil frappait durement sur nos têtes. Un poids brûlant qui m’écrasait la colonne. Dans mon village, le froid vous glaçait jusqu’à l’os, alors cette chaleur oppressante c’était presque une nouveauté.

 On avait marché des jours, le sol sec me faisait cracher une poussière qui irritait la gorge. Une lente torture, un avant-goût de la mort. Le cadre parfait pour nous briser avant même que la guerre ait une chance de le faire. J’observais le troupeau de damnés que nous étions, traîné à travers des terres désolées. Nos pas résonnaient, mais le silence qui régnait parmi nous était assourdissant. On avançait, sans savoir où ni pourquoi. Trop de fatigue, trop de cendre, trop de questions sans réponses. Je voyais l’espoir s’éteindre dans les regards, pas-à-pas remplacé par l’épuisement qui se gravait sur les visages crevassés. Tension, méfiance, tous étaient à l’affût du moindre signe de danger. L’incertitude et le doute nous gagnaient. Ça nous étouffait plus sûrement que la faim ou la soif. Peut-être que c’était ça la première leçon : marche ou crève. Et visiblement, ça rentrait bien dans nos caboches.

 La vie, j’avais appris très tôt que c’était un amas de mauvais choix et des pires conséquences. Une partie de dés à laquelle on ne gagnait jamais.

 Pourtant, j’avais joué. Et malgré mes précautions, j’avais fini ici. Enrôlé de force dans cette farce militaire qu’ils appellent la Cohorte… Ce bras armé, fer-de-lance et fier protecteur de l’Empire. Un regroupement de bêtes et d’hommes fatigués, une armée itinérante qui survit par la violence. Rien de plus.

 Puis, j’ai vu la horde.

 Au loin, une ligne sombre s’étendait. Mon regard erra sur cette colonne sans fin. Des buffles titanesques, plus hauts qu’un homme, chevauchés par des guerriers qui semblaient minuscules. Ils traînaient des chariots massifs sous des voiles de fortune… À cet instant précis, la Cohorte n’était plus une idée lointaine. Elle devenait réelle. C’était la preuve que j’étais là pour de bon, une petite pièce de chair et d’os dans le ventre de cette bête géante. C’est là que j’ai compris que j’étais pris dans l’engrenage.

 Un cri.

 Un cor retentit. La marche s’arrêta.

 Un homme aux traits durs, le Jagün de notre Bataillon, hurla un ordre immédiatement relayé. La centaine de guerriers sous son commandement s’affaira pour monter le campement. Je pouvais voir tout autour de nous les autres Bataillons faire de même. Au total, un millier d’âmes s’activaient sur la vaste plaine.

 C’était méthodique, précis. Les chariots furent disposés en cercle, les animaux regroupés. Les tentes surgirent du sol comme des champignons après la pluie et des feux commencèrent à scintiller dans l’étendue sauvage. Je dois dire que c’était là un spectacle impressionnant. Un ballet étrange auquel je n’avais jamais assisté. J’en avais entendu parler, certes, mais voir ça de mes propres yeux c’était quand même quelque chose. Ce qui me semblait être une horde désorganisée était en fait une machine bien huilée.

 Le lendemain, on nous rassembla sur un terrain poussiéreux. Le soleil cognait dur sur ma nuque. Je sentais la sueur couler, une rivière salée qui me piquait les yeux. Une sensation moite et spongieuse sous mon gilet rapiécé. On m’avait aligné avec une cinquantaine d’autres bleus. Autour de nous, lames à la taille, arcs à l’épaule, les anciens de la Cohorte nous scrutaient.

 Un instant, je me suis perdu dans l’observation de leur équipement. Il n’y avait pas d’uniforme. Chaque soldat portait ce qu’il avait pu se procurer. Certains avaient des protections en cuir ou en plastique usé : des dorsales, des genouillères et des coudières qui évoquaient des vestiges d’un autre monde. D’autres avaient ajouté des plaques de métal de fortune, comme des écussons improvisés sur le torse ou des épaulettes rouillées. Les plus démunis portaient des vêtements tressés, simples et fragiles, qui ne semblaient offrir aucune vraie protection. On nous avait dit que la Cohorte nous fournirait le nécessaire, mais à voir ces hommes, je savais que le nécessaire, on le récupérait sur les morts, ou on le fabriquait soi-même. Un minimum pour survivre, rien de plus. On rentrait dans la Cohorte avec le peu qu’on possédait, et on se construisait à partir des restes. C’était l’ordre des choses.

