Chapitre 1 : Le troupeau (Partie 2)
Plus tard, ils nous séparèrent en groupes de dix. Chacun assigné à une unité tutélaire : des Décades vétéranes chargées de superviser notre entraînement. Je m’étais retrouvé avec une poignée de conscrits qui semblaient tout aussi paumés que moi. Et par ce que j’estimais être la cerise sur ce gâteau de malchance, l'un d'eux était de chez moi. Mon regard s'était accroché à celui de Durand. Ce gamin dans la fleur de l’âge, bien bâti, qui avait toujours le culot de me regarder comme une charogne, affichait un rictus mauvais. Il baissa la tête un instant, puis un rire sec lui échappa, bas, presque inaudible, mais je l'avais entendu.
« Regarde un peu qui voilà. Armand. On sort enfin les ordures, hein ? Il était temps. »
Une lame froide me transperça. Je n'avais jamais eu de doute sur ce qu'il pensait de moi, et il n'était pas le seul. Pour eux, j'étais juste le déchet du village qu'on venait enfin de balayer.
Autour, les regards se croisaient, se jaugeaient. Derrière les apparences, je sentais déjà les fissures, les histoires non dites, les promesses non tenues. Je savais que notre survie dépendrait moins des tempêtes que de ce qui se passerait entre nous.
Trois d’entre eux avaient immédiatement retenu mon attention.
« Skjaldor », avait baragouiné le plus âgé d’entre nous en guise de présentation. Un type dans la trentaine, massif, bourru avec une large cicatrice qui barrait la moitié de sa face. La tunique blanche à manches courtes qui lui tombait mi-cuisse laissait entrevoir ses jambes puissantes. Sa main, large et amochée, entourait le pommeau d’une longue épée pendue à sa ceinture en cuir.
Et je remarquai Kyel, une jeune femme d’apparence chaleureuse. Ses cheveux bruns couvraient à peine ses fines épaules et les lignes douces de son petit nez concave et de sa mâchoire arrondie lui conféraient un air délicat. Elle me décrochait un charmant sourire chaque fois que nos regards se croisaient.
Mais c’est une autre femme, blonde et élancée, qui capta surtout mon intérêt. À l’inverse de la plupart d’entre nous, elle se distinguait par une allure soignée. Elle portait des vêtements impeccables, presque propres. La tunique bleu nuit sous ses pièces d’équipement était particulièrement raffinée. Elle se tenait droite et possédait un regard vif et perçant, comme si elle voyait au-delà des illusions que la Cohorte tentait de nous vendre.
« Ce n’est qu’une question de temps avant que l’un de nous ne meure, » avait-elle dit en nous dévisageant tous. « Et je peux vous assurer que moi, Isadora “Mingghi” Marquette, ne suis pas de ceux-là ! »
Cette assurance, quelle arrogance. Comme si on ne l’avait pas suffisamment entendu… Je lui aurais bien ri au nez, mais aucun doute que la vie se chargerait de le faire à ma place. Dans ce monde, on était tous à la merci de quelque chose de plus grand, de plus dangereux.
On était assis en cercle, sous ce ciel plombé. La poussière et le vent nous assaillaient, mais l’Arban qui avait notre charge, lui, s’en foutait. C’était l’Arban à la lance, un homme d’un âge que bien peu pouvaient espérer atteindre. Ses cheveux poivres et sels et son visage tanné lui donnait un air revêche. Appuyé sur son arme, il commença avec cette autorité tranquille, sachant qu’aucun d’entre nous n’avait d’autre choix que d’écouter.
─ Votre formation va débuter. Pour l’instant, vous suivez mes ordres. Vous faites pas partie de ma Décade, mais vous répondez à moi et mes gars, et ce jusqu’à ce que vous soyez prêts.
Derrière lui, en ligne, les neuf guerriers et guerrières de sa Décade nous observaient avec dureté.
