Chapitre 5 : Les places vacantes

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 L'aube se glissait à peine entre les brumes pâles du matin. Le froid s'accrochait à nos os, rappelant que le climat était aussi changeant et capricieux qu’un reflet dans une eau trouble. Le confort n'était que précaire ici. Le camp se réveillait lentement, avec les premiers grognements des buffles et les murmures des recrues qui émergeaient des couvertures, ankylosées et misérables. Les braises du feu crépitaient encore, renvoyant une lueur vacillante sur les visages fatigués.

 La tente où nous dormions chaque soir ressemblait à une grande yourte, mais plus sommaire et conçue pour un montage et un démontage rapide. Les arceaux en bois souple, renforcés de cuir d’Aöroch, se courbaient en une structure circulaire, large et basse. Une toile épaisse, tissée à partir de fibres animales et végétales, nous protégeait des éléments. Robuste et imperméable, elle résistait au vent mordant des plaines.

 Le montage était devenu presque automatique, chacun connaissait son rôle : deux ou trois plantaient les piquets tandis que d'autres étiraient la toile. Un étonnant système magnétique nous permettait de fixer le tout sans effort. En quelques gestes rapides et bien coordonnés, la tente se dressait, imposante et fonctionnelle. La porte, proche du sol et étroite, s'ouvrait sur un intérieur spartiate mais finalement assez chaleureux.

 À l’intérieur, on dormait à dix, serrés d’ordinaire, mais trois places au moins étaient vacantes cette nuit-là. Un rappel que la vie ici tenait à peu de chose.

 Des peaux d’Aörochs tapissaient le sol pour former une couche isolante. Nos couvertures rembourrées de plumes de Truches retenaient la chaleur et repoussaient l’humidité glaciale. L'odeur musquée des animaux persistait dans l'air, mais c'était devenu notre confort quotidien. L'espace était restreint, mais le cercle que formait la tente permettait à tous d'avoir un minimum de place. Chacun s'enroulait dans sa couverture, le dos contre les autres. Dormir à dix pouvait sembler étouffant, mais la cohésion de la Décade exigeait ce genre de proximité. Au centre de la tente se trouvait le poêle relié à l’extérieur par un tuyau qui s’exfiltrait du toit. L’espace autour restait vide, il offrait une place suffisante pour cuisiner, poser des objets, ou les armes, prêtes à être saisies en cas d'alerte.

 J’émergeais du cocon sans aucune motivation, le corps lourd et l’esprit encore embrouillé. Je n'avais pas vraiment dormi. À vrai dire, personne n’avait vraiment bien dormi. La fête de la veille s'était terminée en murmures silencieux, les rires étouffés par l'épuisement et la réalité. Un poids invisible pesait toujours sur nous, une tension que même la nourriture et l'alcool ne pouvaient dissiper.

 Je me pris à rêvasser devant l’une de ces lucioles qu’on ne voyait qu’ici, ou sûrement là où les sols étaient moins arides. Petit insecte éphémère virevoltant dans les airs, aussi libre que condamné. Comme nous tous ici, à errer en espérant échapper à la main qui finirait par nous écraser.

 — C’est aujourd’hui, lança Isadora, qui écrasa l'insecte sous sa semelle.

 Je levai la tête, les paupières encore collées. Un nuage de vapeur sortait de sa bouche tandis qu’elle reniflait avec force.

 — Aujourd’hui quoi ?

 — On commence l’entraînement des bêtes, et elle haussa les sourcils, comme si j'étais le dernier idiot du camp.

 Elle me dépassa en soupirant et alla s’étirer avec précaution.

 Les Aörochs. Évidemment, je n’avais pas oublié ce détail mais j’étais encore perdu dans le brouillard de mes pensées. Une bonne tasse de lait chaud me ferait très certainement du bien avant d’avoir à me concentrer sur nos nouveaux “amis”. Ces créatures massives et imprévisibles allaient devenir une part de notre quotidien. Et moi, je peinais déjà à supporter mes propres compagnons, alors ces monstres…

 Le petit-déjeuner fut expédié sans un mot de plus. Je rassemblais mes affaires, me forçant à bouger. Autour de moi, les autres faisaient de même, certains plus motivés que d’autres. Élise était déjà prête, sa face grave. Elle ne disait rien, mais je savais qu’elle pensait encore aux morts d’hier. Micky, lui, affichait toujours cet air nonchalant, même s’il ne trompait personne. La fatigue se lisait dans ses traits. Quant à Aiden, rien de nouveau, la lenteur avec laquelle il s’équipa était l’illustration parfaite de l’énergie du personnage. Mou et las. Les seuls moments où je l’avais vu faire preuve de dynamisme, c’était lorsqu’il prenait un coup de sang. Et jusqu’ici, j’avais observé ce phénomène exclusivement face à Isadora et ses piques acerbes.

