Chapitre 13 : Un vent de panique (Partie 1)
Le monde autour de moi n’était plus que chaos. Le rugissement grave des tambours de guerre et les sifflets aigus retentissaient dans l’air, se mélangeaient aux cris inarticulés des hommes et aux hennissements paniqués des montures. Je me trouvais au cœur d’un tumulte de lames et de hurlements, le souffle court.
Le sang battait dans mes tempes. J’avais perdu mon arc dans les gravats. Un moment de répit, peut-être une fraction de seconde, et je réalisai que je ne savais plus où se trouvaient mes compagnons. Un grondement résonna à ma gauche : un Aöroch couvert de poussière et de sang traînait un chariot brisé derrière lui, furieux, déboussolé, aveuglé par la peur et la douleur. Autour de lui, les corps gisaient, écrasés, déchirés.
Je cherchais des visages familiers dans la mêlée. Où étaient-ils tous ? Une sombre pensée me souffla : « sous les décombres ». Le chaos m’avalait et la peur m’enserrait la gorge comme un étau. Le sol vibrait sous mes pieds et des projectiles, des pierres sans doute, pleuvaient depuis les hauteurs.
Je levai les yeux.
Ils étaient là, partout. Des ombres furtives, presque invisibles sur les crêtes déchiquetées. Les Zaratans. Ces barbares des montagnes. Un peuple survivant dans ces cols rocailleux. Les hommes redoutaient leurs embuscades silencieuses, et voilà qu’aujourd’hui ils étaient là et s’abattaient sur nous comme une tempête. Une pierre siffla près de mon oreille. La terreur se répandit dans mes veines.
Toute cette foutue situation était prévisible, Valdek l’avait bien dit. Pourtant, cet incompétent de Mingghan avait sous-estimé la menace en décidant d’emprunter cette route, et cette route elle menait à la mort.
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Les cors avaient retenti pour signaler que l’avant-garde avait trouvé un passage qui contournait l’embouchure. On allait devoir traverser le massif, car la tentative de construction d’un pont échouant à mainte reprise, notre Secteur ne pourrait passer le bras d’eau à temps et sans risque. Les montagnes donc. D’abord vers l’ouest, quelques lieues à travers le Défilé du Diable, puis vers le sud pour ressortir derrière l’obstacle, par le vallon du Cul-du-Diable.
On marchait en rang serré en suivant le détroit rocheux. Les parois abruptes se dressaient de chaque côté comme des géants de pierre impassibles, quand Valdek nous avait mis en garde.
— J’aime pas cet endroit. En quarante révolutions j’y suis passé qu’une fois, ça a tourné au vinaigre. Les sauvages d’ici… des bêtes sanguinaires.
Il avait dit ça et personne ne l’avait vraiment écouté, sauf ses hommes qui lui vouaient une confiance absolue. Leurs regards s’étaient durcis, méfiants, guettant le moindre signe de danger. Le calme des montagnes était étrange, presque surnaturel, seulement brisé par le martèlement des sabots et le crissement des roues des chariots sur la roche. Un silence oppressant, qui ne présageait rien de bon.
Ce matin-là, l’air était sinistre. Comme si les montagnes elles-mêmes retenaient leur souffle, à l’affût de nos mouvements.
— Quelque chose ne va pas, avait murmuré Isadora.
Je me souviens avoir levé la tête vers le ciel gris. Tout semblait calme et pourtant, je pouvais sentir une tension grandissante.
Un battement sourd avait rompu la fausse tranquillité, suivi par l’apparition d’un messager à dos de Truche. Il avait surgi de derrière nous, à toute allure, les yeux écarquillés de terreur. Ses vêtements en lambeaux, couverts de poussière et de sang, trahissaient l’urgence de la situation. Il tira sur les rênes avec une brutalité désespérée, stoppant sa monture à quelques pas du Jagün, qui dirigeait notre colonne.
— Zaratans ! haleta le messager, son souffle haché par la panique. Ils… ont attaqué l’arrière… sommes acculés… Des renforts, tout de suite !
L’inquiétude tomba sur le Bataillon. Les autres et moi restâmes figés par l’annonce. Mon cœur s’emballa.
Le Jagün plissa le front, puis tourna la tête vers Valdek. Ce dernier n’attendit même pas les ordres. Il claqua des doigts, et d’un ton ferme, convoqua son unité et la nôtre.
— Décade ! Vous savez quoi faire ! tonna-t-il à ses hommes qui effectuèrent le salut avant de crier « Thàrss ».
Puis il se tourna vers nous et d’un ton grave déclara :
— Mettez vos casques. C’est l’heure du Tuulan, votre premier combat.
