Chapitre 11 : La goutte de trop (Partie 2)

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 C’était comme ça qu’avec Valdek et quelques autres, on s’était retrouvé au sommet d’une des collines. Elle offrait un panorama dégagé sur l’horizon, nous permettant ainsi de prendre l’ampleur de la situation. Le vent fouettait nos visages et, toujours en selle, après m’être assuré que mon crayon fonctionnait, je m’essayais à gribouiller ce que j’observais. À l’ouest, l’immense chaîne montagneuse s’allongeait vers le sud et loin devant, à environ soixante kilomètres, je voyais un bras d’eau immense. Il s’étirait depuis la mer et pénétrait dans les terres, traçant une ligne droite, plein ouest sur des lieux, nous barrant la route.

 — Y’a de ça deux révolutions y’avait qu’un genre de lac tout boueux ici. La mer… elle dévore les terres comme une bête affamée.

 — Est-ce que c’est un autre Secteur là-bas ? demandai-je en parlant d’un pâté presque indistinct étalé face à l’obstacle.

 — Ouais, c’est bien ça le problème fiston. Les éclaireurs ont mal fait leur taf… pas fichus de regarder dans leurs lunettes… Bordel, ça aurait jamais dû arriver, pesta un Valdek agité.

 D’ailleurs, de cette hauteur je pouvais entrapercevoir la queue de ce Secteur qui s’étendait en colonne, sur au moins une dizaine de kilomètres dans notre direction, à trois, voire quatre fois cette distance de notre avant-garde. Une marée d’hommes et de bêtes piétinant sous nos yeux.

 — On n’est pas censé être aussi proche. C’est pas normal, grommela Valdek en massant frénétiquement sa barbe grisonnante. Oh non, c’est pas normal. On aurait dû être prévenu !

 Et il fila vers le reste du Bataillon, nous laissant seuls avec nos questions.

 Skjaldor avait mis pied à terre. Il observait la scène silencieusement, les sourcils froncés.

 — Ils sont coincés là-bas depuis combien de temps, à ton avis ? lui demandai-je.

 — Suffisamment longtemps pour que ça devienne un problème, répondit-il après un moment, sans me regarder.

 — Il va y avoir convergence. Et si on se regroupe trop près, ça va devenir compliqué pour les ressources et on sera une cible, ajouta Isadora.

 — Une cible pour qui ? Les pillards ? demandai-je, un peu sarcastique.

 Elle se tourna vers moi, ses yeux clairs brillaient d’une lueur dure.

 — Pour tout ce qui rôde. Ce n’est pas qu’une question d’hommes, Armand. Tu devrais le savoir.

 Justement, je n’en savais rien du tout. Je levais les mains en signe de reddition, ne cherchant pas à argumenter. Elle avait raison, bien sûr. Depuis quelques jours, une sensation d’inquiétude avait pris racine dans nos rangs, quelque chose qui allait au-delà de simples rumeurs de Charognards. Les éclaireurs ne disparaissent pas sans raison, et même les bêtes semblaient nerveuses.

 — Que va-t-il se passer alors ? poursuivis-je.

 — Ça dépend des officiers devant, dit-elle en se détournant de moi. Mais s’ils ne trouvent pas rapidement un passage, ils devront prendre des décisions difficiles. Avancer par les montagnes, ou traverser cette masse d’eau. Dans les deux cas, ça prendra du temps et ça sera dangereux.

 J’inspirai profondément. L’air chargé de sel brûla mes poumons. Nous n’avions pas le choix. Si la mer continuait à avancer, comme Valdek l’avait dit, notre marge de manœuvre serait réduite à néant.

 Isadora soupira, chose rare chez elle. Elle se rapprocha de moi, ses yeux se posèrent sur mon carnet.

 — Tu notes tout ça ? demanda-t-elle, d’une voix plus douce que d’habitude.

 — Je note ce qui compte, répondis-je en haussant les épaules.

 Elle eut un sourire en coin, presque imperceptible.

 — Et qu’est-ce qui compte, Armand ?

 Je ne disposais pas d’une réponse toute faite à lui donner. Tout comptait et rien en même temps. Peut-être que dans quelques années, si on survivait jusque-là, ces notes n’auraient plus aucune importance. Ou peut-être que ce serait tout ce qu’il resterait de moi.

 — Je ne sais pas, fis-je honnêtement.

 Elle sembla apprécier ma réponse. Elle avança de quelques pas, regarda encore la mer, puis se retourna vers moi, les bras croisés.

 — Tu sais, au début, je ne pensais pas te voir tenir aussi longtemps. Mais je suis contente de m’être trompée sur ton compte, admit-elle l’air sérieux.

 J’étais un peu surpris. Cette prétentieuse prompte à donner son avis sur tout avait décidemment une drôle de manière de se montrer « gentille ». Elle n’avait pas refait preuve de ce genre d’intérêt maladroit depuis cette nuit où elle avait ôté son masque pour la première fois. À croire que les hauteurs lui réussissaient.

 — Je fais de mon mieux, répliquai-je, légèrement gêné par son buste penché sur moi.

 — La Cohorte, cette vie… elle finit par changer les gens, ou… elle marqua une pause et plongea ses yeux dans les miens comme si elle cherchait à sonder mon âme.

 L’attente devint longue, puis elle reprit :

 — Ou peut-être qu’elle ne fait que les révéler.

Je ne pus m’empêcher d’être flatté, mais cela suscita en moi un sentiment d’inconfort. Encore cette sensation, comme une boule de dégoût au fond de la gorge. Je ne pouvais contenir cette chose. Je devais m’en débarrasser. Ainsi, je ne pus m’empêcher de cracher mon cynisme.

 — Elle a plutôt tendance à nous broyer, à tout aspirer pour laisser qu’une coquille vide… Peut-être que certains préfèrent ne rien révéler, car ils n’ont rien à révéler.

 Je marquai une pause, baissai la tête avant de conclure d’une voix accablée :

 — Tout le monde ne demande pas à être vu.

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