Chapitre 13 : Un vent de panique (Partie 2)

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 Le soleil ne s’élevait pas assez haut pour que sa lumière voilée éclaire l’intérieur du défilé. Ses faibles rayons s’écrasaient sur les sommets, baignant les pics d’une lueur orangée et donnant au décor rocailleux une allure cruelle. La brume matinale peinait à quitter ce corridor hérissé. Elle s’attardait pesamment sur son sol caillouteux. Les montagnes nous encerclaient comme des crocs sur le point de s’abattre sur nos chairs.

 Je pouvais sentir les muscles de l’animal se contracter sous moi. Devant, je voyais les épaules raides de Skjaldor qui se balançaient légèrement au rythme des foulées lourdes. Les Aörochs étaient solides, endurants, mais le terrain accidenté les mettait à rude épreuve. Leurs sabots peinaient à trouver des prises sur les roches glissantes. Deux chariots seulement nous accompagnaient. Trop risqué d’en aligner davantage sur ce chemin traître. Je songeais à Mira et Théo sur leurs foutues bestioles osseuses et aux longues pattes. Ils étaient sûrement arrivés sur les lieux de l’attaque. Peut-être avaient-ils déjà succombé.

 Autour de moi, l’ambiance était électrique. Les soldats restaient silencieux, vérifiaient leurs armes, resserraient les sangles de leurs armures composées de cuir lamellaire ; renforcées parfois par des plaques récupérées de l’Ancien Monde. Certains guerriers, dont les Arbans Orig et Khil, portaient d’étranges gilets ; épais et noirs, avec des poches et des coutures usées qui semblaient avoir été conçues pour un autre temps, une autre guerre. Des vestiges des forces d’antan, disait-on. De ceux qui ont vu la chute du monde. Ils n’étaient pas beaux à voir, mais ils tenaient bon sous les coups, un avantage non négligeable.

 La formation restait compacte : deux par Aöroch, et Valdek, à la tête de sa Décade, ouvrait la marche. Nous avancions parmi eux. Devant, Galirah et son escadron avaient déjà filé. Derrière nous, Orig le bossu conduisait un chariot, puis Khil le Perfide et ses hommes fermaient la colonne. Les yeux scrutaient les ombres sur les parois.

 Le bruit devint soudain assourdissant. Les hurlements des Zaratans, des hululements sauvages et stridents, jaillissaient des sommets comme des gémissements macabres, résonnant dans le couloir de roche.

 — On approche, murmura Skjaldor.

 Je hochai la tête sans répondre. La tension devenait presque insoutenable. Un dernier virage dans le col, puis je les vis. Des silhouettes furtives, perchées sur les hauteurs, des éclats de mouvement à peine perceptibles. Les Zaratans. Ces salopards attendaient, prêts à fondre sur nous. Des bêtes, disait-on, à peine humaines. Ils avaient peu d’armures, juste des haillons, des peaux d’animaux en lambeaux, et leurs visages étaient abîmés, comme si des générations de misère avaient ravagé leurs traits. Ils portaient des frondes, des lances rudimentaires, des javelots grossiers. Leur humanité semblait presque inexistante.

 Je remarquais qu’ils étaient bien avancés sur les crêtes. Ils dépassaient le convoi attaqué de presque une centaine de mètres. Ils voulaient nous bloquer avant qu’on puisse le rejoindre.

 — Préparez-vous ! cria Valdek en levant le poing.

 La colonne s’était immobilisée dans un concert de mugissement, de grincements de cuir et de métal. J’avais attrapé mon arc, tout en m’efforçant de calmer mes mains tremblantes. Le premier choc arriva sans prévenir. Des projectiles sifflèrent dans l’air, et avant même que je n’aie le temps de réaliser, un soldat à mes côtés s’effondra, le visage défoncé par une pierre. Le sang jaillit en une gerbe sombre, éclaboussant mon visage

 Je me figeai, une fraction de seconde. L’odeur métallique du sang. Tout mon être voulait fuir, mais les ordres fusèrent, m’arrachant à ma stupeur. Valdek donnait ses instructions avec tranquillité, comme si c’était une journée banale. Des pierres fusaient autour de nous, projetées avec une force effrayante par leurs frondes. J’entendis un cri étouffé, quelque part dans la colonne, un autre homme frappé en pleine tête bascula de son Aöroch.

 — Descendez, à couvert ! aboya Valdek, lorsqu’il se rendit compte que nous étions des proies faciles sur nos montures. Formez un mur !

 Les soldats réagirent avec une rapidité si instinctive que j’eus l’impression de mettre pied à terre des années après eux. Les Aörochs furent poussés en avant pour former une barrière, tandis que les frondeurs et archers s’alignèrent derrière. Les lames étaient prêtes, les corps crispés.

