Chapitre 4 : États d’âmes (Partie 1)
La nuit tombait sur la plaine. Le ciel s’étirait dans une teinte violacée qui, petit à petit, engloutissait le camp. Les Aörochs grognaient de temps à autre, leur souffle formait de petits nuages de vapeur dans l’air frais. C’était presque beau, si on parvenait à oublier les plaintes qui s’élevaient autour des cadavres encore chauds. Je m’étais mis à l’écart, le corps en feu, avec l’impression qu’un gouffre s’ouvrait au fond de moi.
Élise se tenait debout, immobile devant les corps, ses yeux rivés sur le sol, comme si elle ne pouvait pas supporter de les lever vers les visages défigurés. Elle insistait depuis de longues minutes pour qu’on leur donne une sépulture décente. Une naïveté presque touchante, mais déplacée.
— C’est inutile, souffla Skjaldor.
Il s’était accroupi à côté de moi, mordant dans un morceau de bort qu’il me tendit ensuite.
Il avait su faire bon usage des appâts.
— Ils n’auront que la poussière, ajouta-t-il entre deux bouchées.
— Elle ne lâchera pas, répondis-je, une pointe d’irritation dans la voix.
Élise se planta là, devant un groupe de soldats, avec cet air qui oscillait entre l’innocence et la révolte.
— On ne peut pas juste… les laisser comme ça. Nous n’avons pas le droit.
Ses mots se perdirent un instant dans le vent. Tout le monde les avait entendus, mais personne ne répondit. Le silence nous écrasait de malaise. Les corps étendus devant elle étaient déformés par les chocs, les chutes, les piétinements. Certains, les paupières encore ouvertes, fixaient un ciel qui n’en avait rien à foutre. L’odeur ? Pas seulement du sang. Du fer, de la décomposition, oui, mais aussi cette putain de note sucrée, celle qui colle à la gorge, celle qui annonce que tout ça ne disparaîtra jamais vraiment. Je n’avais même plus envie de grimacer. Juste d’avancer sans trop y penser. Sans trop en laisser s’incruster sous ma peau.
Un des vétérans, un type élancé au crâne rasé, fixa Élise, ses lèvres retroussées.
— On n’a pas l’temps pour ça. C’est terminé pour eux.
Sans se décourager et avec un aplomb surprenant, elle implorait maintenant un autre homme. Un borgne de presque deux fois sa taille. Élise avait les yeux rouges de larmes, mais elle débordait de conviction.
Je détournais la vue. Je savais déjà comment cela finirait : quelques mots durs, un refus catégorique, et la petite Fleur comprendrait que la compassion n’avait pas sa place ici.
— Ceux qui tombent, c’est qu’il devait tomber. Elle va apprendre. On apprend tous, tôt ou tard, murmura Skjaldor, sa mâchoire claquant bruyamment. T’as vu comment elle les regarde ? Comme si c’étaient encore des êtres humains.
Je décelais un rire amer dans sa voix, une sorte de cynisme qui, étrangement, résonna en moi. Je n’avais pas encore pris le pli de considérer les morts comme des choses, mais j’y arriverai. Probablement.
— Ils l’ont autorisée à faire une sépulture, lâcha soudain Isadora.
Cette annonce me fit lever un sourcil, et Skjaldor faillit s’étouffer. Il écarquilla ses petits yeux ronds.
— Ils sont devenus sentimentaux, ou c’est juste parce qu’on pose le camp pour plusieurs jours ?
Isadora haussa les épaules, mais un semblant de sourire traversa ses fines lèvres gercées.
— Peut-être qu’ils ont encore une once d’âme. Un geste de pitié, peut-être, ou pour éviter qu’elle pleure toute la nuit. Qui sait ? murmura-t-elle avant de se détourner de nous pour rejoindre son propre coin.
Ressentait-elle quelque chose elle aussi, finalement ?
J’observais la scène avec curiosité. Un groupe de briscard s’était approché, ils traînaient les cadavres vers une zone un peu à l’écart. Ils lancèrent à Élise un regard où se mêlaient lassitude et exaspération.
« Creusez un trou, et balancez-les dedans. Rien de plus. »
L’homme cracha sur le sol.
Une fosse fut creusée. Élise, pelle à la main, y jeta ses dernières forces et quand, à bout, elle s’acharna malgré tout, Aiden prit sa relève. Et les morts furent jetés comme des sacs vides, sans égard.
L’un des corps lourdés, avec un visage tuméfié, me parut familier.
Durand.
Rendu à l’oubli.
Je retins un sourire.
Quand la fosse fut recouverte, le calme revint un moment. Élise détourna les yeux, se mordant la joue. C’était mieux que rien.
Puis on regagna le gros du Secteur stationné plus loin, et la routine reprit. Des ordres furent aboyés, les chariots rangés, et le camp monté. L’ambiance changea progressivement alors que l’air frais de la nuit chassait la lourdeur de la journée.
Les flammes du campement s’élevèrent dans l’obscurité, des brasiers de fortune éclairant faiblement les silhouettes. Quelques instants plus tard, la fête commença, aussi brutalement que l’Ombre Fidèle avait frappé.
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