Chapitre 3 : Seigneurs des steppes (Partie 2)
Partout, des cris de luttes et le son incessant des clochettes. Foutues clochettes, foutu bruit ! Que ça cesse ! Je devais respirer. J’avais les jambes en coton et la vision trouble. Je laissai tomber ma tête entre mes mains, saisis de nausées. L’envie de gerber mes tripes. Ce que je fis. J’essuyai ma bouche et passai une main tremblante sur mon front : moite. Pas surprenant. Une profonde inspiration, et un rot. J’ouvrai mes yeux embués. Mon champ de vision : toujours parsemé d’étoiles dansantes, mais j’allais mieux. Je rabattis mes cheveux en arrière et me redressai, feignant avec peine de gérer la « situation ».
Je voyais Skjaldor, les muscles de ses bras puissants tendus, encore accroupis, son souffle court, et en sueur. Nous avions survécu.
Tous n’avaient pas eu cette chance. Isadora s’était déjà relevée, mais pas Kamil. La bête capturée recouvrait à moitié son corps sans vie. Quelques silhouettes gisaient à terre, immobiles. Des bleus qu’on avait croisés, des tronches qu’on ne reverrait plus. La mort faisait partie du jeu, nous le savions tous, mais l’observer de si près, c’était jamais facile.
S’il y avait bien un binôme que je ne pensais pas voir réussir, c’était le leur, et pourtant ils me donnèrent tort : Aiden et Lys, encore tremblante, se rapprochaient. Ils étaient couverts de sang. Pas le leur.
— On l’a fait, dit-elle, incrédule, avant d’ajouter d’une voix sanglotante : quel carnage...
Elle s’attendait à mourir, comme beaucoup. Mais ce qu’elle ne comprenait pas encore, c’est que la réussite dans la Cohorte n’était jamais synonyme de répit.
— C’est une larme que je vois couler sur ton visage, Petite Fleur ? Ce n’était qu’une question de temps avant que l’un de nous ne meurt... lâcha Isadora.
Aiden, la gorge nouée, déballa plus de mots qu’à son habitude.
— Un peu de cœur, bon dieu. On a tous bien compris que la Cohorte, c’est la mort au tournant. Pas besoin de le rabâcher dès que t’en as l’occasion. On a tous eu une vie avant. Et crois-moi…
Il s’interrompit, la pointa d’un doigt menaçant avant de fermer son poing et de reprendre :
— Je sais pas d’où tu viens, toi… mais je suis certain d’une chose, et peut-être que tu l’aurais su si t’avais appris à nous connaître, au lieu de t’intéresser qu’à ton p’tit nombril...
Il marqua une pause pour reprendre son souffle.
Cependant, avant qu’il ne déroule le fil de sa pensée, Isadora s’engouffra dans le blanc.
— Vas-y, ô grand moralisateur, éclaire-moi de tes faibles lanternes ! Illumine-moi de ton savoir approximatif, absous-moi de mon misérable égoïsme.
À chaque mot, elle s’approchait un peu plus d’un pas agressif. Aiden ne se laissa pas intimider par la jeune femme. Il leva le menton et, à son tour, avança vers elle.
— Y’a pas une seule personne ici qui ne connaît pas la mort. Pas une ! Y’a aucune honte à lâcher une larme quand on croise sa route, que ce soit pour la deuxième, ou la centième fois.
Il en avait gros sur la patate. Isadora soupira et tripota nerveusement le médaillon pendu à son cou.
— L’eau, c’est précieux. Si tu veux la gâcher en chialant, c’est ton problème. Moi, je ne fais qu’exposer un fait. Pleurer sur les macchabées, c’est une faiblesse. La Cohorte n’a pas de place pour les faibles. C’est la réalité et c’est brutal. Si vous vous vexez pour ça, alors...
Il y eut un tremblement dans sa voix, à peine perceptible. Durant une fraction de seconde, elle baissa la tête. Mais ne voulant pas laisser paraître son instant de vulnérabilité, elle embrassa l’auditoire silencieux d’un regard hautain et haussa le ton, de sorte que tous entendent.
— Alors, vous n’êtes pas taillé pour ce monde !
Aiden, poings serrés, se redressa de toute sa hauteur. Rien de bien intimidant du haut de son mètre soixante, mais il avait l’air résolu à ne pas en rester là.
— Tu penses que t’es forte parce que tu ressens rien ? La vraie force, c’est pas d’être insensible, Isa.
— Ah, et c’est quoi la vraie force, monsieur le génie ?
Aiden baissa les yeux. Son regard était rivé sur ses mains, dont la peau était crevassée et rougie par la corde du lasso.
— C’est de continuer à avancer malgré la douleur, malgré la peur, de pas devenir comme... ça.
Il releva la tête et lui jeta un regard qui passa du dégoût à la pitié.
