Chapitre 2 : Ne pas se faire écraser (Partie 2)

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 C’est dans cette ambiance d’usure et quelques heures avant la tombée de la nuit qu’on nous avait balancé l’annonce d’un baptême du feu.

 Ils appelaient ça « Inkilada », littéralement « dompter la bête ». Moi, j’appelais ça « un plan foireux ». Les vétérans, eux, ricanaient. Ils savaient que ça allait être tout un spectacle. Voir des bleus comme nous essayer de choper des Aörochs sauvages, ça les faisait marrer. Déjà qu’on chiait dans nos bottes quand on marchait à côté des leurs, alors attraper ces colosses en pleine nature ? Une idée de génie.

 Le vieil Arban s’était pointé avec son air imperturbable, comme si tout ça n’était qu’une formalité. Il tenait un Aöroch par la bride. Ses sabots frappaient le sol avec une force qui résonnait jusque dans mes tripes.

 « Vous irez par binômes. Votre objectif : capturer des Aörochs. C’est une tradition. Prouvez-nous que vous êtes pas totalement inutiles. »

 Facile à dire pour lui, planqué derrière ses ordres. Nous, on devait se jeter dans la gueule du loup, enfin, sur les cornes de l’Aöroch en l’occurrence, avec rien d’autre que quelques jours de formation. Et même ça, ça sentait l’arnaque.

 Je fixai la bête, tentant d’évaluer nos chances. Elles frisaient le néant.

 Puis, comme si cela allait nous transcender de motivation, ce foutu Arban lâcha :

 « Pensez-y, Aöroch veut dire meilleure bouffe. Pas de monture, pas de survie. »

 Je pensais alors, « Plus de foutus asticots ? » voilà de quoi reconsidérer mon investissement.

 Je jetais un coup d’œil autour de moi. Certains blêmissaient, d’autres tentaient de cacher leur trouille derrière des sourires forcés. Le jeune rouquin avait l’air de vouloir disparaître dans le sol. Il était pâle comme un linge. Ces créatures pouvaient t’écraser sans même s’en rendre compte, et lui… il commençait à comprendre où il avait mis les pieds.

 Puis, y’avait Kamil. Il paraissait presque soulagé. Il avait grandi dans une région où ces animaux étaient courants. Et si j’avais bien compris, son village s’occupait de la gestion et du renouvellement d’une partie du cheptel pour la Cohorte : tout ce qui concernait reproduction, élevage, traite, industrie osseuse et confection de vêtements. Pour lui, c’était une formalité. Il m’a lancé un regard, un demi-sourire aux lèvres, comme s’il savait déjà qu’il s’en sortirait mieux que nous. Peut-être qu’il se disait que la nature ne pouvait pas se montrer plus cruelle que la Cohorte.

 À côté de lui, Isadora, stoïque. Si elle avait peur, elle ne le montrait pas. En fait, elle trépignait, comme si elle voyait là une occasion de prouver qu’elle sortait du lot.

 Skjaldor, mon binôme, observait la scène sans dire un mot. Lui, il avait rien à prouver. Vieux briscard, usé par trop de batailles. Son expression en disait long. Il avait survécu à plus d’horreurs que je n’oserais jamais imaginer. Ce genre de gars, tu lui fais confiance instinctivement, même si tu sais jamais ce qu’il mijote vraiment.

 Le vieil Arban continua ses explications :

 « Vous devrez les attraper ensemble, en utilisant ce qu’on vous a appris. Ce n’est pas qu’une question de force. Il faut être malin, savoir se coordonner. Ceux qui échoueront… »

 Il laissait la menace en suspens. Pas besoin d’en dire plus.

 Les murmures s’estompèrent. Les vétérans nous épiaient, juges muets de nos capacités. La menace des bovins sauvages planait déjà sur nous. Ces titans devaient atteindre les deux mètres au garrot. Larges comme deux hommes et aussi longs que nos chariots, ils possédaient un cou d’une solidité indéniable qui supportait leur tête allongée et volumineuse. Leurs cornes pouvaient transpercer un corps sans effort, et leur peau épaisse les rendait presque invulnérables aux armes conventionnelles. Pas d’arcs, pas de lances ou de lames. Rien de tout ça n’aurait été efficace.

 On nous avait appris des techniques pour les approcher, pour les calmer et les capturer, mais entre la théorie et la pratique se creusait un gouffre. Kamil et d’autres comme lui étaient peut-être à l’aise avec ces bêtes, mais pour des gars comme moi, Aiden, ou l’autre gamin et la petite Fleur, c’était un cauchemar. On avait beau nous dire que c’était une épreuve de cohésion, je savais qu’une fois sur le terrain, ça deviendrait chacun pour soi.

 « Filets, cordes, appâts », marmonnait Skjaldor en inspectant la panoplie d’outils rudimentaires, mais supposément efficaces, qu’on avait reçus. Les cordes, longues et épaisses, faites de cuir tressé, semblaient assez robustes et capables de résister à la force brute des colosses. Elles étaient doublées de métal à certains endroits, pour éviter qu’elles ne se rompent sous la tension, et à d’autres se trouvaient des clochettes. Ces lanières étaient rattachées à des piquets en métal qu’on devait enfoncer rapidement dans le sol pour immobiliser l’animal. Le filet lesté, tissé serré avec des nœuds solides, devait être lancé sur leur dos une fois qu’ils étaient suffisamment désorientés. Et enfin, les appâts : du bort, un mélange de viande séchée, de lait et d’insectes écrasés, supposé éloigner les plus curieux ou les plus téméraires.

 « L’idée, c’est pas de les combattre, mais de les déboussoler », nous avait-on martelé pendant l’entraînement. « Faut jouer avec leurs sens. Les clochettes ça les paume. On les harcèle, on les fait courir, et une fois qu’ils sont trop confus pour se défendre, on les piège. »

 À deux, on devait lancer les lanières en même temps, coordonner nos mouvements pour que la créature se retrouve entravée avant qu’elle ne puisse charger. Le danger, c’était toujours la charge. Si l’Aöroch paniquait avant qu’on ait pu bien l’enrouler dans nos filets, c’était terminé.

 Fleur de Lys passa près de moi en ajustant ses coudières. Elle me lança un sourire en coin.

 ─ Alors, Armand, t’es prêt ?

 Son attitude prévenante m’irritait.

 ─ Prêt à me faire piétiner ? Ouais, je crois que je suis au top.

 Elle força un ricanement. Un son sec, désagréable.

 ─ T’en fais pas, tout se passera bien.

 Elle affichait un sourire plus léger cette fois et ses yeux en amande, qui évitaient les miens maladroitement, me semblèrent remplis d’appréhension, reflet de sa pensée profonde.

 ─ Ouai, je m’en fais pas, ça fait jamais mal très longtemps... de se faire écraser.

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