Chapitre 2 : Ne pas se faire écraser

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 Deux semaines étaient passées depuis notre arrivée. Chaque jour était une lutte, pas seulement pour survivre, mais pour maintenir ce semblant de cohésion que les officiers s'efforçaient de marteler dans nos crânes. La Cohorte avait sa propre manière de vous rendre insensible, de vous forcer à accepter que la faim, la fatigue et la crasse faisaient partie intégrante de la vie.

 On marchait sans fin en direction du soleil levant. Du sud, soufflait la poussière du désert intérieur dont j'apprenais l'existence, et au lointain nord, des sommets enneigés flanquaient notre gauche. Leurs pics sinistres cisaillaient les cieux. Chez moi, on les appelait sommairement "les géants de glace", mais ici, j'avais entendu des hommes les nommer "les portes du pays de Mös". Ces montagnes je les connaissais. Du moins je croyais les connaître, jusqu'à constater l'immensité sur laquelle elles s'étendaient à mesure qu'elles se révélaient. Image vertigineuse de ma propre ignorance. Je voulais être curieux mais la force me manquait et je ne pouvais m'offrir ce luxe.

 Sous nos pieds, des kilomètres de terre aride et stérile, sur nos têtes un ciel bas. La poussière collait à nos bottes, et chaque pas nous rapprochait un peu plus de ce fameux « îlot de terre fertile » qu'on nous avait promis. La bouffe était encore suffisante, mais ils la rationnaient comme si c'était un test. Un petit jeu sadique, pour voir jusqu'où on pouvait crever la dalle avant de craquer.

 Je m'étais résigné à suivre le mouvement, à jouer ce rôle de soldat que l'on m'avait forcé à endosser. Après tout, la vie civile et sédentaire n'était pas moins absurde que cette vie-là. C'était peut-être même pire, parce qu'au moins ici, la violence était honnête, directe. Pas de faux-semblants, pas de sourires hypocrites. Le seul but que je m'étais fixé, c'était de traverser ce cirque avec le moins de souffrance possible, et si l'occasion se présentait de m'enfuir, je n'hésiterais pas une seconde. La gloire, la loyauté, toutes ces conneries qu'on essaie de vous vendre avec des beaux discours ? Non merci. Des illusions pour les naïfs. Et moi, je n'avais jamais été naïf. En revanche j'avais faim.

 ─ Tiens Armand, il faut que tu manges.

 Élise, Fleur de Lys. Un surnom aussi déplacé que sa naïveté. Je la regardais avec un soupçon d'agacement. Une fleur dans le désert, c'est juste un truc qui crève vite. Elle marchait à ma hauteur et me tendait ces immondices comme si elle m'offrait un festin.

 ─ Encore ces saloperies ? Des asticots, sérieux ? J'imagine qu'on est censé dire merci pour ce grand banquet. Je peux plus me les voir ces insectes, comment on est censé s'habituer à ça ?

 Je lâchais un soupir et m'arrêtais un instant. J'avais beau faire le difficile, j'ai fini par les attraper, ces asticots, avant de les foutres au fond de ma bouche. Une protéine, c'est une protéine. Et de ça, on risquait pas d'en manquer. Avec toutes ces mouches autour des Aörochs, on était bon pour en bouffer à toutes les sauces. Autant s'en accommoder dès maintenant.

 ─ C'est pas si mal, hasarda-t-elle avec un sourire gêné.

 ─ Ouais, si on aime bouffer des cadavres en miniature.

 ─ Goûtes ça, l'ami. Une ombre discrète s'était faufilée derrière moi sans que je le remarque. Là d'où je viens c'est presque un met de luxe.

 ─ Bon sang Aiden, me file pas une frousse pareille ! J'ai failli m'étouffer !

 ─ Tué par des insectes, ça fait une belle mort, dit-il sans aucune forme d'émotion.

 ─ Une belle fin, ouais. Glorieusement terrassé par des larves. T'as mieux ?

 ─ Je sais pas, peut-être en faisant un truc dingue, genre héroïque. Pourquoi pas en sauvant quelqu'un ? lâcha-t-il d'une voix fatiguée.

 ─ Héroïque ? Sauver quelqu'un ? T'as bu trop de lait fermenté, toi.

