Chapitre 4 : États d’âmes (Partie 2)
La réussite à l’Inkilada méritait une célébration. Les novices ayant survécu à l’épreuve étaient autorisés à festoyer. Une récompense modeste après avoir frôlé la mort. Je n’avais pas vraiment faim, mais je n’avais pas non plus l’énergie de refuser.
Des arômes gourmands s’échappaient de marmites bouillonnantes : des œufs de Truches, des tubercules et des herbes locales étaient préparés en bouillies. Des morceaux épais de viande rôtie à la broche, arrosés de lait fermenté et de sauces épicées composaient le plat principal, et quelques insectes grillés, attrapés près des enclos, ajoutaient du croquant au festin.
Plusieurs Décades avaient été envoyées capturer des Aörochs en parallèle de notre baptême du feu. J’entendais parler pour la première fois des « chasses à l’entonnoir ». Un dispositif ingénieux, m’expliqua-t-on, hérité du passé : de grandes constructions de pierre, bâties à la faveur de reliefs, qui convergeaient vers un enclos. L’idée était de canaliser les bêtes, de les piéger sans qu’elles puissent s’échapper. Les prises pouvaient alors être capturées, ou abattues en fonction des besoins. Cette fois-ci, ces dernières avaient fourni la majeure partie du repas.
L’Empire avait préinstallé ces pièges en des points stratégiques pour faciliter l’approvisionnement en gibier. J’imaginais ces masses de bêtes fonçant, paniquées, vers leur propre mort, et j’eus un frisson. Ce système était aussi efficace qu’il était froid, un miroir de la Cohorte elle-même.
Et je me disais que si on avait pu utiliser ce dispositif, au lieu de bêtement foncer dans le tas, alors… Les morts de l’Inkilada avaient-elles seulement un sens ?
J’entendais des rires, des chants et des éclats de voix. Je voyais des visages faussement joyeux. Certaines recrues essayaient malgré tout d’échapper, ne serait-ce qu’un instant, à toute cette folie. Les corps fatigués cherchaient à oublier l’horreur du jour, à se perdre dans le bruit et dans la chaleur des feux.
Un beau prétexte pour fuir. Futile. Je me sentais étrangement détaché de cette effusion.
— On devrait boire pour nos morts. Pour Kamil, Durand, Pô, et tous les autres, déclara Aiden, levant un gobelet en bois à moitié rempli de lait fermenté.
Pô. C’est donc comme ça qu’il s’appelait, le rouquin.
Isadora, installée à quelques pas, leva les yeux au ciel.
— Boire pour les morts ? Ils n’en ont rien à faire, Aiden. T’es encore plus stupide que je ne le pensais.
Aiden éclata de rire, une explosion joyeuse qui détonna dans l’atmosphère pesante.
— Peut-être. Mais je préfère encore être stupide que de me comporter comme une connasse. Si on n’a plus rien pour quoi pleurer, qu’est-ce qu’on fait ici, alors ? demanda-t-il.
Un malaise s’abattit sur le groupe et une brise glaciale me fit trembler. J’allai prêt du feu pour me réchauffer. Les flammes se mouraient ; je ramassai une poignée de bouse séchée et la jetai dans les braises. Une gerbe d’étincelle s’éleva du brasier et après y avoir ajouté une deuxième poignée, je retournai m’asseoir.
Je ne buvais pas, j’observais l’échange. Aiden parlait vigoureusement et même si les mots sonnaient creux, quelque chose dans cette fougue me rappelait ce que j’avais égaré depuis longtemps.
Isadora croisait les bras et le transperçait d’un regard sévère.
— Tu crois que ça change quoi que tu trinques ou pas ?
— T’as jamais eu envie de lever un verre, même pour une cause perdue ?
— Pour une cause perdue ? Très bien, alors c’est pour toi que je lève mon verre…
Aiden fut piqué au vif et je le sentis prêt à bondir sur ses pieds.
— Laisse tomber, grognai-je agacé par cette petite joute. Elle a raison, on fait que passer. Tu ne gagneras jamais cette bataille. Ceux qui ont passé l’arme à gauche n’en ont rien à foutre de nos regrets. Ils sont passés à autre chose. Nous, par contre, on est toujours là, et on a encore du chemin à faire.
Les visages se croisèrent, certains pleins de résignation, d’autres encore animés par une flamme fragile. Je détournai les yeux. On allait devoir affronter des épreuves bien pires que celle des buffles. Et franchement, je ne savais même pas si je survivrais à la suivante.
L’ambiance du festin s’éteignit doucement. Je vis mes camarades d’infortune se disperser, certains ivres, d’autres silencieux, à la recherche d’un coin pour dormir. La fête n’avait jamais vraiment pris, le poids des morts pesait sur chaque gorgée, chaque bouchée avalée. Sans un mot, je m’étais levé. J’avais besoin de respirer, de m’extirper du bruit et de la tension ambiants.
Je m’éloignai et mes pas me guidèrent instinctivement vers les Aörochs capturés, encore nerveux. Ils étaient attachés dans leur enclos sommaire, de l’eau et de la nourriture à disposition. Leur odeur forte et terreuse emplissait l’air.
Un grognement sourd, puis une haleine chaude me frappèrent la figure alors que je rêvassais. C’était l’animal que Micky avait attrapé.
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