─ Qu’on soit clair, reprit-il, pour le moment y’en a aucun parmi vous qui ferait un bon Arban. Mais un jour viendra, peut-être, où vous serez jugés dignes. Alors seulement, vous pourrez envisager de vous choisir un chef. Et ainsi, l’un ou l’une de vous recevra la marque.
Sa main désigna fièrement le tatouage sur sa tempe droite : un arc de cercle qui lui courait du front jusqu’au milieu de la mâchoire, où il se perdait dans l’épaisseur de sa barbe.
─ Quand ce sera l’heure, souvenez-vous bien d’une chose : si votre Arban meurt, vous mourez tous avec lui.
Il avait laissé planer un silence, histoire de bien nous laisser nous imprégner de cette petite mise en garde. Ça n’avait rien d’une menace, juste un fait énoncé avec la froideur d’un couperet qui tombe. Je sentais déjà l’étau se refermer. Une corde autour du cou qui se resserrerait à chaque pas que je ferai.
Un des gars à côté de moi, un type maigre avec des dents en trop, avait levé la main comme un écolier.
─ Et si on décide de pas suivre ? Si on veut pas crever pour un type qu’on connaît même pas ?
L’Arban le toisa avec ce sourire pincé, celui qui te fait comprendre que t’as touché une corde sensible, mais pas de la bonne manière.
─ Alors, mon gars, tu ferais mieux d’espérer que la mort te prenne vite, parce que fuir la Cohorte, c’est choisir une fin bien pire.
C’était la règle. Perdre l’Arban, c’est suivre l’Arban. Point. On ne quitte pas la Cohorte. Pas vivant, en tout cas. Je venais à peine de rejoindre cette foutue armée, et déjà, je pouvais sentir la mort planer. Pas besoin d’être devin pour savoir que peu d’entre nous verraient la fin d’une révolution. Mais c’était ça, la Cohorte. Une grande illusion de puissance, un mirage qui attirait les désespérés et les broyait sans pitié.
Après les formalités et tout ce bourrage de crâne, je n’en pouvais plus. Je voulais juste m’allonger quelque part. Même là, sur ce sol sec, en plein cagnard et me laisser aller, fermer les yeux, m’imaginer ailleurs... Mais, où ?
C’est là qu’on nous a emmenés vers les enclos, vers les Aörochs. Alors qu’on s’en approchait, je pouvais entendre le bourdonnement incessant des mouches qui leur tournaient autour. Un bruit sourd et vivant qui contrastait violemment avec le silence pesant de notre groupe. Je ne pourrai jamais oublier ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Ce mélange étrange entre fierté et effroi. Ces bêtes… elles sont plus que des animaux. Ces Aörochs sont des monstres, des colosses sur lesquels repose notre survie. Ils fournissent la laine, la viande, le lait. Ils nous portent sur leur dos, nous trimballent dans ces chariots à voiles qui avancent comme des navires sur une mer de poussière. Trois de ces buffles pour chaque Décade, ça paraît peu, mais quand tu vois ces créatures de près, tu comprends que trois, c’est largement assez pour traîner tout ce qu’on a.
À côté des Aörochs se tenait les Truches. Des bêtes encore plus étranges, avec leurs longs cous et leurs ailes inutiles. Deux grandes pattes arquées terminées par quatre griffes acérées. Hideuses. Deux par Décade. Certes, leurs œufs restaient précieux, et elles servaient à la reconnaissance, mais chevaucher un de ces trucs ? Non merci, plutôt crever.
Et puis, il y avait ces chars à voile. Leurs voiles en fibres végétales flottaient, amples et solides. Sur les chariots, des girouettes faites d’éventails en plumes et en os tournaient sans cesse, de fragiles indicateurs de vent poétiquement nommés « roses des vents ». Les chariots à voile, c’était l’une de ces inventions étonnantes que la Cohorte avait récupérées quelque part, peut-être d’un autre groupe, ou d’un autre temps. Un vestige du passé qu’elle s’était réapproprié ? Avec un bon vent, on pouvait parcourir des kilomètres sans effort, comme des nomades des mers traversant des steppes infinies. Mais cette illusion de puissance pouvait être de courte durée. Lorsque le vent tombait, on n’était rien d’autre qu’une caravane lente et vulnérable, exposée aux pillards, aux tempêtes et aux créatures qui traînaient encore dans ce monde en ruines.
