Chapitre 1 : Le troupeau (Partie 2)

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 Plus tard, ils nous séparèrent en groupes de dix. Chacun assigné à une unité tutélaire : des Décades vétéranes chargées de superviser notre formation. Je m'étais retrouvé avec une poignée de types qui semblaient tout aussi paumés que moi. Chacun traînait derrière lui une histoire, un passé qu'il essayait d'oublier. Je savais que c'était dans ces histoires que les tensions allaient naître. Chacun était là pour survivre. Mais combien allaient tout sacrifier pour y parvenir ?

 Trois d’entre eux avaient immédiatement retenu mon attention.

 « Skjaldor », avait baragouiné l’un d’eux en guise de présentation. Un type massif, bourru avec une large cicatrice qui barrait la moitié de sa face. Il avait l’air redoutable.

 Et il y avait Kyel, une jeune femme d’apparence chaleureuse. Elle me décrochait un charmant sourire chaque fois que nos regards se croisaient.

 Mais c'était une autre femme qui captait surtout mon intérêt. À l'inverse de la plupart d'entre nous, elle avait une allure soignée. Elle portait des vêtements impeccables et presques propres. La tunique bleu nuit sous ses pièces d'équipement était particulièrement raffinées. Sa posture était droite et elle avait un regard vif et perçant, comme si elle voyait au-delà des illusions que la Cohorte tentait de nous vendre.

 « Ce n’est qu’une question de temps avant que l’un de nous ne crève, » avait-elle dit en nous dévisageant tous. « Et je peux vous assurer que moi, Isadora “Mingghi” Marquette, ne suis pas de ceux qui crèvent ! »

 Cette assurance, quelle arrogance. Je lui aurais bien ri au nez mais aucun doute que la vie se chargerait de le faire à ma place. Néanmoins elle avait raison. Dans ce monde on était tous à la merci de quelque chose de plus grand, de plus dangereux.

 On était dix, assis en cercle, sous ce ciel plombé. La poussière et le vent nous assaillaient, mais l’Arban qui avait notre charge, lui, s’en foutait. C’était un homme d’un âge que bien peu pouvaient espérer atteindre. Son visage tanné lui donnait cet air revêche, entre pragmatisme et sévérité. Il commença avec cette autorité tranquille, sachant qu'aucun d'entre nous n'avait d'autre choix que d'écouter.

 ─ Votre formation va débuter. Pour le moment y’en a aucun parmi vous qui ferait un bon chef de Décade, mais un jour viendra où il faudra choisir. À ce moment souvenez-vous bien d’une chose : si votre Arban meurt, vous mourrez tous avec lui.

 Il avait laissé planer un silence, histoire de bien nous laisser nous imprégner de cette petite mise en garde. Ça n’avait rien d’une menace en l’air, juste un fait énoncé avec la froideur d’un couperet qui tombe. J’avais déjà compris. La Cohorte, c’est une condamnation avec un sursis, rien de plus.

 Un des gars à côté de moi, un type maigre avec des dents en trop, avait levé la main comme un écolier.

 ─ Et si on décide de pas suivre ? Si on veut pas crever pour un type qu’on connaît même pas ?

 Le guerrier le toisa de haut, avec ce sourire pincé, celui qui te fait comprendre que t’as touché une corde sensible, mais pas de la bonne manière.

 ─ Alors, mon gars, tu ferais mieux d’espérer que la mort te prenne vite, parce que fuir la Cohorte, c’est choisir une fin bien pire.

 C’était la règle. Perdre l’Arban, c’est suivre l’Arban. Point. On ne quitte pas la Cohorte. Pas vivant, en tout cas. On venait à peine de rejoindre cette foutue armée, et déjà, on pouvait sentir la mort planer. Pas besoin d’être devin pour savoir que peu d’entre nous verraient la fin d’une révolution. Mais c’est ça, la Cohorte. Une grande illusion de puissance, un mirage qui attire les désespérés et qui les broie sans pitié.

 Après les formalités et tout ce bourrage de crâne, je n’en pouvais plus. Je voulais juste m’allonger quelque part. Même là, sur ce sol sec, en plein cagnard et me laisser aller, fermer les yeux, m’imaginer ailleurs... Mais, où ?

