Chapitre 6 : S’accrocher

7 minutes de lecture

 Valdek jeta des selles au sol. Je m’approchais, curieux. Le cuir épais et renforcé me paraissait étrangement sophistiqué. Des sangles et des crochets semblaient s’ajuster parfaitement. Valdek frappa l’un des morceaux de métal qui reliait les sangles entre elles. Un léger cliquetis résonna, et les pièces s’aimantèrent en une fraction de seconde.

 — Magnétisme, comme pour les tentes, expliqua-t-il avec un sourire en coin. Pratique, hein ? Ça te permet de t'attacher rapidement, et surtout de te détacher tout aussi vite si ça tourne mal.

 — Ça tourne toujours mal, lâchai-je.

 Valdek ricana, ses yeux brillaient d’une lueur amusée.

 — Juste. Mais t’es encore là pour le constater.

 Je pris une selle entre mes mains. Contre toute attente, elle était plus légère que je ne l’avais imaginée, malgré sa taille imposante. La première fois que j’avais vu ces bêtes, j’avais pensé qu’il serait impossible de les monter. Maintenant, je me tenais là, prêt à grimper sur l’un de ces trucs. Un rire sans joie me monta à la gorge. La Cohorte, c’était ça : l’impossible qui devenait juste un jour de plus.

 Mira s’approcha aussi du matériel. Ses doigts effleurèrent le cuir avec flegme. Elle et Théo échangeaient quelques mots à voix basse. Je n’entendais pas, mais ça n’avait pas vraiment d’importance. Ils semblaient connectés par quelque chose d’intime, quelque chose que je ne comprenais pas, et que je n'avais aucune envie de comprendre.

 Falgrim, lui, continuait d’admirer les bêtes. Comme si on pouvait appréhender le monde en souriant à ces bestioles. Il avait encore cette innocence stupide. Ici, c’était une des premières choses qu’on te volait. Je me souvenais avoir déjà arboré cet air émerveillé. Depuis, j’avais appris à survivre en surveillant mes arrières, en me méfiant de tout et de tout le monde. Il allait tomber de haut un jour, et je n’avais aucune envie d’être là pour ramasser les morceaux.

 Je jetai un regard vers l’Aöroch que Valdek s'apprêtait à équiper. Il tournait lentement vers nous, ses grands yeux noirs reflétaient une sorte d'indifférence calculée. Ses muscles roulaient sous sa peau tendue, chaque mouvement amplifié par sa masse colossale.

 — Et on fait comment pour pas finir écrasé sous une tonne de viande ? soupira péniblement Aiden.

 — C’est plus simple que tu crois, répondit Valdek en ajustant la selle magnétique sur le dos de l’animal. Ces bêtes-là t’écoutent, si tu sais comment leur parler.

 Théo insista, bravache il fit un pas en avant.

 — Comment on fait ça exactement ?

 Valdek déposa une paume attentionnée sur le museau de son animal, puis délicatement il apposa son front sur l’encolure avant de se mettre à fredonner une mélodie envoûtante. Des mots étranges, dans une langue qui l’était tout autant. Le chant était bas, guttural, résonnant dans la poitrine avant de s'élever dans les airs. J’avais déjà entendu ces chants à plusieurs reprises depuis ma conscription. Généralement les matins, avant d’entamer nos longues journées de marche, et parfois le soir avant de monter nos campements. Je ne m'étais jamais vraiment posé de question à leur sujet, tant ils étaient à mille lieues de mes considérations. Cela me rappela, quelque peu, ce qu’avait fait Micky, la nuit dernière.

 L’Aöroch mugit de contentement et soudain s’assit, faisant trembler le sol sous son poids.

 — Ça te les calme, les encourage à obéir sans résistance. Mais c’est pas à l’ordre du jour.

 Valdek jeta un coup d’œil vers Théo avant de pointer la selle.

 — Deux cavaliers. Toujours. Pour débuter en tout cas. Un devant, qui tient les rênes, et l'autre derrière, qui s'occupe de guider avec les jambes et le fouet. Il agita une cravache devant nous, faite de cuir tressé et d’une longue lanière souple. Et quand je dis fouet, je parle pas de leur claquer dessus comme des bourrins.

 — Alors on s’en sert comment, si c’est pas pour taper ? demanda Mira.

 C’était la première fois qu’elle parlait depuis leur arrivée. Sa question flottait dans l’air, coupante telle une lame. Elle ne posait pas une question, elle exigeait une réponse. Je fus surpris par ce ton autoritaire et presque désinvolte.

 Valdek, d’abord déconcerté par l’inflexion de sa voix, cligna des paupières puis secoua la tête avec un rictus.

 — C’est pas la douleur qui les fait bouger. C’est le son. Comme t’as pu le constater ils y sont sensibles. Tu le fais claquer près de leurs oreilles, ça les pousse à avancer. Mais fais-le bien, sinon ça les agace. Et tu veux pas les agacer.