 Ces hommes avaient survécu à des dangers dont on ignorait encore l’existence. Et leurs visages, tailladés par les cicatrices et le vent, étaient les cartes d’un monde qu’ils avaient arpenté. Ils nous observaient comme des charognards attendant qu’un Aöroch s’effondre. Je sentais que nous n’étions que de la chair fraîche, des outils voués à l’abattoir et qu’à la première défaillance, ils nous jetteraient comme des carcasses.

 Le Jagün, cette brute épaisse aux dents serrées par la rage, aboyait des ordres sans un brin de respect. Et je me demandais pourquoi il aurait dû en avoir.

 ─ Thàrss, saluez ! cria l’officier.

 À son ordre, les soldats de son Bataillon se frappèrent la poitrine au diapason. Ils glissèrent ensuite deux doigts sous leur œil, comme pour essuyer une larme imaginaire qu’ils jetèrent au sol d’un geste vif du bras, avant de hurler d’une seule voix : « Thàrss ».

 Tout autour de nous, le cri des cent hommes résonna tel un grondement faisant vibrer mon corps. Ils se sentaient fiers et redoutables. Et moi, dans leur suffisance, je ne voyais que de bons chiens bien dressés.

 Le Jagün, satisfait par cette démonstration d’obéissance, esquissa un maigre sourire qui dévoila ses dents jaunies. Puis il jeta sur nous un regard dédaigneux en réajustant son mantelet marron. Je sentais que je n’allais pas l’apprécier, cette ordure.

 ─ Écoutez morveux ! Vous êtes dans un Bataillon du Secteur Mercur. Une fraction d’une fraction de la Cohorte Cadette. Dix mille hommes. Un Secteur en contient mille, un Bataillon, cent, et une Décade, dix. Dix hommes, dix vies… Un grain de poussière…

 Il toussota et, las, claqua des doigts avant de grommeler :

 ─ À vous, Arbans.

 Dès qu’il prononça ce mot, neuf soldats frappèrent leur plastron et sortirent des rangs. L’un d’eux, le plus âgé, prit la parole, appuyé sur une lance solidement fichée dans le sol.

 ─ Une Décade, c’est simple, dit-il. C’est une équipe souple qui bouge comme un seul corps. Une escouade autonome au sein d’un Bataillon. Et qui dit autonomie, dit animaux. Cinq : trois Aörochs, deux Truches, et un chariot. Le nécessaire à la survie des dix. Parmi eux, un Arban, choisi pour diriger et défendre ce nécessaire, ou… vous mener à la tombe. Rien de plus, rien de moins.

 Et il rigola, d’un rire qui sonnait comme des graviers sous une botte.

 Ça ressemblait plus à des cercueils ambulants qu’à des unités de combat.

 Il continua avec cette assurance qui m’irritait déjà. Avec cette voix pleine de certitudes. De ce genre de certitudes qu’on ne peut avoir qu’en regardant les choses de haut, de loin, sans jamais foutre les mains dedans. Je l’écoutais d’une oreille. Pas que ça m’intéressait, mais ne pas écouter, c’est le genre de connerie qui peut te retomber dessus.

 ─ Tu t’attaches à ton animal, tu dors avec lui, tu manges ce qu’il te fournit. C’est ton moyen de transport et ta ressource la plus précieuse. S’il crève, tu tarderas pas à le rejoindre.

 ─ Et tes camarades ? demanda timidement un homme dans ma rangée.

 L’Arban retira sa lance du sol et la pointa vigoureusement dans notre direction.

 ─ Même chose… Tu dors avec eux, vis avec eux et quand le moment arrive, tu meurs à leurs côtés.

 Certaines recrues avaient des étoiles dans les yeux. Fallait dire que la Cohorte, ça en faisait rêver un paquet. On avait tous un jour bandé sur leurs exploits, leurs récits. Et ailleurs la misère était telle que... Je savais bien à quoi ils pensaient les autres : une chance de fuir la merde dans laquelle ils étaient nés, de découvrir le monde au-delà de leur trou paumé, ou à la gloire qu’ils croyaient glaner ici. Des gamins naïfs. La gloire : une saloperie qui se fane au premier coup de lame. Moi, je sentais déjà que tout ça finirait mal.

 Le type nous expliqua plus en détail l’organisation de la Cohorte. Les informations continuèrent à tomber, à s’aligner comme des pierres tombales. Au final, la règle restait simple : tu vis pour ta Décade, tu meurs pour elle.

