Chapitre 3 : Seigneurs des steppes (Partie 1)
Bête de guerre, frère de route,
Ne craint ni le vent ni la lance,
Jamais ne tombe, jamais ne doute.
Sûr et lourd, L’Aöroch avance.
Ta corne transperce l’ennemi,
Tes sabots piétines l’impie.
Tant que l’horizon s’étend,
Sur ton dos tu nous porte,
Toi, Aöroch fier et puissant,
Ami fidèle de la Cohorte.
Ode aux Seigneurs des Steppes.
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Le capitaine nous donna le signal, et tout bascula. Tels des félins se fondant dans le paysage, nous nous dispersâmes. Chaque binôme avançait avec prudence pour prendre position. Nos corps tendus comme des arcs, nos respirations mesurées, et nos mains précautionneusement refermées autour des lanières. Il fallait à tout prix éviter qu’un maudit tintement ne les alerte, bien que les bêtes semblassent indifférentes à notre présence. Pour l’instant. Elles continuaient de brouter ou de marcher lentement, ignorant tout de nos intentions. Par je ne sais quel concours de circonstances, notre unité suivie d’une autre avait réussi à orienter un petit groupe à l’écart du troupeau, vers le col, là où nous pourrions les manœuvrer avec moins de difficulté. La zone vallonneuse creusait un défilé qui se resserrait entre deux monticules rocailleux.
─ On s’occupe de celui-là, murmura Skjaldor alors qu’il pointait un Aöroch légèrement isolé.
Plus petit que les autres, mais certainement pas moins dangereux.
─ D’accord pour lui, répondis-je avec un faux enthousiasme.
Isadora et Kamil furent les premiers à se lancer. Kamil, visiblement à l’aise dans cet environnement, se déplaçait avec une assurance qui tranchait avec sa nervosité habituelle. Ils contournèrent un groupe d’Aörochs, utilisant les rares buissons pour s’approcher. Ils brandirent les lanières. À leur bout, une boule en métal permettait de les utiliser telle une fronde. Le sifflement des cordes tournoyantes découpa l’air, puis, d’un geste coordonné ils les lancèrent. Les premiers tintements. Ils avaient visé au niveau des pattes, comme nous l’avions appris. L’animal se débattit violemment, mais Kamil, calme et précis, tira sur l’attache tandis qu’Isadora enfonçait un premier piquet. L’animal trébucha avec un grognement sourd.
Tout semblait se dérouler comme prévu. Mais c’est alors que le sol trembla. Un autre Aöroch, peut-être effrayé par le vacarme ou voulant protéger son congénère, surgit de nulle part. Ses sabots frappaient la terre comme le tonnerre. C’était le mastodonte au pelage gris. Kamil, concentré sur sa proie, ne vit pas venir la charge.
Élise, qui observait la scène non loin de moi, eut à peine le temps de hurler son nom.
Il s’est tourné, mais trop tard.
L’Aöroch le percuta de plein fouet et sa corne transperça son flanc avec une violence inouïe. Le choc le souleva du sol comme une poupée de chiffon, et son corps retomba lourdement. Un craquement sinistre. Le silence, l’instant d’après, fut assourdissant.
Le souffle court, je le fixais, figé dans l’horreur. Le sang s’écoulait rapidement. Une flaque sombre s’étalait sous lui. Kamil, celui qui devait s’en sortir sans problème, gisait là, son regard vitreux tourné vers le ciel. L’assurance dans ses yeux avait disparue, remplacée par une expression pétrifiée de surprise. Le bas de son visage était presque arraché. Lui qui avait des dents en trop n’en avait plus du tout. Ces bestiaux ne faisaient aucune différence entre un novices et un vétéran.
Isadora, quant à elle, était restée impassible. Ses yeux brûlaient d’une froide détermination. Elle se précipita pour achever la capture, comme si la mort de Kamil n’était qu’un simple contretemps. Elle avait lancé une autre lanière avec succès. Malgré ma vision troublée, je l’avais vue habilement se mouvoir avant d’enfoncer un deuxième piquet. Elle s’apprêtait à utiliser le filet lorsque je fus tiré sur la droite.
Skjaldor m’avait attrapé par le col.
« On bouge, maintenant ! »
L’épreuve avait bien commencé, et j’étais toujours cloué sur place. Cette scène me hantait déjà. Un type comme Kamil, à l’aise avec ces bêtes... Même lui n’avait pas eu la moindre chance.
Tout autour de moi, le chaos éclatait. Des cris, des rugissements, des tintements, le fracas des sabots sur la terre battue. Les Aörochs, effrayés, fonçaient dans toutes les directions. Des monstres de chair et de cornes, prêts à tout pulvériser sur leur passage. Sur une butte en face de moi, je vis une touffe rousse s’agiter violemment dans un bosquet. C’était le gamin dont je ne connaissais même pas le nom… son corps disparaissait sous les sabots d’un Aöroch, réduit en un sac de chair brisé. Un son horrible. Ses cris étouffés résonnèrent un moment avant de s’éteindre complètement. Durand avait pris ses jambes à son coup, il fuyait à en perdre haleine loin du massacre de son binôme.
Skjaldor et moi n’étions guère mieux lotis. Notre cible, au pelage noir, nous avait repérés. Ses globes injectés de sang me fixaient avec une intensité terrifiante.
« Maintenant ! » somma mon partenaire.
Je m’élançais, tentant d’ignorer la peur qui me crispait le ventre. Mon fil se déploya dans les airs et s’enroula par miracle autour de la patte avant de la créature. Mais au lieu de se laisser distraire par le son des clochettes, le buffle enragé baissa la gueule et fonça droit sur nous... droit sur moi !
« Merde, bouge ! » cria Skjaldor.
Mais j’étais paralysé, incapable de réagir. Ces ding-dings dans tous les sens, ça me rendait dingue. J’eus à peine le temps de réaliser l’imminence du danger qu’un pied s’enfonça dans mes côtes, m’éjectant avec force, une fraction de seconde avant que la bête n’arrive sur moi à pleine vitesse. Ses sabots frappèrent le sol là où je me trouvais un instant plus tôt et un souffle brûlant me balaya le visage. J’avais échappé de justesse à une mort brutale, mais le combat n’était pas fini.
Mon sauveur vint à ma rescousse une seconde fois : il tira sur le cordage que j’avais jeté, toujours accroché au monstre, et enfonça le piquet pour le déstabiliser alors qu’il s’apprêtait à opérer un demi-tour. L’animal tituba, grogna, puis s’affola. Skjaldor lança sa lanière et fit mouche. La corde s’enroula cette fois autour d’une patte arrière. L’Aöroch tituba de plus belle, s’emmêla dans les fils et enfin, chuta sur le flanc. Je jetais le filet. Nous l’avions, enfin.
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