Chapitre 14 : Macabre défilé (Partie 2)

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 Sous le ciel de plomb, quand mes paupières se soulevèrent, le paysage de mort et d’anarchie autour de moi semblait irréel.

 Tout était flou.

 Mes paupières si lourdes. Pas juste fatiguées. Écrasées. Comme si elles pesaient des tonnes et que le moindre battement devenait une bataille en soi. Mes membres ne protestaient même plus. C’était pire. La douleur vrillait ma tête, et ma respiration était un supplice. Pourtant, quelque chose avait changé. Le vacarme assourdissant du combat paraissait moins intense.

 Je m’efforçais de lever les yeux vers les pics escarpés. Les Zaratans étaient toujours là. Embusqués dans les cimes, ils continuaient à projeter leurs pierres et javelots. Leurs ombres se découpaient sur les crêtes, semant la mort sans relâche. Mais l’ordre commençait à émerger dans nos rangs, malgré les cris et la confusion.

 Je luttais pour me redresser, épaulé de mes camarades. Un pied après l’autre. C’est tout ce qui comptait. Quelqu’un parla, quelque part. J’avais entendu, mais je n’avais pas écouté.

 C’est alors que je les vis arriver de nos positions arrière, se mouvant dans un ordre impeccable : le Jagün et ses soldats. Ils avaient surgi tels des loups silencieux. Une vingtaine de guerriers d’élite, les pièces métalliques de leurs armures luisaient à la lueur du jour. Parfaitement disciplinés, parfaitement coordonnés, pas un cri, pas un bruit superflu, juste un soupir d’acier et de cuir. Là où nos lignes étaient en pleine débâcle, eux avançaient comme un mur implacable dans cette cohue.

 Le Jagün, monté sur son Aöroch noir, scrutait les crêtes d’un regard sombre. Il n’eut pas besoin de crier pour que ses hommes agissent. Sans un mot, d’un simple geste de la main, il ordonna à ses archers de se déployer. Une première salve partit, mais au lieu de viser directement les Zaratans, ils tirèrent en cloche et leurs flèches sifflèrent vers les cieux.

 Je plissai les yeux, essayant de comprendre leur stratégie. Un murmure parcourut nos rangs. Puis le sifflement se fit entendre à nouveau, se rapprocha, s’intensifia. Une pluie de flèches tombait du ciel et s’abattait sur les positions ennemies. Malheureusement, des tirs ainsi effectués manquaient de précision et peu de Zaratans seraient touchés. Je me demandais quel était le but de cette manœuvre.

 — Ils veulent les faire descendre, murmura Isa à mes côtés, concentrée sur la tactique déployée.

 Je ne réalisais que trop tard que les flèches n’étaient pas destinées à tuer, mais à effrayer. Ils tiraient pour les forcer à bouger, à quitter leurs terrains avantageux. Ou au moins à ne pas en faire usage. Les Zaratans semblaient hésiter, certains se mettaient à reculer, d’autres à se replier vers des zones plus basses. En les harcelant ainsi et en avançant avec une pression constante, les adversaires n’avaient pas d’autre choix que de quitter les hauts plateaux qu’ils dominaient depuis si longtemps. Néanmoins, certains continuaient de bombarder nos forces.

 C’est alors que je remarquai un autre mouvement sur les flancs. Les Gris. Ils surgissaient des crevasses et des ravines, attaquant par surprise les troupes les plus en retrait. Ces bêtes hideuses aux traits infâmes se jetaient sur les hommes, leurs crocs dégoulinants de bave. Accompagnés par des Zaratans plus chétifs encore et plus rapides, des femmes semblait-il, ils cherchèrent vicieusement à percer les défenses par le côté. Là où le Jagün et ses guerriers étaient les plus vulnérables.

 Cependant l’officier ne fléchit pas. D’un coup de sifflet, il renversa la vapeur. Au signal, les soldats se réorganisèrent avec précision. Un carré se forma : les archers au centre, protégés par deux lignes de lanciers sur les flancs. À l’avant, quatre cavaliers avançaient inexorablement, et l’arrière était laissé ouvert pour permettre aux rescapés croisés le long du défilé de se joindre au contingent. Ce mur formait une barrière hérissée qui empêchait toute abomination de s’approcher. Au lieu de ça, dans leur élan bestial, les bêtes venaient s’empaler sur les piques.

 Les deux Décades d’élite avançaient en rang serré, l’unité parfaite d’un groupe qui avait vu des combats bien pires que celui-ci. Chaque mouvement semblait millimétré. Je ne pouvais qu’observer, impuissant, alors qu’ils repoussaient peu à peu les assaillants avec une aisance déconcertante. Quelques minutes plus tard, les bêtes et leurs maîtresses étaient chassées.