 ─ Ici, on n’a pas de place pour les faibles. On dépend tous de nos frères et sœurs d’armes. Si l’un faiblit, les autres y passent, avait repris un deuxième Arban.

 Il posa un regard distant sur les chariots qui formaient le campement.

 ─ Regardez autour de vous. Chaque détail des tentes, des animaux, jusqu’aux insignes sur nos voiles, raconte une histoire plus ancienne que nous tous. La Cohorte n’est pas seulement une armée, c’est un monde en soi. Un héritage, une communauté. Une civilisation.

 Je réprimai un rire sans joie. Une civilisation bâtie sur des cadavres ambulants.

 L’homme porta son outre à sa bouche et bu de longues lampées avant de la raccrocher à sa ceinture. Un silence s’était installé, les recrues pendues à ses lèvres. Il savait y faire, le bougre.

 ─ Ce monde, il a changé après la Chute. Nous ne l’avons jamais connu avant. Mais nous savons. Nous savons que les villes sont tombées, les technologies se sont éteintes et les hommes sont morts par millions.

 Par millions…

 Qu’est-ce que ça pouvait bien représenter, ne serait-ce qu’un million ? Ma pensée s’évapora devant l’immensité inconcevable de ce nombre.

 ─ Aujourd’hui, reprit-il, ce qui reste de l’Ancien Monde, c’est une poignée de ruines et des légendes. Mais nous, la Cohorte, nous avons trouvé une autre voie. Nous ne bâtissons pas de cités. Nous voyageons, nous combattons, et nous vivons des Aörochs qui sont notre richesse et notre force.

 « Nous ci, nous ça, nous, nous nous… » parle pour toi… Il commençait à me gonfler.

 L’homme ferma les paupières et prit une grande inspiration. Sa mine, usée, était marquée de nombreux plis. Soudain, il écarta les bras, comme s’il voulait enlacer le monde. Il expira avec vigueur, un son rauque, court et puissant. Puis ses traits se détendirent, s’effacèrent presque un instant, et une sorte de sourire tordit son visage.

 ─ Nous sommes libres. Nous survivons là où d’autres se sont effondrés. Pour cela, nous suivons des règles strictes et une organisation rigoureuse.

 Stricte et rigoureux, je veux bien le croire, mais… libres ? Mon cul.

 Tour à tour, les neuf Arbans nous martelèrent de leur propagande. Ils expliquaient maladroitement leur mode de fonctionnement que je n’essayais même pas d’assimiler.

 ─ Chaque soldat doit maîtriser son rôle. Mais ne vous faites pas d’illusions. La Cohorte n’a qu’une seule loi : la survie du groupe avant tout. Vous, vous êtes remplaçable, avait conclu le huitième Arban.

 Rien de surprenant. Les autres recrues se zieutaient, personne n’osait parler.

 ─ C’est bien, vous apprenez vite ! claironna le dernier officier avec un sourire de satisfaction. Vous avez déjà vu des Décades passer ? Chaque homme, chaque femme, chaque animal a son rôle. Vous faites pas partie de l’élite, pas encore, peut-être même jamais. Vous êtes ici pour porter des armes, suer sous le soleil, dormir à même la poussière. Suivez vos supérieurs sans poser de questions, parce qu’ici, les questions elles vous tuent plus vite que les lames.

 Silence pesant. Bon sang qu’il me déprimait celui-là. Et voilà qu’il continue.

 ─ Tu sais pourquoi on fait ça ? demanda-t-il, en plongeant ses yeux pleins de défi dans ceux d’une pauvre bleusaille.

 Le gamin fixa le sol et l’homme reprit son monologue.

 ─ Pourquoi on se bat ? Pourquoi on s’entraîne comme des bêtes ?

 Il n’attendait aucune réponse. Je crois qu’il aimait simplement s’écouter parler.

 ─ On se bat parce qu’on n’a pas le choix, morveux. Parce que l’ennemi est partout, la paix c’est un foutu rêve du passé, et la survie, c’est tout ce qui compte. Vous apprendrez vite, comme nous tous.

 La seule chose qui comptait, c’était la survie. Et le prix à payer était la mort de tout ce qui nous rendait humains. Il parlait encore, mais je n’écoutais plus. J’avais compris l’essentiel : on n’était que des pions. Dans cette machine de guerre, tout était hiérarchisé, tout était calculé. Chaque homme avait une place, chaque animal une fonction. Mais s’il y avait bien une chose qui ne se calculait pas, c’était la mort. Elle frappait sans prévenir. Et ici, dans la Cohorte, elle frappait souvent.

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