Chapitre 4 : États d’âmes (Partie 3)

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 Je n’avais jamais vu un buffle de cette taille auparavant.

 « T’as pas envie de dormir, hein ? » lui murmurai-je, caressant, non sans crainte, la peau épaisse de son museau. Un geste presque apaisant.

 — Toi non plus, on dirait, fit une voix derrière moi.

 C’était Aiden, une couverture enroulée autour des épaules. Il avait moins d’entrain que plus tôt. Ses traits, durcis par la fatigue et la réflexion, avaient retrouvé leur lassitude habituelle.

 — Je me demande si, quelque part, il y a des gens qui dorment tranquilles, fit-il, évasif.

 Je ricanai doucement.

 — Pas nous.

 Il s’assit à mes côtés et nous observâmes les Aörochs. Sans un mot, sans un bruit.

 Puis, ma langue se délia.

 — Ces bêtes-là… elles ne ressemblent à rien de ce que j’ai connu. Chez moi, on possédait que des chèvres et des poules. Et encore, quand la maladie ne les emportait pas. Ce qui s’en rapproche le plus, c’est peut-être les cerfs qu’on chassait pendant la pleine lune qui annonce la récession. Eux aussi étaient sauvages, grands et impressionnants. Mais rien de comparable.

 — On n’avait rien du tout. Pas de bétail, pas de champs, répondit lascivement Aiden, ses yeux toujours fixés sur l’Aöroch. Pas même de quoi nourrir les rats. On mangeait ce qu’on trouvait, et la plupart du temps, c’était des insectes, des mauvaises herbes et de la poussière.

 Un sourire triste flottait sur ses lèvres. Et il reprit, toujours avec cette même lenteur.

 — On a tous plus ou moins le même passé, hein ? La misère, la faim… C’est pour ça qu’on est ici, après tout. On n’avait nulle part où aller, alors on a suivi la Cohorte.

 — Ils m’ont enrôlé de force. Mauvais endroit, mauvais moment, mauvaise personne. Une série de choix merdiques…

 — Désolé pour toi, l’ami.

 — C’est fait. On en a tous bavé, tu fais pas exception.

 — C’était ça ou crever de faim chez moi, murmura-t-il. J’ai pris la Cohorte. Au moins ici, on a de la viande et un toit. Même si c’est une tente trouée. Et ma famille… eux, ils ont une bouche en moins à nourrir.

 — Ouais… C’est peut-être mieux que de clamser dans un coin sans que personne ne s’en soucie. Même si, ici aussi, personne s’en soucie.

 — Elle s’en soucie, elle.

 Je levai les sourcils.

 — La Fleur de Lys ?

 — Ouais.

 Je manquai d’avaler une mouche qui me tournait autour et la chassai d’un geste agacé.

 — Ça durera combien de temps, tu penses ? Elle finira bien par voir la vérité en face.

 — Je…

 Il haussa les épaules. Plus un mot, plus un bruit. Le souffle lourd des buffles. Aiden semblait perdu dans ses pensées, une forme de nostalgie dans le regard.

 Je contemplais la bête, laissant mon esprit divaguer.

 — Je me suis souvent demandé, reprit Aiden au bout d’un moment, ce qui existe vraiment au-delà de nos trous paumés. Chez moi, on parlait parfois de terres fertiles, d’endroits où poussent des fruits juteux et des légumes colorés, de paradis verts comme les monts d’Orval. T’as déjà entendu ces histoires, toi ? Des rumeurs ?

 — Ouais… comme nous tous. Les histoires et la Cohorte, ce sont les seules choses qui voyagent dans ce foutu monde.

 — Mais tout ce qu’on a vu jusque-là, c’est un désert. Sec, infini et... vide. Et le plus souvent, on entend parler des dangers… des monstres, des malédictions et des cités sous la terre… les ruines de l’Ancien Monde… Mais on ne sait rien, au fond. D’ailleurs, pourquoi on marche ? Et on va où ? Tu sais, toi ?

 — J’ai entendu dire que le territoire de l’Empire est immense. Plus grand que ton imagination. Si j’ai bien compris, on fait le tour, on protège les frontières. Un truc du genre.

 — On les protège des monstres ?

 — Des monstres, des hommes…

 — Et les malédictions, t’y crois ?

 — Un jour, j’ai entendu parler d’un village entier englouti par une espèce de brume noire. Aucun survivant, juste des cris… et après, plus rien.

 Je vis Aiden frissonner, même s’il essayait de ne pas le montrer.

 — Y’a toujours des rumeurs, répondit-il. C’est peut-être vrai. Peut-être pas. Mais on est là maintenant, nous, la Cohorte. C’est nous qui marchons là où personne n’ose aller. On survit, et on raconte les histoires. C’est censé se passer comme ça, non ?

 Il eut un rire sans joie.