 J’examinai la selle de plus près. Valdek indiqua les points où les harnais s’accrochaient magnétiquement. Une technologie qui dépassait ce que je m’attendais à trouver ici. Un mécanisme surprenant au début, presque magique, mais on avait fini par s'y accommoder à force de monter et démonter nos tentes. Je fis glisser ma main sur les sangles et les attaches ; les pièces de métal s’alignèrent automatiquement sous mes doigts et se verrouillèrent.

 — Et ça, c’est solide ? Assez pour résister à leur force ? demandai-je, sceptique.

 — Aussi solide que toi, j’imagine, répondit-il, un sourire moqueur sur les lèvres. Les aimants sont là pour que ça s’ajuste vite, mais une fois en place, c’est comme un bloc de granit. T’iras nulle part sans l’Aöroch.

 Efficace. Surtout quand on doit gérer ces monstres en plein chaos. Je hochai la tête, impressionné malgré moi. Valdek continua d’harnacher l’animal qui se laissa faire, comme s’il était habitué à cette routine, malgré son air sauvage.

 Il tapota doucement sa croupe.

 — Bon, écoutez bien, parce qu’y a pas cent façons de monter sur ces bestiaux, et si vous vous loupez, ça va mal finir, dit-il en jetant un regard sévère à Théo. Avant de vous jeter dessus comme des sauvages, il faut comprendre une chose : vous leur devez le respect.

 Il fit signe à l’Aöroch d’un claquement de doigt, qui s’approcha avec une lenteur presque royale. Valdek désigna une sangle attachée à la selle.

 — Celle-là passe sous le ventre et se verrouille magnétiquement. Faut s’assurer qu’elle soit bien fixée ; si elle lâche, la selle glisse, et vous avec.

 Le cliquetis du mécanisme résonna ; il tira sur l’attache pour montrer sa fermeté et poursuivit.

 — Ensuite, la montée : il tira cette fois sur un bout de corde et l'étrier se déroula jusqu'à un mètre du sol. La technique la plus simple c’est : un pied ici, une main sur la selle, l’autre où tu peux. Tu te hisses doucement.

 Je ne pouvais m’empêcher de guetter les réactions des nouveaux venus. Théo fronçait les sourcils, absorbé par la démonstration. L’impatience émanait de lui comme une fièvre mal contrôlée. Mira restait silencieuse, attentive, tandis que Falgrim regardait l’Aöroch comme un gosse face à un nouveau jouet.

 Valdek fit signe à l’un de ses soldats. La guerrière, pied sur l’étrier, grimpa sans effort, s’assit, vérifia les rênes et ajusta sa position. Elle désigna ensuite les points d’attache des brides, montrant comment les sangles se connectaient avec une simplicité déconcertante. Chaque pièce métallique s’ajustait comme par magie, ne laissant aucune place à l’erreur.

 Valdek hocha la tête.

 — Restez calmes, détendus. Ils sentent vos hésitations. Si vous devenez nerveux, eux aussi.

 Je laissai échapper un rire sec. Rester calme ? Sur ces monstres ? Qu’est-ce qu’il fallait pas entendre comme conneries.

 Il reprit :

 — Quand vous grimpez à deux, celui de derrière va sur l’autre flanc et utilise les poignées à l’arrière de la selle. La clé, c’est la coordination, sinon vous allez déstabiliser la bête.

 D’un mouvement aussi contrôlé qu’élégant, la femme mit pied à terre et Valdek la rejoignit. Les deux cavaliers aguerris firent alors une démonstration. Tel un seul être, ils se hissèrent sur l’Aöroch ; aucune hésitation, aucun geste superflu, la technique fut parfaitement exécutée. Elle avait sans doute été répétée un millier de fois jusqu'à devenir une seconde nature.

 — Le premier tient les rênes, le second contrôle les mouvements avec ses jambes. Et n’oubliez pas le fouet. C’est pas pour punir, c’est pour guider. Une claque douce à côté de leurs oreilles suffit à les faire avancer.

 Valdek fendit l’air et l’Aöroch avança lentement.

 — Mais je le répète, n’abusez pas ! il fixa Mira avant de reprendre. Pas trop fort et t’avises pas de les toucher. Si tu les agaces, ils vont t’envoyer valser. Crois-moi, c’est VRAI-MENT PAS quelque chose que t’as envie de tester.

 Ils déambulaient avec grâce, illustrant les explications.

 — Si vous tirez dans un sens et que l’autre donne une impulsion contraire, la bête capte pas. Vous devez bouger ensemble, en harmonie, comme une seule personne.

 L’idée même de monter sur l’un de ces trucs me faisait bouillir intérieurement. Je gigotais d’inquiétude. J’avais l’impression d’être une proie face à un prédateur. La cavalière descendit de la créature et, à son tour, Valdek sauta au sol avec une adresse surprenante pour son âge.

 Il se tourna vers son auditoire, tapota le pelage de son Aöroch et, avec un air de défi, il lança :

 — Vous essayerez sur lui. Alors, qui commence ?

 Le temps s’étira. Personne ne semblait vouloir faire le premier pas. Je sentais l’angoisse m’envahir, sourde et implacable. Dompter une tonne de muscles avec quelques sangles aimantées et un claquement de fouet… Simple, non ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire L'Endormi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0