Chapitre 2 : Ne pas se faire écraser (Partie 1)

7 minutes de lecture

 Deux semaines étaient passées depuis notre arrivée. Chaque jour devenait une lutte, pas seulement pour survivre, mais pour maintenir ce semblant de cohésion que les officiers nous forçaient à adopter. La Cohorte possédait sa propre manière de vous rendre insensible, de vous forcer à accepter que la faim, la fatigue et la crasse faisaient partie intégrante de la vie.

 On marchait sans fin en direction du soleil levant. Du sud soufflait le sable du désert intérieur dont j’apprenais l’existence, et au lointain nord, des sommets enneigés aux pics sinistres cisaillaient les cieux. Chez moi, on les appelait « les géants de glace », mais ici, j’avais entendu des hommes les nommer « les portes du pays de Mös ». Ces montagnes je les connaissais. Du moins, je croyais les connaître, jusqu’à ce que je constate l’immensité sur laquelle elles s’étendaient à mesure qu’elles se révélaient. Une image vertigineuse de ma propre ignorance. Et face à cette immensité, la solitude m’avait frappé de plein fouet, une solitude bien plus profonde que celle que je connaissais.

 Certains soirs, j’observais d’étranges phénomènes. Une nuit, j’avais vu de violents orages éclater au loin. Des éclairs en explosion de sprites rouges, brefs et spectaculaires, déchiraient les cieux. Alors je m’allongeais seul sur le dos et remerciais le ciel de m’en trouver à distance. Chez moi, j’avais un jour surpris les anciens de mon village évoquer une catastrophe qui avait balayé nos habitations. Mais ici, je voyais de mes propres yeux que les éléments étaient violents et imprévisibles. Il valait mieux rester mobile pour ne pas se laisser surprendre.

 Le matin suivant, je fus témoin de quelque chose de rare. Nous faisions halte près d’une large formation rocheuse au cœur de la plaine, car les Aörochs avaient déniché de quoi s’alimenter et s’abreuver. Une maigre végétation poussait à l’ombre de ces pierres, et dans les cavités naturelles proches du sol et autres vasques creusées dans la roche de l’eau stagnait encore. Les hommes du Bataillon en profitèrent pour reposer leurs muscles endoloris, bien que rompus à la marche. Ceux de la Décade ayant notre charge nous abandonnèrent leur équipement pour l’entretien. Alors que j’essuyais la poussière d’un plastron en cuir usé par le temps et les combats, un grondement vibra sous mes fesses.

 Une petite harde d’animaux, à peine une douzaine, fonçait droit sur la formation rocheuse. Je n’avais jamais rien vu de tel, ils avançaient à une vitesse déconcertante et leur corps tout en muscles, perché sur de longues jambes fines terminées par des sabots, semblait sculpté pour la course. Leurs robes, pour la plupart rousses, étaient flamboyantes et certains de ces animaux avaient des marques blanches au bas de la jambe. La crinière noire qui ornait leur nuque élancée et leur longue queue d’un crin épais flottaient au vent tels de fiers étendards. Je devinais que ces bêtes connaissaient cet endroit et qu’elles venaient s’y sustenter. Toutefois, à la vue de nos chariots et de l’agitation provoquée par leur approche, elles firent brusquement demi-tour dans un nuage de fumée. Durand s’amusa alors à les qualifier comme étant de mon espèce :

 « Des fuyards sans courage, » lança-t-il à mon attention. « Rejoins donc les tiens, lâche. »

 Je fis mine de ne pas relever mais une veine battait à ma tempe. Je vis bien une demi-Décade les prendre en chasse à dos de Truche et quelques hommes s’agitèrent, poussant des cris d’encouragement à l’encontre de leurs camarades. Mais l’emballement retomba presque aussitôt et les cavaliers revinrent bredouilles. Une femme de la Décade discutait avec ses compagnons et j’entendis parler de chevaux, d’un animal rapide et insaisissable. Du fait qu’ils pourraient être pratiques si seulement on parvenait à en capturer ne serait-ce qu’un. Alors, un homme secoua vivement la tête. Lui, il parla de tare, d’un animal quasi éteint, trop fragile et pas taillé pour ce monde.

 Puis la marche avait repris.

 Je voulais m’interroger sur cette terre, sur ces montagnes qui semblaient sans fin, sur ces orages rouges et ces animaux fulgurants, mais la force me manquait et je ne pouvais pas m’offrir ce luxe. Sous mes pieds, des kilomètres de terre aride et stérile, sur ma têtes un ciel bas. La poussière collait à mes bottes et chaque pas nous rapprochait un peu plus de ce fameux « îlot de terre fertile » qu’on nous avait promis. La bouffe restait encore suffisante, mais ils la rationnaient comme si c’était un test. Un petit jeu sadique, pour voir jusqu’où on pouvait crever la dalle avant de craquer.

 Je m’étais résigné à suivre le mouvement, à jouer ce rôle de soldat que l’on m’avait forcé à endosser. Après tout, la vie civile et sédentaire n’était pas moins absurde que cette vie-là. C’était peut-être même pire, parce qu’au moins ici, la violence était honnête, directe. Pas de faux-semblants, pas de sourires hypocrites. Le seul but que je m’étais fixé, c’était de traverser ce cirque avec le moins de souffrance possible. Et si l’occasion de m’enfuir se présentait, je n’hésiterais pas une seconde. Ils essayaient bien de nous gaver de belles paroles sur le devoir et l’honneur. Mais la gloire, la loyauté, toutes ces conneries qu’on essaie de vous vendre avec des beaux discours ? Non merci. Des illusions pour les naïfs. Et moi, je n’avais jamais été naïf. En revanche, j’avais faim.

 ─ Tiens Armand, tu devrais manger.

