Chapitre 14 : Macabre défilé (Partie 1)

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 « … mand ! Ar… and ! »

 Quand je repris conscience, le bruit de l’affrontement était toujours là, mais étouffé, comme s’il provenait d’un autre monde. La poussière me collait à la gorge. Le goût du sang emplissait ma bouche. Je relevai la tête, les yeux brouillés, et je vis un Aöroch écrasé à quelques mètres de moi, en train de se faire déchiqueter par des Gris. Partout, le carnage. Les corps des hommes et des femmes de la Cohorte se mêlaient à ceux des Zaratans et des bêtes. Je devais me relever, partir d’ici le plus vite possible. Mais mes mouvements m’envoyaient une vague de douleur et mon crâne me brûlait. J’étais désarçonné, perdu.

 Dans ce bordel, j’aperçus Aiden sur ma droite, accroupi derrière un rocher contre la paroi. Il tirait maladroitement quelques flèches. Un javelot en bois le frôla, manquant de peu de l’empaler. Il se tourna vers moi, son regard terrifié croisa le mien.

 — Armand, viens par ici ! cria-t-il.

 Sa voix perçait à peine à travers le vacarme.

 J’essayais de lui faire signe, mais mes muscles refusaient encore de m’obéir. Des ennemis se jetaient sur nos lignes brisées, ils étaient désorganisés mais sanguinaires et frappaient à l’aveuglette, comme des bêtes enragées.

 Je ramassais mon arc, remettais mon casque en place et commençais à ramper, m’accrochant désespérément aux rochers pour me redresser. Plus en avant, j’aperçus Valdek à la tête d’une petite brigade. Ils abattaient les ennemis qui s’engouffraient dans nos rangs, contenant leur avancée. Mais ils paraissaient accablés par le nombre. Sur ma gauche, les Gris déchiraient la chair des Aörochs et des hommes avec une brutalité sans égale. Ils mordaient, griffaient, renversaient tout sur leur passage.

 Un de ces monstres se jeta sur Cyclope. Ce guerrier massif de la Décade de Valdek se dégageait à peine des gravats. Il luttait pour repousser la bête. Je vis ses jambes céder sous le poids du molosse. Son cri se noya dans le tumulte. Je reprenais mon avancée laborieuse vers ce petit renfoncement, à flanc de falaise, où Aiden avait été rejoint par Élise et Kyel.

 Un autre Aöroch déboula de l’arrière. Il traversa la mêlée et rata de peu de m’écraser. Il traînait Orig. Le Bossu était chahuté, il rebondissait sur le sol rocailleux comme un pantin accroché à son bout de ficelle. J’avais cru voir l’Arban essayer de se détacher, mais la créature massive avait glissé sur la pierre et, dans un mouvement erratique, elle bascula à la renverse sur le pauvre homme. Il tentait laborieusement de se dégager lorsqu’une flèche était venue se planter dans son gilet. Ce dernier lui évita le pire. Je crois. Il avait continué ses gesticulations frénétiques et, il semblait enfin sur le point de se dégager, quand je vis sa mine se saisir d’horreur. Des Zaratans descendus des crêtes le submergèrent. Orig allait sûrement crever, je devais m’éloigner.

 Je rampais à nouveau, avec plus de vigueur cette fois. En poussant sur mes genoux et mes mains, je réussis enfin à poser un pied sur le sol. Un sauvage surgi devant moi, son poignard en pierre levé, prêt à frapper. Sa maigreur cadavérique me stupéfia. J’eus tout juste le temps de brandir mon arc pour parer le coup et sa lame enfonça ma garde en frôlant mon visage. Je sentis une chaleur sur ma joue, du sang, probablement le mien.

 Frénétiquement, mon adversaire plongea sur moi et nous roulâmes au sol. Je sentis ses doigts osseux s’enrouler autour de ma gorge et vis ses muscles fins jouer sous sa peau comme autant de cordelettes de chair. Je me débattis et réussis à lui faire lâcher prise. Alors que je cherchais à me dégager, j’aperçus son poignard à quelques centimètres de mon genou. J’allais m’en saisir quand le Zaratan m’asséna un violent coup au visage. Il m’écrasa la tête sur le sol de sa main squelettique. À l’aveuglette et de toutes mes forces, je repoussais son buste. Lorsque j’eus à nouveau l’occasion de voir clairement, le poignard avait disparu.

 L’enfoiré avait récupéré son arme. Il l’avait relevée. J’allais mourir.

 J'avais entendu dire qu’au seuil de la mort, toute notre vie défilait sous nos yeux.

 Je ne vis rien.

 La seule image que j’emporterai dans ma tombe serait celle de sa peau crayeuse tacheté de noir, couverte de cloques et de plaies pullulantes.

