Chapitre 7 : Douce satisfaction (Partie 1)
Théo, fidèle à l’image que je commençais à me faire de lui, avança le premier. Un signe d’assurance feinte à l’intention de Mira et ils s’approchèrent de l’Aöroch. Mira posa une main sur la bête, ses doigts tremblaient à peine. L’animal souffla bruyamment, ses narines éjectèrent une masse d’air qui souleva la frange de la jeune femme. Le regard de Mira s’illumina et elle noua vivement ses cheveux en un chignon.
— Je prends les rênes, murmura Théo.
Il monta, son mouvement plus fluide que je ne l’aurais imaginé. Mira grimpa à son tour et se hissa avec adresse derrière lui. Le temps sembla se figer autour d’eux.
— Allez, faites-le bouger, lança Valdek avec un rire à peine contenu.
Théo fit claquer le fouet. Rien. L’Aöroch tourna simplement la tête et renâcla. J’étouffai un rire. En voilà un qui n’avait pas bien écouté les consignes.
Mira s’en mêla, elle attrapa le fouet des mains de Théo. Son claquement, plus proche des oreilles de l’animal, le fit enfin réagir. Il fit un pas, puis un autre, ses mouvements faisaient trembler la terre. Petit à petit, le duo avança. Maladroitement, mais il avançait.
Puis, soudain, l’Aöroch s’arrêta.
— Pourquoi il s’arrête ? demanda Théo, tournant la tête vers Valdek.
— Peut-être qu’il aime pas ta gueule, répliqua Valdek, son sourire moqueur intact.
Théo, visiblement agacé, récupéra la lanière des mains de Mira et la claqua plus fort une première fois : rien. Il recommença, encore plus fort.
— Mauvaise idée, murmura Micky.
— Tu devrais pas faire ça, il aime pas, ajouta Falgrim à l’intention de Théo.
Ils avaient raison. L’Aöroch bondit, entraînant ses cavaliers dans une course folle. Mira s’accrochait désespérément, ses mains blanches d’effort, tandis que Théo tirait vainement sur les rênes pour ralentir la bête. Le chaos s’ensuivit. La bête galopait, ignorant toute tentative de contrôle, semant la panique.
Valdek perdit son sourire.
— Sautez !
— Arrêtez-le ! cria Théo.
Je me mis à courir. Pourquoi ? Aucune idée, un instinct idiot. Théo n’arrivait pas à détacher son harnais. Mira, elle, réagit rapidement et sauta juste avant que la bête ne l’éjecte. Elle roula sur le sol dans un nuage de poussière, échappant de peu à la fureur de l’animal. Théo n’eut pas cette chance. Il venait de se détacher lorsqu’il fut projeté violemment au sol. L’Aöroch, à peine ralenti, fit demi-tour et chargea vers lui.
— Non ! cria Falgrim.
Contre toute attente, il s’élançait, fouet à la main. Je n’aurais jamais cru ce type capable d’un tel courage. Le courage des imbéciles…
— Et ainsi il mourut, commenta Isadora.
Il s’était placé entre Théo et la bête. Il claqua une fois. Deux fois. Un son plus fort, plus net.
— Tout doux, mon ami, dit-il d’une voix calme et puissante en levant une main, paume ouverte, vers l’animal.
L’Aöroch ralentit et décrivit un tour complet sur lui-même. Puis, à la surprise générale, il s’arrêta. L’agitation retomba, le silence se fit lourd comme le ciel. L’animal fixait Falgrim, immobile. Le jeune homme tremblait. Mais il ne bougea pas.
Valdek s’approcha, posa une main sur son épaule.
— Bien joué, p’tit.
Puis il se dirigea prudemment vers l’Aöroch pour le calmer.
Je scrutais la scène, encore sous le choc. Falgrim, l’idiot naïf, venait de sauver Théo. La chance des imbéciles ?
Théo se redressa, grognant de douleur, couvert de terre. Rien de grave, juste des contusions et un ego probablement froissé. Je me surpris à ricaner malgré la tension. Mira le rejoignit et l’aida à se remettre debout, silencieuse, sa mine préoccupée et son regard rivé sur lui.
— Alors, qui est le suivant ? demanda Valdek, son sourire de retour. À partir de maintenant, vous monterez avec moi.
Je croisai le regard de Falgrim. Ses mains tremblaient encore, mais il semblait étrangement serein. Je refermai ma bouche béante.
— Alors, qui ? insista Valdek.
Qu’importe, surtout pas moi. J’aurais préféré fuir, mais... j’avais avancé d’un pas. Des faces, toutes aussi étonnées que la mienne, me dévisagèrent.
— J’y vais, soupirai-je, déclenchant une stupeur générale.
Isadora avait les sourcils levés, Skjaldor hochait la tête comme s’il reconnaissait mon « courage », et Élise me souriait. Bon sang, que je détestais leurs expressions. Aiden, lui, esquissait deux gros yeux tout ronds. Je sais, mon gars, aucune idée de ce qui m’est passé par la tête...