 Élise, Fleur de Lys. Un surnom aussi déplacé que sa naïveté. Je la regardais avec un soupçon d’agacement. Une fleur dans le désert, c’est juste un truc qui crève vite. Elle marchait à ma hauteur, sa petite touffe d’un brun presque roux rebondissait à chaque pas qu’elle allongeait pour se maintenir à mon allure. Elle me tendait ces immondices comme si elle m’offrait un festin.

 ─ Encore ces saloperies ? Des asticots, sérieux ? J’imagine qu’on est censé dire merci pour ce grand banquet.

 Je lâchai un soupir et m’arrêtai un instant. J’avais beau jouer le difficile, j’ai fini par les attraper, ces asticots, avant de les foutre au fond de ma bouche.

 Une protéine, c’est une protéine. Et de ça, on ne risquait pas d’en manquer. Avec toutes ces mouches autour des Aörochs, j’étais certain qu’on en boufferait à toutes les sauces. Autant s’en accommoder dès maintenant. À plus forte raison que la Cohorte recourait au même processus que par chez moi, et qui m’avait toujours répugné : au lieu de consommer frénétiquement chaque abat, certains morceaux de viande étaient stockés le temps nécessaire pour que la nature œuvre. La chair en putréfaction servait ainsi de substrat nutritif pour les asticots que nous venions ensuite récolter à la main.

 ─ C’est pas si mal, hasarda Élise avec un sourire gêné qui fit ressortir ses pommettes saillantes.

 ─ Ouais, si on aime bouffer des cadavres en miniature.

 ─ Goûtes ça, l’ami.

 Une ombre discrète aux vêtements rapiécés s’était faufilée derrière moi sans que je ne la remarque.

 ─ Là d’où je viens, c’est presque un met de luxe, ajouta l’homme de petite taille au visage creusé par la faim.

 ─ Bon sang, Aiden, me file pas une frousse pareille ! J’ai failli m’étouffer !

 ─ Tué par des insectes, ça fait une belle mort, dit-il sans aucune forme d’émotion.

 ─ Une belle fin, ouais. Glorieusement terrassé par des larves. T’as mieux ?

 ─ Je sais pas, peut-être en essayant un truc dingue, genre héroïque. Pourquoi pas en sauvant quelqu’un ? lâcha-t-il d’une voix fatiguée.

 ─ Héroïque ? Sauver quelqu’un ? T’as bu trop de lait fermenté, toi.

 Aiden ricana silencieusement, trop lassé pour rire vraiment, mais l’intention était là.

 ─ Je te taquine l’ami. Tiens.

 Il plongea sa main dans la sacoche rafistolée qui lui pendait au côté, puis la fouilla de longues secondes avant d’en sortir son poing fermé. Il déplia légèrement les doigts et soufflota sur ce qu’il avait au creux de la paume. Ses yeux scintillèrent un instant et il tendit vers moi une poignée d’insectes.

 ─ Encore ? T’es sérieux ? Si j’avais su que la Cohorte servait des asticots à volonté j’aurais signé plus tôt.

 Comme si j’avais eu ce privilège.

 ─ T’inquiètes, ils gigotent pas ceux-là, sont séchés, il pointa le chariot devant nous. Des jours que je les ai mis dessus, tu vas voir c’est… meilleur. Enfin croquant pour sûr, meilleur… peut-être.

 ─ J’espère que ton talent de cuistot est meilleur que ton humour.

 Je les croquais avec une grimace. Je n’avais ni le cœur à refuser ni l’envie de lui manquer de respect. Bon sang que c’était sec, et ce bruit, ça craquait dans tous les sens. Cela étant, il fallait bien l’admettre : c’était mieux comme ça.

 ─ Alors, conquis par la nouvelle cuisine ?

 ─ Tu les as laissé sécher combien de jours ? demandai-je en mâchant.

 ─ Quelques jours.

 ─ Sur le chariot ?

 ─ Yep. Perce-les d’un trou avant. Après t’as plus qu’à attendre.

 ─ Je note, je note. Peut-être que j’ouvrirai une auberge à la fin de tout ça, glissai-je, un coin de ma bouche esquissant un sourire à cette idée absurde.

 Une silhouette me dépassa et me bouscula d’un coup d’épaule.

 ─ La fin de tout ça, hein ? Toi, tout ce que t’auras c’est la poussière, m’invectiva Durand.

 Ses yeux bleus se posèrent sur moi et je les vis étinceler d’une lueur mauvaise.

 Mais il avait raison. Voilà que je me mettais à bêtement rêver d’espoir, comme s’il pouvait y avoir un après à tout ce merdier.

 ─ L’écoute pas, souffla Aiden.

 Son regard triste et profond me sonda, puis ses joues se creusèrent davantage alors qu’il tirait la langue dans le dos de Durand. Et malgré moi, le souffle d’un rire m’échappa du nez alors que je reprenais la marche.

 Heureusement qu’il y avait un type comme Aiden avec qui taper la causette. Il se montrait simple, réaliste et débrouillard. J’avais senti chez lui une sorte de résilience qui résonnait en moi. Puis, il savait rester à sa place, qualité appréciable ici. Moi, ça m’allait et j’avais commencé à me dire que je ne le détestais pas ce type. Je me sentais même plutôt à l’aise avec lui, ce qui rendait nos longues heures de marche un tout petit peu moins désagréable.

 Soudain, alors que le pas ralentissait, Aiden trébucha sur une aspérité du sol et se rattrapa lourdement sur mon épaule, manquant de peu de m’entraîner dans sa chute. Un réflexe me fit le retenir. Il tapota ensuite sa sacoche, puis me lança un regard entendu et un sourire complice, à peine perceptible, effleura ses lèvres charnues.


Annotations

Vous aimez lire L'Endormi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0