— Comme toi. T’appelles ça de la force, moi j’appelle ça être brisé. Peut-être qu’on n’est pas censé survivre à tout prix... avoua-t-il à demi-voix
Isadora cligna des cils, surprise, mais elle ne répondit pas. Élise, sentant l’orage gronder, voulut éviter l’escalade et enlaça le bras d’Aiden pour l’éloigner délicatement. Isadora, épaules raidies et bras croisés, tourna les talons. Dans son attitude, je devinais autre chose qu’uniquement de la colère.
Le temps s’étira un instant avant que la tension ne retombe. Aucun des deux n’avait complètement tort, mais les mots finissaient toujours par céder place à la réalité.
La réalité.
Elle nous fut rappelée par les pas lourds des vétérans qui s’étaient rapprochés. Ils venaient pour prendre en charge notre butin, compter ceux qui avaient réussi l’épreuve et ceux qui n’avaient pas survécu.
Isadora, Skjaldor et moi restâmes debout, essuyant la sueur mêlée de poussière de nos faces. Lys et Aiden, la mine grave, s’assirent sans rien dire.
— Où sont Kyel et son partenaire ? demanda Skjaldor.
— Et Durand ? Quelqu’un les a vu ? ajouta Aiden.
Ils n’étaient pas encore revenus, ce qui n’augurait rien de bon. Le vieil Arban semblait sur le point de déclarer leurs décès lorsqu’un bruit, le tintement d’une clochette, se fit entendre au loin.
Kyel revenait. Derrière elle, suivait docilement un Aöroch massif, bien plus grand que ceux que nous avions capturés. Elle avait l’air songeuse.
— Comment t’as fait pour choper ça ? lui lança Isadora, les yeux écarquillés.
Kyel secoua la tête et désigna du doigt la silhouette qui l’accompagnait.
— Pas moi. C’est lui. J’ai fait que regarder...
Tous se tournèrent, les regards suivant la direction de son doigt. Lui, c’était Micky, ce gars qu’on oubliait presque à chaque fois. L’un des rares que je n’avais presque jamais vu parler. Silencieux, discret, mais au visage figé en une unique expression... Toujours cet étrange sourire, comme si rien ne pouvait l’atteindre. Un sourire constant, quelque peu dérangeant. Un sourire qui, en cet instant, me semblait presque dangereux. Maintenant, avec ce monstre impressionnant à son compte, il ne pouvait plus passer inaperçu.
— C’est un mâle, précisa Skjaldor en examinant la bête. Son lait est médiocre, mais sa force de traction est considérable. Tu dois avoir une sacrée chance, ou un sacré flair.
Un mâle avec des cornes en spirale, grotesque de puissance. Le genre qui aurait dû nous tuer tous. Et pourtant, Micky restait là, à ses côtés, calme, souriant, comme si ce n’était rien. Comment diable avait-il pu capturer ce monstre seul ? Où étaient les cordes, et le filet ?
Il haussa les épaules. Il n’était pas couvert de sueur comme nous, pas marqué par la fatigue ou la peur. Non, il déambulait... serein, trop calme. Ses yeux scintillaient d’une lueur qui ne me plaisait pas du tout. À croire que tout cela, la mort de Kamil, les corps broyés autour de nous, étaient sans importance. Je me demandais ce qui se passait vraiment dans la tête de ce type.
— J’ai juste suivi le plus gros, c’est tout... lâcha-t-il avec nonchalance.
Il a « juste suivi le plus gros » ? Qui fait ça ? Qui cherche à se compliquer la tâche ? Il a un grain, c’est sûr. Il semblait à l’aise, comme si le chaos, la mort, tout ça n’était qu’un jeu. Peut-être même que ça l’excitait. Et dans la Cohorte, c’était peut-être le genre de personne qui survivait le mieux.
Kyel, elle, restait impénétrable, mais quelque chose dans sa posture me disait qu’elle se méfiait aussi. Pourtant, elle n’ajouta rien de plus. Elle se contenta de regarder le mastodonte et de hocher la tête.
— Bon boulot, lâcha-t-elle finalement.
Nous observions la scène dans un mutisme circonspect, partagés entre admiration et malaise.
L’Arban s’approcha, scruta l’animal et jeta un coup d’œil à Micky.
— Impressionnant, gamin. Mais fais pas l’erreur de penser que ça te rend invincible. Ce monde ne fait de cadeaux à personne, même aux plus doués.
Micky ne lui accorda même pas un regard et répondit simplement :
— Je sais. Mais je suis encore là, non ?
Son ton s’élevait léger, presque insouciant.
Ça m’a donné des frissons.
Il se dirigea tranquillement vers l’arrière du groupe. Je ne pouvais m’empêcher de le fixer, de fixer ce sourire trop large qui semblait savourer la mort qui nous entourait. Que voyait-il que je ne voyais pas ?
Annotations