 Aiden ricana silencieusement, trop lassé pour rire vraiment, mais l'intention était là. 

 ─ Je te taquine l'ami. Tiens, il sortit une poignée d'insectes de son sac et les balança vers moi.

 ─ Encore ? T'es sérieux ? Si j'avais su que la Cohorte servait des asticots à volonté j'aurais signé plus tôt.

 Comme si j'avais eu ce privilège.

 ─ T'inquiètes pas, sont séchés, il pointa le chariot devant nous. Des jours que je les ai mis dessus, tu vas voir c'est... Meilleur. Enfin croquant pour sûr, meilleur... Peut-être.

 Aiden avait vécu dans un village extrêmement pauvre, la survie au quotidien. Se nourrir ou mourir. Je n'avais ni le cœur à refuser, ni l'envie de lui manquer de respect.

 ─ J'espère que ton talent de cuistot est meilleur que ton humour.

 Je les croquais avec une grimace. Bon sang que c'était sec, et ce bruit, ça craquait dans tous les sens. Après, il fallait l'admettre : c'était bien mieux comme ça.

 ─ Alors, conquis par la nouvelle cuisine ?

 ─ Tu les as laissé sécher combien de jours ? demandais-je en mâchant.

 ─ Quelques jours.

 ─ Sur le chariot ?

 ─ Yep. Perce les d'un trou avant. Après t'as plus qu'à attendre.

 ─ Je note, je note. Peut-être que j'ouvrirai une brasserie à la fin de tout ça.

 La fin de tout ça, hein ? Voilà que je me mettais à avoir de stupides rêves d'espoir, comme s'il pouvait y avoir un après à tout ce merdier.

 Cela dit, j'aimais bien taper la causette avec Aiden. Il était simple, réaliste et débrouillard. J'avais senti chez lui une sorte de résilience qui m'avait fait échos. Puis, il savait rester à sa place, qualité appréciable ici. Moi ça m'allait et j'avais commencé à me dire que je le détestais pas ce type, j'étais même plutôt à l'aise avec lui, ce qui rendait nos longues heures de marche un tout petit peu moins désagréable.

 C'est dans cette ambiance d'usure et quelques heures avant la tombée de la nuit, qu'on nous avait balancé l'annonce d'un baptême du feu.

 Ils appelaient ça « Inkilada », dompter la bête. Moi, j'appelais ça « un plan foireux ». Les vétérans, eux, ricanaient. Ils savaient que ça allait être tout un spectacle. Voir des bleus comme nous essayer de choper des Aörochs sauvages, ça les faisait marrer. Déjà qu'on chiait dans nos bottes quand on marchait à côté des leurs, alors attraper ces colosses en pleine nature ? Une idée de génie.

 Un officier s’était pointé avec un air imperturbable, comme si tout ça n’était qu’une formalité. Il tenait un Aörcoh par la bride. Ses sabots frappaient le sol avec une force qui résonnait jusque dans mes tripes.

 « Vous allez par binômes. Votre objectif : capturer des Aörochs. C’est une tradition. Prouvez nous que vous êtes pas totalement inutiles. »

 Facile à dire pour lui, planqué derrière ses ordres. Nous, on devait se jeter dans la gueule du loup, enfin, sur les cornes de l’Aöroch, en l'occurrence, avec rien d’autre que quelques semaines de formation. Et même ça, ça sentait l’arnaque.

 Je fixai la bête, tentant d’évaluer nos chances. Elles frisaient le néant.

 Puis, comme ci cela allait nous transcender de motivation, ce foutu Arban lâcha :

 « Pensez-y, Aöroch veut dire meilleure bouffe, et monture. Pas de monture, pas de survie. »

 Je songeai alors, « Plus de foutus asticots ? » voilà de quoi reconsidérer mon investissement.

 Je jetais un coup d'œil autour de moi. Certains blêmissaient, d'autres tentaient de cacher leur trouille derrière des sourires forcés. Le rouquin avait l'air de vouloir disparaître dans le sol. Il était pâle comme un linge. Ces créatures pouvaient t'écraser sans même s'en rendre compte, et lui... Il commençait à comprendre où il avait mis les pieds.