 C’est là qu’on nous a emmené vers les enclos, vers les Aörochs. Je ne pourrais jamais oublier ce que j’ai ressenti pour la première fois. Ce mélange étrange de fierté et d’effroi. Ces bêtes… elles sont plus que des animaux. Ce sont des monstres, des colosses sur lesquels repose notre survie. Ils fournissent la laine, la viande, le lait. Ils nous portent sur leur dos, nous trimballent dans ces chariots à voiles, qui avancent comme des navires sur une mer de poussière. Trois de ces buffles pour chaque Décade, ça paraît peu, mais quand tu vois ces créatures de près, tu comprends que trois, c’est largement assez pour traîner tout ce qu’on a.

 À côté des Aörochs, il y avait les Truches. Des bêtes encore plus étranges, avec leurs longs cous et leurs ailes inutiles. Deux grandes pattes arquées terminées par quatre griffes acérées. Hideuses. Deux par Décade. Certes, leurs œufs étaient précieux, et elles servaient à la reconnaissance. Mais chevaucher un de ces trucs ? Non merci, plutôt crever.

 Et puis il y avait ces voiles. Les chariots à voile, c’était une de ces inventions étonnantes que la Cohorte avait récupérée quelque part, peut-être d’un autre groupe, ou d’un autre temps. Un vestige du passé qu’on s'était réapproprié ? Avec un bon vent, on pouvait parcourir des kilomètres sans effort, comme des nomades des mers traversant des steppes infinies. Mais cette illusion de puissance pouvait être de courte durée. Lorsque le vent tombait, on n'était rien d’autre qu’une caravane lente et vulnérable, exposée aux pillards, aux tempêtes et aux créatures qui traînaient encore dans ce monde en ruines.

 Le gars avec les dents en trop, celui qui avait posé la question, il s’appelait Kamil. Un nerveux. Toujours à jeter des coups d'œil en coin, comme un lapin prêt à détaler. Il échangeait des chuchotements inquiets avec un gamin roux à peine sorti de l’adolescence, encore en train de chercher un sens à tout ce bordel. Mais il n’y en avait pas. Ils n’avaient pas encore réalisé que la vraie menace, elle était là, avec nous. Ce n’était pas tant l'extérieur. C’était la Cohorte elle-même.

 Kyel se tenait là, bras croisés, silencieuse, à observer tout le monde d’un air étrange.

 ─ C’est quoi ton plan, toi ?

 Voilà qu’elle s’adressait à moi. Deux mèches de cheveux lui tombaient sur le visage, encadrant un joli sourire qui me décontenança.

 ─ Mon plan ? balbutiai-je.

 ─ Tu comptes vraiment crever pour une bannière ou t’as quelque chose derrière la tête ?

 Malgré sa mine aimable, elle dégageait quelque chose de… préoccupant. C’était sa posture, peut-être. Cette façon qu’elle avait de se pencher vers vous, presque à vouloir pénétrer votre intimité. Ou bien était-ce la tonalité de sa voix ?

 ─ On crève tous pour quelque chose, fit-je. Ici ou ailleurs, ça change rien.

 J’avais haussé les épaules mécaniquement.

 Elle avait souri. Pas un sourire amical, non, mais un de ces sourires qui te fait froid dans le dos. Elle avait ce regard calculateur, celui qui te jauge, t’analyse, te dissèque, à la recherche d’une faille. Et des failles, il y en avait. Un mot me vint à l’esprit : « vigilance ».

 ─ Tu te trompes. Ici, ça change tout. Armand, c’est ça ?

 J’acquiesçai, Armand, c’est bien le nom qu’on m’avait donné à la naissance.

 ─ Armand donc. Prévisible et résigné, reprit-elle en relevant son buste.

 D’un mouvement de tête, elle rejeta ses cheveux bruns en arrière. Son visage était maintenant grave.

 Elle me tourna le dos et ajouta :

 ─ Tu es… pitoyable… la Cohorte te bouffera tout cru.

 Pour qui elle me prenait. Pas certain de savoir comment naviguer dans ce foutoir, mais j’avais bien saisi. La Cohorte, c’est pas juste une armée. C’est un jeu de pouvoir et de domination pour la survie. Et celui qui ne suit pas les règles… se fait écraser.

 Le soleil était en train de disparaître derrière l’horizon quand on fût autorisé à se reposer. Le vent portait une odeur acide : sueur, cuir et excréments d’animaux. Je sentais le poids de cette journée sur mes épaules. Mes muscles hurlaient en silence, une douleur sourde qui irradiait jusque dans mes os. Il n’y avait ni confort, ni repos ici, juste cette terre sèche qui aspirait tout. J’avais froid, malgré la chaleur qui flottait encore dans l’air, comme si quelque chose s’était déjà glissé sous ma peau pour y laisser sa marque. Et ce n’était que le début.

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