 — Si on crève pas avant… lâchai-je.

 Aiden soupira.

 — Moi, j’ai entendu parler de bêtes gigantesques, aussi. Plus grandes que ces Aörochs. Avec des griffes qui déchirent les arbres, des yeux rouges… On les appelle les démons des marées. Ils disent qu’ils chassent en meute, comme des loups, mais qu’ils sont bien plus intelligents.

 — Des conneries. T’as vu la taille des buffles. S’il y’a des créatures plus grosses que ça, on serait tous déjà partis faire le Grand Voyage. Mais…

 J’hésitai un instant.

 — Mais je suppose que ça serait pas pire que vivre dans ce monde pourri.

 Inhospitalier, ce monde. Tout aussi hostile que vaste et mystérieux. J’avais pas vraiment l’envie d’en connaître plus. Ce que j’avais sous les yeux suffisait amplement à me dégoûter.

 Le bruit d’un pas léger derrière nous interrompit mes réflexions. Kyel apparut, les yeux creusés.

 — Vous devriez dormir, lâcha-t-elle sans préambule. On se lève à l’aube.

 — T’étais d’où, toi, avant la Cohorte ? demanda Aiden, curieux et visiblement pas prêt à mettre fin à la conversation.

 Kyel s’arrêta, un éclair de défiance dans le regard. Elle se gratta l’intérieur du poignet avant de plisser les paupières. Ses mots tombèrent d’abord secs, tranchants, comme une dague qui fend l’air.

 — Un trou paumé, comme vous tous.

 Elle laissa une pause, suffisamment longue pour que le silence devienne inconfortable.

 Puis, d’un ton plus mielleux, elle ajouta :

 — La seule différence, c’est que je savais que personne viendrait me sauver. C’était à moi de le faire.

 Je sentis monter une vague de cynisme, l’envie de lui balancer une réplique acerbe. Se sauver ? Ici ? Elle pensait sérieusement qu’on avait une chance de s’en sortir dans ce merdier ?

 Avant même que je ne lâche quoi que ce soit, elle reprit, comme si elle avait senti l’ironie dans mon silence.

 — Ce qui compte, c’est pas d’où vous venez. Ce qui compte, c’est où vous allez, ajouta-t-elle simplement avant de tourner les talons et de s’éloigner.

 Aiden siffla doucement.

 — Pas si sympathique, celle-là.

 Je haussai les épaules, déjà ailleurs. Ce genre de discours, on l’entendait trop souvent.

 On se levait pour rejoindre notre tente, quand nous croisâmes Micky. Il se rendait à l’enclos lui aussi. Comme si on avait tous eu le même réflexe : venir chercher réconfort auprès des animaux.

 Il s’avança jusqu’aux Aörochs et caressa le flanc de celui qu’il avait capturé.

 — Ils nous gardent en vie, souffla-t-il sans nous considérer. On ne les monte pas comme ça. Équilibrer le poids, utiliser la force de la bête plutôt que de la forcer.

 À bien l’écouter, je lui remarquai un léger accent aux tonalités chantantes. Tandis que je l’observais, une question me taraudait : quel était son âge ? À première vue, il semblait avoir tout juste la vingtaine, avec son visage juvénile, imberbe, et ses traits fins. Pourtant, les pattes-d’oie au coin de ses yeux vairons, et une certaine gravité dans son attitude, trahissaient une plus longue expérience de vie.

 Micky tapota le buffle de la main, un sourire moins perceptible que d’habitude sur les lèvres.

 — Vous verrez demain. On nous apprendra comment les monter correctement. Les harnais sont simples, mais faut un peu d’agilité.

 Alors qu’il terminait à peine sa phrase, un insecte plus gros qu’une mouche voleta vigoureusement dans sa direction. En un geste vif, Micky saisit l’insecte au vol. Puis, doucement, il ouvrit la main et son regard suivit la bestiole alors qu’elle s’éloignait de lui.

 — Comment t’as appris tout ça ? lui demanda Aiden, la bouche en cœur.

 Micky passa une main sur son crâne rasé, se redressa vivement et jeta sur Aiden un regard vide. Lointain.

 — En ne mourant pas, répondit-il simplement.

 Puis, sans rien ajouter, il se pencha vers l’Aöroch avant de murmurer de drôles de mots dont je n’arrivais pas à saisir le sens.

 Je m’éloignais alors, mon esprit rivé sur les paroles de Micky.

 « En ne mourant pas ». C’était tout ce que la Cohorte promettait, au fond. Survivre. Rien de plus. Ou, peut-être, l’espoir que les Aörochs nous guideraient loin des rumeurs et des monstres qu’on prétendait réels. Le camp s’endormait peu à peu et demain, même s’il faudrait survivre, au moins cette fois nous n’aurions pas à marcher.

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