Chapitre 8 : Fractale (Partie 1)
Skjaldor et moi avions d’abord brossé les Aörochs, puis enchaîné sur la corvée de collecte de bouses que nous stockions pour alimenter nos feux une fois séchées. La tâche terminée, nous avions rejoint le reste du groupe sous la tente. Des bruits de cartes claquées, de rires étouffés et de murmures accueillaient la nuit. Une partie de fla-fla battait son plein. Un jeu de bluff où il fallait autant tromper ses adversaires que deviner leur main.
En cercle, à même le sol, Kyel, Aiden, Élise et Théo se mesuraient du regard. Leurs visages, éclairés par la faible lueur d’une lanterne à huile, étaient des masques de concentration. Les cartes s’abattaient sur les draps avec une fureur rythmée, ponctuant l’affrontement. Je m’étais d’abord allongé, m’enroulant dans une couverture usée, cherchant un repos que je ne trouvais pas. Le temps passait, mais le sommeil restait absent, une chose que mon corps, pourtant, réclamait avec insistance.
Finalement, j’avais fini par sortir prendre l’air et, couverture sur les épaules, je retournai vers l’enclos. Le vent de la steppe portait l’odeur âpre des bêtes et de la poussière. Un parfum qui devenait familier, presque réconfortant. Là, dans le calme des Aörochs, je pouvais enfin me retrouver.
Devant ces créatures majestueuses qui paissaient tranquillement, je m’étais surpris à fredonner. Une mélodie s’était échappée de ma gorge, comme une tentative d’apaiser leur âme sauvage, de les lier à moi. J’avais cru sentir leurs regards s’adoucir. C’était peut-être la seule chose à laquelle je voulais croire. Mes yeux s’étaient finalement arrêtés sur celle que j’avais l’habitude de monter. Une femelle au pelage noir et laineux, marbré de petites taches blanches sur le museau. Sauvage au départ, je l’avais rapidement prise en main. Ou peut-être étais-je celui qui s’était adapté à elle.
J’avais sorti mon cahier, un vieux carnet, pour esquisser son portrait. Je prenais des notes depuis quelques semaines, depuis que Valdek me l’avait remis. Ce livre aux pages blanches était devenu mon repère, mon exutoire. Je ne cessais d’y recenser tout ce qui me semblait intéressant, tout ce qui me passait par la tête, chaque réflexion, chaque détail de cette existence nomade, comme si cela me permettait de maintenir une forme de contrôle. J’y consignais mes pensées sur les bêtes, sur les gens, sur la Cohorte... Tout y passait.
Perdu dans mes observations, je n’avais pas remarqué Isadora qui s’était approchée aussi furtivement qu’un félin. Ce n’était pas la première fois qu’elle venait me surprendre, et généralement nous restions silencieux, chacun à scruter les bêtes. Mais cette fois-ci, je décelais quelque chose de différent dans son attitude.
Elle s’appuya contre la barrière, son attention portée sur le même Aöroch que moi.
— Elle t’écoute, on dirait.
Sa voix douce, presque nonchalante, contrastait de manière presque saisissante avec sa rigidité habituelle.
Je haussai les épaules, essayant de masquer mon étonnement.
— Peut-être qu’elle me tolère, comme tout le monde ici.
Un silence s’installa, plus léger, presque accueillant. Comme une porte qui s’entrouvrait.
— Tu sais, Armand, tu n’es pas aussi invisible que tu le penses. Tu crois que les autres ne te voient pas, que tu peux t’effacer derrière tes sarcasmes et ton cynisme.
Elle marqua une pause. Ses yeux cherchaient les miens.
— Mais tu es là. Tu fais des efforts. Et c’est ça qui compte. Pas les mots, pas ce que tu veux qu’on pense de toi. C’est ce que tu fais qui te définit. Tu as pris ta place ici, que tu le veuilles ou non.
Je levai un sourcil, perplexe. Ses paroles me frappèrent plus fort que je ne l’aurais cru. C’était la première fois qu’elle disait quelque chose d’aussi proche d’un compliment. Jusqu’à présent, elle m’avait toujours semblé distante, arrogante même, comme si rien ni personne n’était digne d’elle. Mais sous cette façade, je commençais à percevoir autre chose. Est-ce que je pouvais percer la carapace ? L’envie me prit de voir si elle était aussi paumée que nous tous. Peut-être était-elle simplement plus douée pour le cacher.
— Et toi alors ? dis-je doucement. Tu te définis par quoi ? Par un masque de dureté et d’orgueil ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle contempla son pendentif, perdue dans ses pensées. Quand elle en sortit, sa voix n’était plus qu’un souffle.
— Par la peur. La peur de m’effondrer si je ne le portais pas. La peur d’être… faible. De ne pas être à la hauteur…
Elle laissa planer un silence, mais cette fois, je ne percevais plus d’animosité, plus de méfiance.
— Toi aussi, tu as dû te battre pour ta place, hein ?
Elle esquissa un sourire amer et pour la première fois, je vis un soupçon de fragilité passer sur son visage.
— On se bat tous, Armand. Certains plus bruyamment que d’autres.
Je comprenais mieux à présent. Sa fierté, sa dureté, tout cela n’était qu’un moyen de se protéger. Ce monde ne pardonnait pas la faiblesse, et elle avait appris à la dominer à sa manière.
Un instant pensive, elle se redressa soudain, brisant ce moment de vulnérabilité avec cette détermination qui lui était propre.
— Tu aimes prendre des notes, non ?
Je hochai la tête, un peu surpris par cette question.
— Euh… oui.
Elle esquissa un vague signe de tête, puis se leva d’un mouvement fluide.
— Viens. Il y a quelque chose que tu dois voir.
Je me levai, tapai la poussière sur mes fesses et la suivis sans discuter. Et pour la première fois depuis longtemps, je ne me sentais plus aussi seul dans ce monde hostile. Nous quittâmes l’enclos et elle me mena vers une immense colline adjacente qui surplombait le camp. Alors que nous entamions notre montée, seuls les bruits lointains du camp troublaient l’atmosphère. Le silence entre nous n’était pas gênant. Il flottait serein, presque complice. L’ascension fut longue. L’air, plus frais en altitude, sentait la terre et le sable humides.
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