Chapitre 7 : Douce satisfaction (Partie 2)
Un cycle lunaire entier s’était bientôt écoulé dans une routine aussi nouvelle que rude, marquée par la fatigue, mais aussi par une certaine tranquillité que je n’aurais jamais imaginé trouver ici. Ce bout de terre fertile égaré au milieu du désert offrait un répit bienvenu.
Les bêtes étaient plus calmes, sans doute l’étions-nous également. Le paysage n’était pas totalement dénué de ressources : quelques plantes aux feuilles épineuses mais comestibles, des racines que les anciens nous montraient comment extraire habilement du sol, et même quelques cours d’eau boueux que les Aörochs flairaient avant nous. Rien de grandiose, mais suffisant pour que nous restions un moment. Suffisant pour que je me mette à apprécier ce nouvel environnement. Et depuis ce jour où j’avais monté le buffle de Valdek, quelque chose en moi avait commencé à changer. Je me surprenais à rêver, à laisser germer les graines d’un espoir futile.
Ce qui me fascinait surtout, c’étaient les chants. Valdek et les autres vétérans les entonnaient chaque matin, lorsque nous montions sur les Aörochs. Des mélodies gutturales, au rythme lent, profond, aux sons rauques, parfois presque murmurés et d’autres fois plus intenses, chantées dans une langue inconnue. Attentif à la phonétique, je m’amusais à en déduire des mots, mais l’exercice restait complexe : les sons étaient coupés de claquements de langue, de raclements de gorge et de bruits de nez, de bouche en aspirations sèches, ou de lèvre, en expirations roulées.
Khüchtei, khüchtei…
Ai, ayanga kholdog.
Ai, chono kholdog.
Ou encore :
Taivshir, erkhem amitan.
Salkhi chamaig…
Salkhi chamaig avch…
C’était là les rares passages que j’avais approximativement retenus. Les bêtes réagissaient aussitôt, comme si elles comprenaient chaque note. Ça les apaisait et j’avais l’impression d’y être sensible également. Peut-être qu’un jour moi aussi je comprendrais ces sons mystérieux, mais pour l’instant, je me contentais d’écouter, perdu dans ce qu’il restait de poésie dans ce monde.
Le reste du temps, nous étions plongés dans l’entraînement. D’abord, l’initiation au maniement des armes. Nombre d’entre nous étaient doués : notamment Skjaldor, le moins surprenant. Il était puissant et technique, sa robustesse faisait de lui un adversaire redoutable. Ensuite, Micky. En plus d’être un excellent cavalier, au combat il se montrait féroce et imprévisible dans ses mouvements. Chaque fois que je l’affrontais, je me laissais avoir par ses feintes et ses déplacements erratiques. Isadora était loin d’être en reste : elle faisait preuve d’une intelligence tactique stupéfiante, toujours à anticiper, à parer au bon endroit au bon moment, vous orientant jusqu’à ce que vous finissiez là où elle vous voulait : sous sa lame. Théo se débrouillait. Pas le plus fort, pas le plus rapide, mais il se révélait constant, endurant et surtout, motivé plus que de raison. Et enfin Mira.
Mira… Elle se distinguait vite, bien plus que je ne l’aurais cru. Elle avait ce talent brut, ce geste précis que même Valdek semblait respecter. Elle maniait les lames avec une violence méthodique. Son duel contre Cyclope, un guerrier aguerri de la Décade de Valdek, restait gravé dans ma mémoire.
Lance en main, elle avait dansé autour de lui, ses mouvements calculés, sans fioritures. L’homme avait vaillamment résisté, usant de son expérience pour tourner l’affrontement à son avantage. Mais Mira sut immédiatement s’adapter, elle tint bon et réussit même à le désarmer. Quand Cyclope dégaina son épée, elle fit de même. Je m’attendais à ce qu’elle faiblisse. Mais non. Le bruit sourd des armes s’entrechoquant résonnait dans le camp, et à chaque coup, elle s’imposait, les muscles tendus mais dans un contrôle absolu.
En revanche, c’est lorsque les deux passèrent au couteau qu’on put assister au véritable génie de Mira. Elle avait eu un contrôle total sur son adversaire en gérant la distance avec brio. Et lors d’un magnifique enchaînement de coups de tailles et de feintes, elle avait fini par rentrer dans la garde du borgne pour le mettre à terre. Cyclope avait d’abord écarquillé son unique œil, puis avait tenté de masquer sa gêne par des félicitations malhabiles.
Quant à moi, le corps à corps c’était pas trop mon truc, je m’en sortais mieux avec un arc, l’arc traditionnel. Un arc composite fait de bois, d’os d’Aörochs et de métaux légers, alliant souplesse et puissance. Je ne comprenais pas tous les détails techniques de sa composition. Les anciens se contentaient de dire qu’il avait été forgé par les esprits des steppes, qu’il pouvait traverser n’importe quelle cuirasse et tirer à des distances incroyables. La corde vibrait à chaque tir, émettant un son qui résonnait longtemps dans l’air.
Les journées s’étiraient ainsi. Les premières douleurs cédèrent la place à la routine, au rythme cadencé des exercices. Mais ce n’était qu’une partie de ce qui faisait tourner la Cohorte. Le soir venu, alors que les feux crépitaient et que les ombres des Aörochs s’étiraient sur le sol, nous accomplissions la dernière tâche : l’inventaire. Les armes devaient être comptées, les sangles vérifiées, la nourriture consignée dans des registres usés par le temps. Valdek supervisait, sa voix grondait dès qu’une erreur était repérée.
« Une Décade ne survit pas à la négligence », répétait-il, comme une litanie.
Parfois, je croyais voir les visages de ceux que nous avions perdus : Kamil, le rouquin sans nom, d’autres silhouettes fugaces, et même Durand. Puis le vent emportait leurs traits, ne laissant que le présent : le crissement du cuir, les rires étouffés de Théo et Mira, les discussions utopiques entre Élise, Falgrim et Aiden, les ronflements de Skjaldor, et le chant lointain d’un Aöroch répondant à la lune.
Je m’attardai sur mon arc, un doigt sur la corde encore vibrante de nos entraînements.
Demain, les tâches recommenceraient : les bêtes, les flèches, les lames. Mais ce soir, dans l’odeur âcre de la fumée et les murmures de mes compagnons, je m’autorisais à croire que cette routine n’était pas une prison. Plutôt une armure, fragile, contre l’inconnu qui rôdait au-delà des collines.
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