 Les forces ennemies concentraient et dirigeaient maintenant toutes leurs attaques sur cette machine inarrêtable. Leur objectif semblait évident : empêcher qu’on se réorganise et qu’on avance. Le Jagün et son détachement arrivèrent à notre niveau. Ses yeux noirs comme le vide balayaient la zone. Il ne nous accorda pas plus d’attention qu’à des pierres sur son chemin. Je me demandais s’il avait seulement remarqué que nous étions là.

 Des soldats nous firent signe de rejoindre la formation. J’aurais voulu rester caché là, m’enfoncer dans cette crevasse et disparaître, mais les regards durs de ces vétérans ne laissaient pas le choix. Aiden, Isadora, Skjaldor, Élise, Kyel et moi, nous exécutâmes, certains galvanisés par ce nouvel élan, d’autres, dégoûtés. Mais après tout, on se retrouvait à l’arrière, là où le danger était moindre.

 Très vite nous atteignîmes l’emplacement de Valdek et Falgrim, et les quelques survivants du groupe se joignirent à nous.

 — Vous êtes là ! Comme je suis content de vous revoir, mes amis, lança Falgrim.

 La joie se lisait sur son visage enfantin.

 Valdek se contenta d’un hochement de tête lorsqu’il constata que nous étions presque tous ici, vivants.

 — Valdek, vieux renard, tu es en vie ! gronda une voix dans la colonne.

 — Khil… et en un seul morceau pardi ! Tes pertes ? demanda-t-il la mine grave.

 — On verra après…

 — Et le Bossu ? son regard chercha dans la foule. Orig, t’es là aussi ? cria-t-il.

 — La dernière fois que je l’ai vu, il se faisait traîner par son Aöroch. J’ai peu d’espoir, répondit Khil.

 — Fait chier ! Faut au moins atteindre Galirah et les autres.

 Les deux Arbans échangèrent un regard entendu et se saluèrent en s’empoignant puissamment les avant-bras, avant de reprendre leur place dans la formation.

 Valdek, soudain plus silencieux que jamais, avait l’air décontenancé par la situation.

 — Cyclope ? Quelqu’un l’a vu ? demanda-t-il finalement en se tournant vers nous.

 Je secouai la tête. Et il comprit.

 Son expression changea, un instant je pus lire la profonde tristesse qui s’emparait de lui. Le borgne était l’un de ses hommes les plus fidèles, un camarade de longue date. Valdek resserra sa prise sur la garde de son arme ensanglantée et fixa le dos du Jagün, à l’avant sur sa monture.

 — C’est terminé pour eux, murmura-t-il, essuyant la sueur de son front.

 Ses yeux scintillaient d’une colère vive, puis la lueur se transforma en admiration et, enfin, en résignation.

 — Ils ne savent pas à qui ils ont affaire, fit-il d’une voix grise.

 Même lui, le doyen du Bataillon, comprenait qu’il n’avait jamais eu la moindre chance de gérer la situation comme le faisait cet homme.

 Les Zaratans, eux, continuaient à tenir, mais ils avaient perdu de leur mordant. La manœuvre du Jagün, harcelant les sommets tout en protégeant les flancs, les forçait à descendre, ou du moins à se rapprocher d’emplacements plus vulnérables. Le tohu-bohu s’amplifiait à mesure qu’on avançait, nous rapprochant de Galirah et du détachement toujours sous le feu ennemi. C’est là, à travers nos rangs serrés que j’aperçus furtivement une silhouette familière. Théo. Il paraît de justesse une attaque. Et Mira, dans son dos. Je la vis trancher une gorge, impitoyable. Elle ne se battait pas. Elle tuait. Ce n’était pas beau à voir, pas comme ces conneries de chants de guerre ou de héros peints sur les tissus. C’était brut. Violent. Sale, mais efficace.

 Je vis un de ces zombies essayer de lever sa lame. Juste essayer.

 Il n’eut pas le temps de finir son geste.

 Ainsi, ils étaient toujours en vie. Incroyable. Mais ils faisaient face à une horde de petits démons, et ce depuis un bon moment. Je me demandais combien de temps encore tiendraient-ils.

 Le Jagün leva son arme, deux cavaliers chargèrent couverts par une volée de flèches.

 — Regarde, dit Isa

 Elle désignait du doigt un petit commando qui avançait sur la droite en longeant les parois.

 En regardant plus attentivement, je constatais qu’ils portaient des échelles en bois, sans doute construites à la hâte vu leur aspect rudimentaire. Enfin, je compris ce que le Jagün préparait : sous le couvert des salves de flèches et de la diversion de la charge, une équipe de grimpeurs, légers et rapides, escaladait les falaises sur une partie accessible. Leur objectif était clair, prendre les Zaratans par surprise en submergeant leurs positions.