 Puis, y'avait Kamil. Lui, il paraissait presque soulagé. Il avait grandi dans une région où ces animaux étaient courants, et si j'avais bien compris, son village s'occupait de la gestion et du renouvellement d'une partie du cheptel pour la Cohorte : tout ce qui était reproduction, élevage, traite, industrie osseuse et confection de vêtements. Pour lui, c'était une formalité. Il m'a lancé un regard, un demi-sourire aux lèvres, comme s'il savait déjà qu'il s'en sortirait mieux que nous. Peut-être qu'il se disait que la nature ne pouvait pas être plus cruelle que la Cohorte. Il avait tort.

 À côté de lui, Isadora l'arrogante, stoïque. Pas une trace d'émotion. Si elle avait peur, elle ne le montrait pas. En fait, elle avait l'air presque impatiente, comme si elle voyait là une occasion de prouver qu'elle était au-dessus du lot.

 Skjaldor, mon binôme, observait la scène sans dire un mot. Lui, il avait rien à prouver. Vieux briscard, usé par trop de batailles. Son expression en disait long. Il avait survécu à plus d'horreurs que je n'oserais jamais imaginer. Ce genre de gars, tu lui fais confiance instinctivement, même si tu sais jamais ce qu'il mijote vraiment. Moi, je fixai la bête, tentant d'évaluer nos chances. Elles frisaient le néant.

 Le vieil Arban continuait ses explications :

 « Vous devrez les attraper ensemble, en utilisant ce qu'on vous a appris. Ce n'est pas qu'une question de force. Il faut être malin, savoir se coordonner. Ceux qui échoueront... »

 Il laissait la menace en suspens. Pas besoin d'en dire plus. Ici, échouer, c'était disparaître.

 Les murmures s'estompèrent. Les vétérans nous épiaient, juges muets de nos capacités. La menace des bovinés sauvages planait déjà sur nous. Ces titans devaient atteindre les deux mètres au garrot. Larges comme deux hommes et aussi longs que nos chariots, leur tête allongée et volumineuse était supportée par un cou d'une solidité indéniable. Leurs cornes pouvaient transpercer un corps sans effort, et leur peau épaisse les rendait presque invulnérables aux armes conventionnelles. Pas d'arcs, pas de lances ou de lames. Rien de tout ça n'aurait été efficace.

 On nous avait montré des techniques pour les approcher, pour les calmer et les capturer, mais entre la théorie et la pratique, il y avait un gouffre. Kamil et d'autres comme lui étaient peut-être à l'aise avec ces bêtes, mais pour des gars comme moi, Aiden, ou l'autre gamin et la petite Fleur, c'était un cauchemar. On avait beau nous dire que c'était une épreuve de cohésion, je savais qu'une fois sur le terrain, ça allait devenir chacun pour soi.

 « Filets, cordes, appâts », disait Skjaldor en inspectant le matos qu'on nous avait donné. Chaque binôme avait reçu une panoplie d'outils rudimentaires mais supposément efficaces. Les cordes, longues et épaisses, étaient faites de cuir tressé, assez robustes et capables de résister à la force brute des colosses. Elles étaient doublées de métal à certains endroits, pour éviter qu'elles ne se rompent sous la tension, et à d'autres il y avait des clochettes. Ces lanières étaient rattachées à des piquets qu'on devait enfoncer rapidement dans le sol pour immobiliser l'animal. Le filet, tissé serré avec des nœuds solides, devait être lancé sur leur dos une fois qu'ils étaient suffisamment désorientés. Et enfin, les appâts : du bort ; un mélange de viande séchée, de lait et d'insectes écrasés, supposé attirer les plus curieux ou les plus téméraires.

 « L'idée, c'est pas de les combattre, mais de les déboussoler », nous avait-on martelé pendant l'entraînement. « Faut jouer avec leurs sens. Les clochettes ça les paume. On les harcèle, on les fait courir, et une fois qu'ils sont trop confus pour se défendre, on les piège. »

 On devait viser leurs pattes, les faire s'enchevêtrer pour les ralentir et finalement les renverser. À deux, on devait lancer les lanières en même temps, coordonner nos mouvements pour que la créature se retrouve entravée avant qu'elle ne puisse charger. Le danger, c'était toujours la charge. Si l'Aöroch paniquait avant qu'on ait pu bien l'enrouler dans nos filets, c'était terminé.