 Skjaldor était déjà parti, et Kyel, ainsi que son équipement, était manquants. Elle n’avait pas passé la nuit ici. On devait se rassembler devant les enclos avant que la brume ne se disperse, ou bien nos tuteurs viendraient nous chercher et nous feraient regretter d’avoir traîné la patte.

 Les Aörochs capturés s'agitaient encore, leurs grognements bas résonnaient dans l'air humide. Bientôt le brouillard laissa place à un ciel bas et voilé d’une couche blanchâtre qui réfractait la lumière du soleil de manière aveuglante. Au nord, des éclats lointains dansaient timidement sur les portes du pays de Mös. Une main en visière sur le front, je me dissimulais sans grand succès de cette lumière éblouissante. C’est à ce moment-là que l’Arban vétéran, Valdek, nous rejoignit, suivi de près par Kyel qui vint se mettre à nos côtés l’air de rien.

 — Vous pensez que vous les avez domptés, hein ? lança-t-il, les yeux plissés. Ces bêtes ne se domestiquent pas. Un animal domestiqué perd son instinct. Et ici, si une de ces bêtes perd son instinct, elle meurt. Alors, non. On les apprivoise, on leur fait croire qu’elles ont choisi de coopérer, mais elles restent sauvages. C’est ce qui les rend capables de survivre ici. C’est nous qui devons nous adapter à elles. Pas l’inverse.

 Il donna un coup de pied léger à l'un des Aörochs, qui répondit par un mugissement menaçant. Valdek s’en écarta d’un bond en émettant un rire gras.

 — Vous pouvez les dresser, leur faire comprendre comment avancer, se coucher ou vous porter. Mais au fond, si vous croyez les posséder, vous êtes déjà morts.

 Je les examinais, leur musculature était époustouflante. Énormes, les bêtes, leur poids variait entre 800 kilos et plus d’une tonne et demie avec des cornes larges et incurvées, et leur pelage dense et rugueux.

 Le bruit d’un sifflet me fit sortir de mon observation, deux sons secs soufflés à intervalle rapproché. Un groupe d’hommes à dos d’Aörochs s’avançait vers nous. Ils s’arrêtèrent à une quinzaine de mètres.

 — Valdek, vieux renard ! s’écria l’un des guerriers. Devine c’que j’t'amène.

 Valdek toisa l’homme et, sans dire un mot, il hocha le menton et cracha dans sa direction. Puis il soupira, comprenant une situation qui m’échappait totalement.

 — Trois ?

 — Ouep, une hécatombe d’mon côté. Descendez bleubites !

 Trois silhouettes descendirent des Aörochs et Valdek leur fit signe de la main.

 — Voilà vos nouveaux camarades. Seuls survivants de leur unité de recrues. Maintenant, vous êtes de nouveau dix.

 Je les lorgnais sans grand intérêt. Le premier, brun aux yeux noirs, semblait déterminé, presque agressif dans sa manière de marcher, comme s’il était prêt à foncer tête baissée dans n’importe quelle situation. Encore un qui se pense invincible. Le genre de type qui crèvera d’audace avant la fin du mois. Derrière lui, se comportant comme son garde du corps, une jeune femme silencieuse le suivait de près. Son regard était méfiant et en alerte. Enfin, le dernier : il avait l’air… ailleurs. Ses traits exprimaient une sorte de naïveté presque absurde, comme s’il ne comprenait pas tout à fait la gravité de ce qui l’entourait.

 — Lui, c’est un chanceux. Complètement à l’ouest, mais toujours en vie ! s’écria celui qui les avait amenés ici en rebroussant chemin, nous laissant dans un nuage de poussière.

 Valdek haussa les épaules, désintéressé, comme moi. Ils allaient être nos camarades, certes, mais ici-bas, être dix ou sept ne changeait pas grand-chose.

 — Je reviens, faites connaissance.

 Valdek nous laissa en compagnie des trois nouveaux. Le silence retomba comme une chape de plomb sur le groupe. Je jetai un coup d'œil rapide vers eux, mes lèvres se retroussèrent en une grimace presque imperceptible. « Encore des morts en sursis, » me disais-je.