 Furtivement, ils progressèrent comme des serpents. Lorsqu’ils atteignirent le sommet, la confusion éclata. Des hurlements surgirent d’en haut alors que les Zaratans, pris de court, s’agitèrent. Coincés entre le marteau et l’enclume, désorganisés, ils tentèrent de se replier. C’est à ce moment-là que le Jagün ordonna une autre charge. Côté gauche, une autre vague grimpa à son tour, les pieds lourds, mais le regard déterminé. Les Zaratans désorientés par la perte de leurs hauteurs furent fauchés sévèrement.

 La phalange se resserra et avança, inexorable. Puis, le chef de Bataillon siffla. Deux lignes se formèrent instantanément, le long des flancs gauches et droits, donnant le champ libre aux archers qui enchaînèrent les tirs. Chassés de toute part, les Zaratans se retrouvaient pris en tenaille, poussés, amassés, regroupés dans ce passage étroit où les prédateurs devenaient les proies.

 De là où j’étais, je vis Théo et Mira se battre encore. Leur fougue était désespérée, mais elle fut canalisée dans cette nouvelle organisation. Théo avait l’air épuisé. Mais toujours debout, il suivait maintenant les ordres du Jagün. Mira quant à elle frappait sans relâche, un pilier de résistance dans cette mêlée. Ils avaient trouvé une place dans cette machine de guerre qui écrasait peu à peu nos ennemis.

 Quant à moi ? J’étais là, spectateur inutile de cette fin de bataille. C’est ce que j’étais dans ce genre de moment, à peine capable de tenir sur mes propres jambes.

 Un groupe d’ennemis tenta encore une percée. Ils descendirent en hurlant, brandissant leurs gourdins et armes primitives. Mais ils furent accueillis par une pluie de frondes et de flèches. La nuée de projectiles les écrasa avant même qu’ils n’atteignent nos lignes. Une autre salve s’abattit sur les derniers Zaratans, et ceux qui tentèrent de fuir furent annihilés, sans pitié. Leurs cris déchiraient l’air. Le Jagün enfonça le clou, il ordonna l’assaut final, et en quelques minutes, tout était fini.

 Fini, enfin. Je tombai à genoux.

 Je levai la tête et vis Micky. Il n’était pas loin, juste derrière à vrai dire, perché sur son animal. Son sourire trahissait une satisfaction morbide. Pourtant, quelque chose me troubla. Au début, je pensais qu’il se régalait du massacre sous ses yeux, mais bizarrement j’eus une autre sensation lorsque son regard s’attarda sur le Jagün, puis sur Isadora. Impossible de savoir précisément ce qui lui traversait l’esprit à cet instant. C’était un peu comme s’il prenait la mesure de quelque chose. Son sourire le quitta soudain. Il regarda le ciel, vers le sud et je crus l’entendre psalmodier dans une langue incompréhensible. Plus qu’énigmatique, il devenait déconcertant, son comportement me paraissait inexplicable.

 Je restais là, prostré, tandis que les soldats du Jagün commençaient à inspecter les corps des Zaratans, éliminant les blessés et les survivants. J’entendais des ordres aboyés, des voix qui s’élevaient, mais tout cela semblait flou, distant. Mon esprit était ailleurs, perdu dans ce gouffre d’inutilité qui s’agrandissait à chaque respiration. Tout s’était fait sans moi, j’avais simplement observé, impuissant, le déroulement de la bataille. Le Jagün et ses troupes avaient renversé la situation sans jamais avoir besoin de mon arc égaré ou de ma lame insignifiante. J’en eus presque honte.

 Presque.

 Le chef du Bataillon embrassait du regard le champ de bataille. Il ne fit aucun geste triomphal, aucune célébration, aucun signe de victoire. Pour lui c’était une formalité. Il se détourna simplement, donnant quelques instructions à ses officiers.

 — T’es pas mort, c’est déjà ça, avait dit Isa d’une voix posée.

 Elle se tenait là, face à moi, main tendue. Elle avait l’air calme, en apparence, mais son bras tremblait.

 Je l’attrapai pour me redresser tant bien que mal. Mes jambes étaient encore flageolantes, mes muscles endoloris, et mon crâne me faisaient un mal de chien. Mais au fond de moi, ce n’était pas la douleur physique qui m’atteignait. C’était ce sentiment d’impuissance qui m’envahissait. Le combat était terminé, mais je ne pus m’empêcher de me sentir nul. L’ironie était amère : Isa disait vrai, j’étais là, vivant, mais était-ce vraiment différent d’être un cadavre ? Je n’avais pas eu d’impact, je n’avais rien fait pour changer le cours de cet affrontement. J’étais un morceau de chair qui respirait encore, sans véritable valeur. J’étais vivant et c’était tout ce qu’il me restait.

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