Kyel m’observait aussi, toujours les bras croisés, mais un rictus sur le visage. Brrr, j’eus des frissons, une sensation dérangeante parcourut mon corps.
Je m’approchai de l’Aöroch. Mon cœur battait à tout rompre. L’odeur musquée de l’animal me saisissait les narines. Je posai une main hésitante sur sa peau chaude et rugueuse. Il me regarda, ses grands globes noirs insondables.
— Souviens-toi, murmura Valdek, pas la force. Le son, la patience et le respect.
Sur l’étrier, je me hissai jusqu’à attraper une poignée sur la selle ; ma deuxième main agrippa instinctivement une corne de l’animal, qui ne broncha pas. Je montai. Bon sang qu’on était haut ! Une sensation grisante s’empara de moi, entre excitation et peur. Je verrouillai les sangles à mon harnais.
Valdek me tendit la cravache.
— Essaye ça. Tiens les rênes d’une seule main ferme et fais-moi claquer ça.
Je claquai doucement la lanière à côté de son oreille. Pas trop fort, juste assez pour qu’il réagisse. L’Aöroch bougea légèrement. Un autre claquement, plus net cette fois. Lentement, il commença à avancer, un pas, lent, mesuré. Puis un autre. Je tenais les rênes fermement, les dents serrées.
Valdek, à l’arrière, ricanait.
— Tu vois ? Pas si terrible une fois que tu sais leur parler.
L’Aöroch continuait son avancée, chaque pas vibrait à travers mon corps comme un grondement de tonnerre. Malgré mes efforts pour paraître calme, mes mains étaient moites et mon cœur cognait si fort que j’étais certain que tous l’entendaient.
— Tranquille, mon grand, murmurai-je, plus pour moi que pour la bête.
Je sentis une forme de satisfaction, fugace mais bien présente, à mesure que la créature obéissait docilement. Pourtant, sous cette couche superficielle de maîtrise, je n’oubliais pas une chose : au moindre faux pas, cette bête pourrait me broyer d’un seul geste.
Je me contentais de fixer la route devant nous, j’espérais que l’Aöroch ne déciderait pas de changer d’avis comme il l’avait fait avec Théo.
— Continu comme ça, Armand, m’encouragea Valdek. Il faut que ton dos soit son dos. Que tes fesses soient ses jambes. Par ses jambes, tu dois sentir la terre. Le plus dur, c’est de leur prouver que tu tiens les rênes. Le reste, c’est dans la tête.
Facile à dire, vieux, pensai-je en ajustant ma position et en serrant un peu plus fort les rênes.
Je lançai un regard en arrière vers les autres. Théo boitait légèrement, Mira le soutenait toujours avec une expression tendue. Micky me dévisageait et, peut-être avais-je mal vu, mais j’eus l’impression que ses yeux n’étaient pas vides, pour une fois. Lys, elle, s’était assise aux côtés de Falgrim. Pour le réconforter j’imagine, même si, selon moi, il n’avait nul besoin de l’être ce bienheureux.
Je repoussai mes pensées et me concentrai à nouveau sur l’animal. À chaque pas, je sentais un frisson, une étincelle de connexion ou peut-être juste l’instinct de survie. Mais ce n’était plus moi qui contrôlais, c’était nous. Les secondes s’étiraient, et un silence s’était installé. Pour la première fois, je ne me sentais pas totalement impuissant. Je n’avais pas été éjecté comme un sac de patates, ce qui relevait presque de l’exploit.
Puis Valdek rompit cette fragilité tranquille d’un éclat de rire.
— T’as trouvé ton nouveau meilleur ami, mon gars !
Je grognai en réponse, mais un sourire se forma malgré moi.
Valdek me fit signe d’arrêter la bête ; je tirai alors sur les rênes et l’animal obéit sans broncher.
— Allez, descends, t’as fait tes preuves.
À ces mots, la tension dans mes muscles se relâcha. Mes mains hésitèrent sur les sangles du harnais, mais je finis par les détacher. Lentement, je descendis, le cœur toujours tambourinant. Je levai les yeux et croisai ceux de Valdek. Il paraissait fier. Mais derrière cette fierté, je devinais que se cachait une forme de non-dit… Je comprenais que j’avais à peine effleuré les bases. La route serait encore longue. Je sentais les regards des autres sur moi alors que je les rejoignais.
— Bien joué, mec, murmura Aiden la bouche en cœur.
Isadora hocha la tête avec un air approbateur, tandis qu’Élise souriait toujours, mais cette fois, c’était moins gênant. Peut-être parce que j’avais l’impression d’avoir accompli l’impossible. Kyel ne disait rien, mais son sourcil levé parlait pour elle. Comme si elle voyait en moi une facette qu’elle ne s’attendait pas à découvrir.
Je laissais échapper un soupir de soulagement.
— Bon, c’était pas si mal, lançai-je en ricanant, qui veut tenter sa chance ?
Des rires éclatèrent. La journée continua et je savourai la douce satisfaction de ne pas avoir été celui qui avait été humilié. Pas aujourd’hui.
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