Le gars avec les dents en trop, celui qui avait posé la question, il s’appelait Kamil. Toujours à jeter des coups d’œil en coin, comme un lapin prêt à détaler. Il échangeait des chuchotements inquiets avec un gamin roux à peine sorti de l’adolescence, encore en train de chercher un sens à tout ce bordel. Moi, je n’en voyais pas. Ils n’avaient pas encore réalisé que la vraie menace, elle était là, avec nous. Ce n’était pas tant l’extérieur. C’était la Cohorte elle-même.
Kyel se tenait là, bras croisés, silencieuse, à observer tout le monde de ses petits yeux étirés.
─ C’est quoi ton plan, toi ?
Voilà qu’elle s’adressait à moi. Deux mèches brunes lui tombaient sur le visage, encadrant un joli sourire aux lèvres pulpeuses qui me décontenança un instant.
─ Mon plan ? balbutiai-je.
─ Tu comptes vraiment crever pour une bannière ou t’as quelque chose derrière la tête ?
Malgré sa mine aimable, elle dégageait quelque chose de… préoccupant. C’était sa posture, peut-être. Cette façon qu’elle avait de se pencher vers vous, presque à vouloir pénétrer votre espace. Ou bien était-ce la tonalité mielleuse de sa voix ?
─ On crève tous pour quelque chose, fis-je. Ici ou ailleurs, ça change rien.
J’avais haussé les épaules mécaniquement.
Elle avait souri. Pas un sourire amical, non, mais un de ces sourires qui te fait froid dans le dos. Elle avait ce regard calculateur, celui qui te jauge, t’analyse, te dissèque, à la recherche d’une faille. Et des failles, il y en avait. Un mot me vint à l’esprit : « vigilance ».
─ Tu te trompes. Ici, ça change tout. Armand, c’est ça ?
J’acquiesçai, Armand, c’est bien le nom qu’on m’avait donné à la naissance.
─ Armand donc. Prévisible et résigné, reprit-elle en relevant son buste.
D’un mouvement de tête, elle rejeta ses cheveux en arrière et les plaqua derrière ses toutes petites oreilles. Son visage devint grave.
Elle me tourna le dos et ajouta :
─ Tu es… pitoyable… la Cohorte te bouffera tout cru.
Juste à ce moment-là, j’entendis une voix s’élever derrière moi, une voix que je connaissais.
─ Elle a raison, le miséreux.
Je n’eus pas besoin de me retourner pour savoir que c’était Durand.
Il s’adressa à Kyel :
─ Ce lâche est né pour ça. Il n’a jamais rien su faire d’autre que se cacher et voler.
Mon sang bouillit. L'insulte n'avait pas d'importance, mais la façon dont elle était servie, cette cruauté et ce mépris gratuit...
Pour qui ils me prenaient ? Pas certain de savoir comment naviguer dans ce foutoir, mais j’avais bien saisi. La Cohorte, c’est pas juste une armée. C’est un jeu de pouvoir et de domination pour la survie. Et celui qui ne s’en rend pas compte… se fait écraser.
Le soleil était en train de disparaître derrière l’horizon quand on fut autorisés à se reposer. Le vent portait une odeur acide : sueur, cuir et excréments d’animaux. Sur mes épaules nouées pesait le poids de cette interminable journée. Mes muscles hurlaient en silence, une douleur sourde qui irradiait jusque dans mes os. Ici, ni confort ni repos, juste cette terre sèche qui aspirait tout. J’avais froid, malgré la chaleur qui flottait encore dans l’air, comme si quelque chose s’était déjà glissé sous ma peau pour y laisser sa marque. Et ce n’était que le début.
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