Le grondement de ses paroles résonna en moi et m’ébranla plus que je ne voulais l’admettre. Pas maintenant. Pas aussi tôt. Ce n’était plus une simulation, ce n’était plus un exercice. Ce serait du vrai sang. De vrais cris. Des morts.
La voix vive du vétéran Cyclope m’arracha à mon désarroi naissant.
— Saluez, bande de merdeux !
Et mécaniquement, comme de bons soldats, nous nous exécutâmes ; frappâmes notre poitrine, passâmes deux doigts sous notre œil droit et jetâmes le bras vers le sol, avant de nous planter droit en criant « Thàrss » ...
— On a traîné trop longtemps, maugréa Kyel, son regard inquiet fixé sur le défilé.
— Ils viennent frapper là où on est le plus fragile, nota Isadora.
— Ces enfoirés ont dû voir une opportunité, ajouta Cyclope, on a perdu du temps à cause de cette foutue embouchure. Maintenant, on est isolés, et eux ont l’avantage du terrain.
— C’était une putain de mauvaise idée de passer par ici, renchérit Valdek, pensif, avant de se ressaisir. Mais vous inquiétez pas trop les p’tits. Vous serez pas seul.
Il pivota et désigna autour de nous d’autres Décades ayant reçu le même ordre.
Trois Arbans vociféraient leurs directives, et parmi les mines déconfites je reconnaissais des visages de recrues arrivées plus ou moins en même temps que nous.
Valdek pointa du doigt les trois chefs de Décades.
— Galirah, la Larme du Désert. Orig le Bossu et Khil le Perfide, une belle équipe ! Tous avec une escadre de bleusailles. Avec nous, ça fait une ribambelle de guerriers, quatre-vingts, c’est assez pour s’occuper de ces salopards.
Je sentais mes doigts trembler tandis que j’essuyais mes mains moites. Chaque geste semblait soudain lourd de conséquences. La peur me gagnait lentement, une vague que je ne pouvais plus ignorer.
— Laissez votre char, dit Valdek d’un ton sec, Mira, Théo, prenez les Truches, vous partez devant avec Galirah et l’unité rapide.
— Bon, alors c’est maintenant ou jamais, hein ? lança Théo, essayant de faire preuve d’audace, même dans la tourmente.
Son sourire, cependant, semblait plus forcé que d’habitude lorsqu’il ajouta :
— On va leur montrer de quoi on est capables.
— Théo… murmura Mira, tout en vérifiant silencieusement ses armes, rapide et méthodique.
Elle ne disait rien de plus. Elle avait ce regard, celui qui ne laissait passer aucune émotion. Mais je pouvais voir la tension dans ses muscles. Même elle, la guerrière implacable, savait que ce jour ne serait pas comme les autres.
Je voyais leurs expressions se tendre alors qu’ils se préparaient à rejoindre l’escadron de tête.
— Les autres, à dos d’Aöroch avec moi, tonna Valdek.
Les soldats se regroupèrent, les Aörochs harnachés prêts à charger. Aiden, debout à côté du chariot, ses poings serrés sur son arc, lâcha une bordée de jurons colorés.
— On est coincés ici, grommela-t-il, alors qu’il se hissait sur sa monture à la suite d’Élise. C’est une foutue souricière.
Un cri, au loin, suivi d’un autre. Les hostilités avaient commencé.
Le stress montait. Certains tremblaient, d’autres respiraient lourdement. Kyel ne faisait pas exception. Elle se grattait le poignet avec une frénésie peu contenue. Néanmoins, Micky paraissait calme. Ce type était décidément louche. Il ajoutait une couche au malaise qui me gagnait. L’atmosphère se chargeait de cette peur primale qui, disait-on, précédait toujours le premier coup porté. Une terreur qui te grignote de l’intérieur.
— Vous avez peur ? demanda Valdek, ses yeux se posèrent sur chacun d’entre nous. Vous devriez. Parce que ceux qui n’ont pas peur ont déjà un pied dans la tombe.
— Ouais, sympa comme discours, marmonnai-je pour moi-même.
Nous entendîmes le son d’un cor. C’était un signal de détresse. Ceux à l’arrière étaient en mauvaise posture. Puis un cri de guerre perça l’air, un appel à la charge. Le son se répercuta dans le défilé, à peine couvert par les rugissements des Aörochs et les premiers coups de sifflet.
— En avant ! hurla Valdek. Soyez prêt !
Le temps semblait ralentir autour de nous, tandis que nous entamions notre marche vers le chaos.

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