 Avant qu’il ne puisse frapper de nouveau, une pierre siffla près de mon oreille, et la tête de mon bourreau explosa dans un nuage de chair et de sang. La gerbe écarlate me retomba dessus, dans mes yeux, dans ma bouche. Je me retournai et vis Isa, son regard était concentré, mais son expression trahissait la panique. Méthodiquement, elle envoyait des pierres à une vitesse impressionnante.

 — Feignant ! lança-t-elle avec un demi-sourire forcé.

 Je me hissai sur mes pieds, chancelant, mais debout. Skjaldor était là lui aussi, sa posture était basse et il tenait fermement son épée des deux mains.

 — Dépêchez, somma-t-il.

 Dans l’urgence j’abandonnai mon arc et ensemble, nous nous frayâmes un chemin à travers la mêlée. Repoussant les assauts furieux des Zaratans nous gagnâmes enfin le renfoncement.

 À cet instant, un rugissement monta du détachement où se trouvait l’escadron de Galirah. Je plissai les yeux et tendis le cou dans leur direction. Théo, Mira et les éclaireurs montés sur leurs Truches devaient eux aussi faire face à une situation catastrophique. J’apercevais des silhouettes jaillir des rochers. Les hommes là-bas se battaient vaillamment, avec la rage du désespoir, et je voyais les ombres chétives s’écrouler les unes après les autres. Mais chaque fois qu’une tombait, deux la remplaçaient aussitôt. Les guerriers de Galirah étaient déjà bien entamés, et je pouvais apercevoir leur commandante elle-même, un bras ensanglanté, lutter pour maintenir ses lignes intactes.

 Entre eux et nous, je voyais Valdek et son contingent. Falgrim se trouvait là-bas. Il avait l’air toujours aussi décalé dans l’horreur de la situation. Il combattait maladroitement, son épée taillait des arcs approximatifs dans l’air. Et pourtant, d’une manière presque incompréhensible, il semblait esquiver les coups les plus dangereux. Une chance insolente, mais je savais qu’elle ne durerait pas éternellement.

 — Micky ! hurla Élise d’une voix enrouée. Ici !

 Je tournai la tête. Il était sur le flanc gauche, là d’où je venais, prêt du corps déchiré de Cyclope, indifférent à nos signes et encerclé de Gris affamés.

 — Il est fini, désespéra Isadora.

 Mais tel un bulldozer, un Aöroch propulsa les molosses avant de s’arrêter à son niveau. C’était le buffle massif aux cornes en spirale. Dans un mouvement gracieux, Micky grimpa sur sa monture. Un Gris plus téméraire que les autres sauta au garrot du colosse, mais avant qu’il ne referme sa gueule, Micky y avait déjà enfoncé sa lame rougeoyante. Il fit claquer ses rênes et s’écarta du carnage. Il se mouvait comme un fantôme, terrifiant et silencieux. Puis il disparut dans la fumée et le sang. Il paraissait différent dans ce chaos, comme si quelque chose en lui trouvait un étrange réconfort dans la violence.

 Un rugissement me tira de mes pensées. Un des Gris chargeait vers nous, ses yeux sauvages braqués sur moi. Bordel. Pourquoi moi ? Je n’avais plus mon arc, et ma lame pendait toujours à ma taille. Avant que je puisse réagir, Skjaldor surgit de mon dos. Mon ange gardien était redoutable. Il plongea sous le monstre et planta son épée profondément dans son ventre. La bête se débattit. Isadora enfonça une dague entre ses deux orifices globuleux, et Kyel, armée d’une lance, transperça sa gorge. Le Gris poussa un hurlement glaçant avant de s’effondrer sur Skjaldor. Il se dégagea du cadavre du monstre et se redressa. Son regard brillait d’une lueur que je ne lui avais jamais vue auparavant.

 L’effroi.

 — Ils sont trop nombreux ! vociféra-t-il. On ne tiendra pas longtemps !

 Il avait raison. On était six dans ce cul-de-sac et bientôt nous serions submergés. Aiden, terrifié, était tombé sur le cul, ses yeux fixaient le cadavre de la bête. Il était là, épouvanté, à serrer son arc contre sa poitrine qui se soulevait frénétiquement. Comme j’aurais voulu me terrer à ses côtés et disparaître. Étrangement, Élise, elle, avait l’air moins ébranlée que nous deux. Bien sûr, il fallait pour cela voir au-delà des chaudes larmes qui inondaient ses joues, et bien observer les yeux d’où elles coulaient. Ils brûlaient d’un feu dévorant, d’une rage étouffée qui exprimait l’indicible hardiesse de son cœur. Elle était secouée, sans doute triste et apeurée, comme nous tous. Pourtant, loin d’être abattue. Je me souviens avoir été impressionné, pour la première fois, par la noblesse de la Fleur de Lys.