 La Fleur de Lys passa près de moi en ajustant ses vêtements. Elle me lança un sourire en coin.

 ─ Alors, Armand, t'es prêt ?

 Son sourire prévenant m'irritait.

 ─ Prêt à me faire piétiner ? Ouais, je crois que je suis au top.

 Elle força un ricanement. Un son sec, désagréable.

 ─ T'en fais pas, tout se passera bien.

 Elle affichait un sourire plus léger cette fois et ses yeux, qui évitaient les miens maladroitement, me semblèrent remplis d'appréhension, reflet de sa pensée profonde. La petite Fleur ne croyait pas en ses mots d'encouragements et, en les formulant, elle essayait simplement de s'en convaincre.

 ─ Ouai je m'en fais pas, ça fait jamais mal très longtemps... de se faire écraser.

 L'air était lourd, presque irrespirable. Mes poumons me brûlaient, chaque souffle était pénible. On nous avait emmenés dans une vallée large, bordée par des collines arides. Seulement quelques arbres tordus et des buissons épineux ça et là. La brise dessinait des vaguelettes dans les maigres touffes d'herbes qui clairsemaient le paysage. C'était là que les Aörochs rôdaient. Ils paissaient tranquillement, mais promettaient de charger au moindre signe de menace.

 L'endroit n'avait rien de fertile, malgré ce qu'on nous avait promis. C'était un désert masqué par des illusions. Les seules formes de vie dignes de ce nom étaient ces créatures massives. On était une tripotée de recrues, à attendre dans le silence. On guettait les bêtes à quelques centaines de mètres, pétris d'angoisse. Le vent sifflait doucement ; une bourrasque claqua nos visages, soulevant des tourbillons de poussière. Plus que tout, c'était ce poids dans l'air, cette tension palpable avant que tout explose, qui m'étranglait.

 Aiden était à mes côtés. Il tremblait presque. Il tremblait.

 ─ Ils sont... si grands, murmura-t-il. Ses yeux étaient rivés sur un Aöroch en particulier, un mastodonte à la peau grise recouverte de cicatrices, avec des cornes qui semblaient sculptées dans la pierre.

 Je ne pouvais pas lui en vouloir. Même moi je ne pouvais m'empêcher de sentir cette boule au ventre grandir. Mais ici, la peur n'était jamais un argument valable. On vivait ou on mourait, mais la peur, elle, n'avait pas sa place, disait-on.

 Skjaldor, identifiable à son pas lourd, s'était rapproché. Ses épaules balançaient de gauche à droite à la manière d'un pendule, et sa gueule balafrée affichait une mine sérieuse.

 ─ Garde ça en tête, gamin, si t'as l'impression qu'elles sont plus grandes, c'est que t'as encore l'espoir de les mesurer, adressa-t-il à Aiden.

 Skjaldor étudiait maintenant le terrain. Il fit glisser son index le long de sa balafre et ses yeux balayèrent les collines comme s’ils cherchaient une faiblesse, un angle d’attaque.

 ─ Il y a une petite dépression là-bas, dit-il en désignant une zone un peu plus basse.

 ─ Et ? Qu'est-ce que ça change pour nous ? demanda le rouquin dont je n'arrivais jamais à me rappeler le nom.

 ─ Si on peut les faire descendre jusque-là, on aura l’avantage, lui répondit Isadora.

 Les yeux pleins d’incompréhension, le garçon inclina sa tignasse sur le côté.

 ─ Moins d’espace pour qu’elles chargent, ajouta-t-elle d’un ton péremptoire.

 Le rouquin fit mine de comprendre. Il hochait la tête, mais ses yeux reflétaient le néant.

 ─ On y va ! cria Isadora.

 Elle prenait déjà le commandement, sans attendre que qui que ce soit la suive.

 Skjaldor et elle avaient sûrement raison. Isadora, même si elle aimait étaler ses connaissances, se montrait pertinente et Skjaldor parlait peu mais parlait bien. Mais savoir où les piéger ne faisait qu’une partie du travail. Le plus dur restait à faire : les capturer, et ne pas se faire écraser au passage

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