 — Alors c’est vous les « prometteurs » ? lança le brun, son regard de feu nous balaya comme s'il cherchait à défier la terre entière. Moins impressionnant que ce que j’imaginais.

 Je pouffai intérieurement. Prometteurs, nous ? Dans quel monde ?

 — Je sais pas qui t’as dit ça, mais ça me plait qu’on reconnaisse mon talent ! s'enorgueillit Isadora.

 — On dit que c’est votre groupe qui a eu le moins de pertes pendant l’Inkilada. Moi, je dis que vous êtes une belle bande de veinards ; il baissa les yeux, songeur, nous… Eh bien, c’était pas beau à voir.

 — Veinards ou pas, ça prouve juste qu’on a été meilleurs que vous.

 Il releva la tête, arborant une expression pleine d’assurance.

 — Peut-être, on verra bien. On dit aussi que vous avez attrapé un véritable monstre. Alors, il est où ? demanda le jeune fougueux en inspectant les animaux de l’enclos.

 Il s’arrêta net et sa mâchoire tomba. Son regard s’était figé sur l’Aöroch de Micky.

 — Woah, alors c’est vrai… Celui qui l’a capturé est AS-SU-RE-MÉNT talentueux. C’est toi ? demanda-t-il à Isadora.

 — Lui, euh non, c’est le crâne rasé derrière, dit-elle en désignant Micky.

 L’inflexion dans sa voix laissait deviner l’amertume qu’elle tentait durement d’avaler.

 — Oh, tu paies pas de mine, mais chapeau. Moi, c’est Théo, s'exclama-t-il en s’approchant de Micky pour le saluer.

 Celui-ci ignora la main tendue et se contenta d’un demi-sourire tout en le couvrant d’un œil vide.

 — Elle, c’est Mira, cria-t-il en désignant celle qui le suivait comme son ombre.

 — Tu parles trop fort, ferme-là, tu nous les brises, finis-je par lâcher machinalement, agacé par ce trop-plein d’énergie matinale.

 La dite Mira me lança un regard glacial. Je reculai d’un pas. Déjà imposante, elle paraissait soudain plus grande. Je déglutis. Elle n’avait pas encore dit un mot, mais elle n’en avait pas besoin. Son attitude parlait pour elle. On aurait dit une lame prête à frapper quand on s’y attendait le moins. Ils faisaient une drôle de paire, ces deux-là.

 Élise s’interposa pour détendre l’atmosphère. Un sourire aux lèvres, elle s’approcha de Mira.

 — Fais pas attention à lui, c’est un grincheux, mais il n’est pas méchant. Je suis Élise, bienvenue. Comment s'appelle votre ami ?

 Grincheux, moi ? Je lui en foutrais du grincheux.

 — Le bienheureux ? C’est Falgrim. Aucune foutue idée de ce qu’il fait ici ! Et lui non plus, apparemment ! lâcha Théo, toujours aussi bruyamment.

 Falgrim, lui, continuait de fixer l’un des Aörochs, l’air béat. Je me demandais comment il était encore en vie. Il semblait invulnérable dans sa naïveté. Un sourire idiot se dessinait sur sa face, comme s’il voyait quelque chose que nous ne pouvions percevoir. Ce qui était certain, c’est qu’il ne voyait pas ce que je voyais.

 — Impressionnant, pas vrai ? dit-il, un ton émerveillé dans la voix. Ces créatures sont magnifiques. Je me demande ce qu’elles pensent.

 — Elles pensent à te piétiner, crétin, répondit Isadora en levant les yeux au ciel.

 Skjaldor lâcha un rire qui nous surprit tous tant il était aigu, aux antipodes de son apparence. Kyel scrutait la scène avec un intérêt feint. Elle était ailleurs, mais elle faisait mine d’être là. Elle observait, plongée dans des pensées dont je doutais qu’elle partage jamais la teneur.

 Aiden leva la main et tenta de s’exprimer entre deux bâillements :

 — ‘Lut.

 Je ne pus masquer mon sourire. Une salutation à rebours, ça lui ressemblait bien.

 Un brouhaha soudain interrompit le moment, et Valdek réapparut. Il tirait un Aöroch chargé d’un attirail ; des selles et un ensemble de harnais.

 — Allez, assez traîné les p'tits ! On passe aux choses sérieuses. Si vous ne savez pas les équiper, c’est la fin assurée.

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