 Des ennemis nous avaient repérés et une dizaine se dirigeait droit sur nous dans des hululements sinistres. Nous étions acculés.

 Kyel, plus affolée que jamais, balança un bouquet de jurons presque inaudibles.

 — Vous les avez amenés ici, imbéciles !

 — Aiden, Élise, couvrez-nous ! tonna Isa. Elle tendit sa fronde à Kyel avant de dégainer son épée. Toi, surveille la crête au-dessus ! Skjaldor, Armand, avec moi !

 — Pourquoi on devrait t’obéir ? riposta Kyel, entre panique et colère.

 — Pas le temps pour tes conneries, lâcha-t-elle, sans même la regarder. Nous trois, on charge !

 Je pris une grande inspiration, agrippai mon arme, et chargeai. Mon cri s’étrangla dans ma gorge alors que je frappais de toutes mes forces. Ma lame rencontra la chair et les os. Le choc d’un premier corps, puis d’un second. Je n’avais pas le temps de réfléchir. Survivre. Une flèche se planta en plein cœur d’un troisième ennemi, à quelques pas devant moi. À ma gauche, le balafré balançait son arme avec force. Il décapita un homme, puis un autre. Il poussait des cris de rage et se battait avec le désespoir d’un condamné. Deux flèches me frôlèrent soudain. L’une transperça un Zaratan qui s’approchait de Skjaldor, l’autre se perdit dans la mêlée.

 Derrière, Aiden et Élise offraient une couverture, somme toute efficace. Isa évitait habilement les coups de ses adversaires. Elle se baissa et taillada. Un tendon sectionné. Puis elle se redressa et trancha. Une main coupée. Ses gestes étaient fluides et son regard ferme. Elle pivota vers nos archers, une lueur traversa son regard. Elle leur adressa un signe de la tête.

 — Skjaldor, Armand, à terre. Vite !

 On se jeta au sol. Plus par instinct que par compréhension. Deux volées fusèrent, et cette fois, les deux firent mouche.

 Isa, voyant l’opportunité, se releva et, avec la fureur et la vivacité d’un félin, elle plongea en avant. Elle avait sorti son couteau. D’un geste sec, elle trancha la gorge d’un ennemi. D’un même élan, elle exécuta une roulade et se redressa en pivotant, plantant sa lame dans le ventre du dernier assaillant, essoufflée, mais toujours en vie.

 — Ils ne nous lâcheront pas. Pas avant que l’on tombe, dit-elle entre deux respirations.

 — Attention ! criai-je.

 Le vil démon qu’elle venait de poignarder était revenu d’entre les morts. Il avait ouvert grand ses deux yeux injectés de sang. Il agrippait les cheveux d’Isadora, son sourire maléfique dévoilait des dents pointues et noircies. La peau de sa joue s’effilochait, presque transparente, et laissait entrevoir l’intérieur de sa bouche.

 Isa, tête tirée en arrière, affichait les traits de la surprise et de l’effroi. Je devais agir. Aiden et Élise n’auraient pas pu l’atteindre, et Kyel… elle souriait… la garce ! Skjaldor : trop loin. C’était à moi d’intervenir. J’hésitai et… trop tard.

 Isadora avait…

 Elle avait elle-même terminé le boulot. Son couteau était planté dans la bouche de son assaillant, à travers sa joue décharnée. Le cadavre ambulant gémit en s’écroulant, face contre terre. Je pouvais voir les jambes d’Isa chanceler. Toutefois, malgré sa panique, elle avait agi.

 L’affaire était loin d’être finie.

 — On doit se regrouper ! hurla Isa en direction de Valdek et ses hommes, qui frappaient encore et encore.

 Or, la marée semblait inarrêtable.

 Nous devions fuir, nous réorganiser. Je me tournai, cherchant Micky. J’avais cru l’apercevoir à travers la cohue, mais il n’était déjà plus là.

 C’est à ce moment-là que le sol se déroba sous moi. Un projectile m’avait frappé violemment le crâne. Je sentis mes membres céder et basculai en arrière, incapable de retenir ma chute. À nouveau je fus projeté au sol. Je ressentis une sourde explosion quand ma tête heurta la pierre avant de rebondir.

 Tout se brouilla, le monde ralentit.

 — Armand ! s’écria une voix que je ne pus reconnaître.

 Cette fois, l’obscurité s’abattit plus lourdement sur moi, et le monde bascula une seconde fois dans un néant sans fin.

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