 Aiden, juste derrière moi, grognait, son arc tendu et son regard fouillant les crêtes.

 — Ils vont nous encercler, dit Isadora, la mine grave.

 Nous décochions nos flèches, mais la plupart ne trouvaient que la roche. Les Zaratans, chétifs et rapides, savaient faire usage de leur environnement. Les Aörochs encaissaient les chocs, mais je me demandais combien de temps encore ils pourraient nous protéger. À ce rythme-là, est-ce qu’on pourrait seulement rejoindre l’escadron de tête et le Bataillon attaqué ? J’en doutais fortement. Et à ce moment, le pire se produisit.

 C’est qu’ils n’étaient pas seuls. Des bêtes les accompagnaient, des créatures mutantes des montagnes.

 — Des Gris ! s’écria Cyclope, son œil exorbité de terreur.

 De gros molosses, mi-loups, mi-chiens, déformés par des siècles de survie dans ces lieux inhospitaliers. Leur peau épaisse et grise ressemblait à la roche elle-même, et leurs mâchoires massives pouvaient broyer un os en un instant. Une dizaine de ces monstres déferla sur nos Aörochs, ajoutant à la confusion, amplifiant la cacophonie. Ils sautaient des crêtes, s’abattaient à plusieurs sur nos bêtes, les mordaient aux pattes et au ventre, avant de disparaître entre les crevasses, prêts à renouveler leurs attaques. Leurs grognements rauques se mêlaient aux hurlements de leurs maîtres. Leurs griffes martelaient les pierres, et ils se jetaient sur nos flancs, sans répit, comme des fauves enragés.

 Les cris s’intensifièrent, stridents, paniqués. Nous étions encerclés, enfoncés dans leur piège, comme Isadora l’avait craint. Nos rangs serrés luttaient pour ne pas céder sous la pression. Mais notre mur animal allait craquer. Nos Aörochs, affolés, se cabrèrent sous l’assaut et quittèrent peu à peu la formation pour échapper aux crocs acérés des Gris, piétinant autant les ennemis que les nôtres, dévoilant nos positions. Des vers nus et vulnérables face aux projectiles. Les Zaratans restaient plus agiles que nous sur ce terrain accidenté, et diablement précis avec leurs armes.

 Des râles s’élevaient autour de moi. J’aperçus un Aöroch s’effondrer, submergé par les assauts répétés des Gris, des frondes et des javelots. Le sol tremblait sous mes pieds, mais je n’étais plus sûr de ce qui était réel ou simplement le fruit de mon effroi. Jamais, non jamais je n’aurais imaginé voir une de ces créatures s’effondrer. Si même elles étaient vulnérables, je ne donnais pas cher de nos peaux.

 — Repliez-vous ! hurlait Valdek, mais le son de sa voix se perdait dans le fracas de la mêlée.

 — Ils sont partout, chef ! beugla Cyclope, décochant une flèche en direction du flanc arrière gauche.

 Soudain, une explosion retentit, venant des plateaux au-dessus de nos têtes. Les parois se fissurèrent sous le choc. Un pan entier de la falaise s’effondra dans un tonnerre de roche et de poussière. Les Zaratans avaient déclenché une avalanche. Des tonnes de pierres dévalaient vers nous. Je fus projeté au sol, mon arc m’échappa des mains. La fumée envahissait mes poumons. J’étouffais. Je luttais pour me relever, mais mes jambes refusaient de m’obéir.

 Partout autour, des cris d’agonie. Des hommes pris au piège sous les décombres. Des montures terrifiées s’échappaient dans la panique. Le désordre régnait en maître. Les battements de mon cœur résonnaient dans mes oreilles. Chaque pas devenait une souffrance. Je titubais à travers les débris, cherchais une sortie, un repère. Où étaient mes camarades ? Sous les gravats ? Je devais les retrouver. Sur ma gauche, un fracas sourd me sortit de ma torpeur. Un énorme Aöroch traînait un chariot brisé, emporté dans un élan de panique.

 Et voilà où j’en étais.

 Une pluie de projectiles s’abattit autour de moi. Je cherchais leur provenance. Mes yeux balayèrent les cimes. J’étais encerclé. Une pierre claqua, frôlant ma face. Soudain, je réalisais : j’étais à découvert, complètement exposé. Mais avant que je puisse réagir, une pierre frappa violemment mon casque.

 Le monde bascula. Je tombai au sol. Ma tête résonnait comme une cloche brisée. Le son de la bataille devint un bourdonnement lointain. Les tambours, les sifflets, tout se mêla en une bouillie indistincte. Je tentai de me relever, mais mes membres ne répondaient pas. Tout tournait autour de moi, et des spectres dansaient dans mon champ de vision. Je sombrai.

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