Chapitre 15 : Le coût du sang

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 Souffrance et incertitude. Debout au milieu des cadavres. Que faire de nos corps meurtris, de nos esprits assaillis ? Le défilé offrait une vision de cauchemar. Un tombeau à ciel ouvert. Des dépouilles déchiquetées, des membres éparpillés et des visages figés dans l’horreur. On aurait dit que même les rochers saignaient. L’air empestait le fer et la charogne. Nous étions tous couverts de sang et de poussière, certains blessés. Mira, la face maculée, aidait Théo à se relever. Sa jambe, déchirée jusqu’à l’os par les crocs d’un Gris, laissait échapper un flot vermillon. Il criait, non, hurlait de douleur, chacun de ses mouvements le suppliciait. Je détournais les yeux.

 Dire que ça s’était produit à la fin de l’offensive. Une de ces bêtes enragées, prise d’une peur panique et voulant s’enfuir, avait surgi d’une crevasse. Elle avait foncé droit devant, à travers les hommes, et avait attaquée tout ce qui se trouvait sur sa route, provoquant la mort de deux guerriers et prélevant la chair du malheureux Théo, avant d’être abattue. Ce foutu idéaliste ne méritait peut-être pas ça.

 Mira s’acharnait à le garder en vie, mais je pouvais lire au fond de ses yeux que quelque chose s’était brisé en elle. L’échec. La culpabilité. Tout ça la rongeait comme un poison virulent. Elle n’avait pas pu le protéger, et elle le savait. Je l’avais vue décapiter des sauvages d’un coup d’épée, son visage impassible comme toujours. Mais là, avec Théo, elle semblait au bord du gouffre.

 La Cohorte prenait tout, et ne donnait rien.

 — Te tortures pas, souffla timidement Isadora.

 Elle s’était rapprochée de Mira. Je l’avais vu hésiter à poser une paume compatissante sur son épaule, mais elle s’était ravisée. À la place, elle l’avait levée contre sa poitrine et je devinais qu’elle s’était saisie de son pendentif. Je commençais à comprendre qu’elle effectuait ce geste chaque fois qu’elle se sentait mal, triste ou perdue, chaque fois que sa carapace se fissurait. Comme un nourrisson, cherchant le réconfort de sa peluche.

 — Il est encore en vie. C’est tout ce qui compte… ajouta-t-elle d’une voix vacillante, presque hésitante.

 Mira ne répondit pas. Elle se mordait les lèvres, et pour une fois, elle ne cachait pas ses émotions. Elle ne pleurait pas, mais ce n’était qu’une question de temps. Théo, lui, gémissait toujours, mais il avait perdu trop de sang pour continuer à hurler. Il ne restait que des râles entrecoupés de cris étouffés. Une part de moi savait qu’il ne passerait peut-être pas la nuit. Mira finit par déposer son être cher sur une couverture de fortune et je vis ses mains trembler.

 — Il est fort, il va s’en sortir, tenta de rassurer Élise.

 Mira serra les dents, refusant de la regarder.

 — Je devais le protéger… murmura-t-elle, je devais…

 Nous n’avions rien à dire. Ce genre de culpabilité, certains s’en remettent, d’autres sombrent.

 Autour de moi les survivants pansaient doucement leurs blessures.

 — Dis donc, ce nombre de cadavres, murmura Falgrim, qui déambulait entre les dépouilles, sa voix étonnamment légère pour l’horreur environnante.

 Il portait toujours son sourire naïf, comme s’il ne comprenait pas vraiment la gravité de la situation.

 — Mais qui va essuyer tout ce sang, vous pensez ? demanda-t-il en se frottant la tête.

 Aiden, en train de fouiller un macchabée, leva les yeux vers lui. Incrédule, il souffla entre ses dents.

 — Essuyer le sang ?! Sérieux Falgrim ?

 — Bah, quelqu’un doit bien le faire ? répondit-il, sincèrement confus.

 — Peut-être toi, tiens, répondis-je d’un ton acerbe. Si tu veux servir à quelque chose...

  La phrase m'avait échappé. Je ne l'attaquais pas vraiment lui. Mais il fallait que cela sorte, d’une façon ou d’une autre, et la cible était facile.

 J’accélérerais le pas pour m’éloigner de mes camarades d’infortune.

 J’errais dans cette funeste gorge. Je pensais être vide, et pourtant, j’avais tant perdu dans ce jardin de désolation. Ici, seules les graines du trépas bourgeonnaient après avoir pris racine dans les sols, les âmes, les esprits... fruits à venir d’une satiété au goût traumatique.

 Et tout ce que je récoltai fut une pierre sur laquelle je trébuchai, avant de me rattraper in extremis. Encore une fois à terre. J’avais l’impression que c’était devenu mon passe-temps favori. J’essuyais mes mains pleines de gravier et d’écorchures, les yeux remplis de larmes prêtes à couler. Mais pas ici, pas maintenant. Je me relevais maladroitement, reprenant mon errance.

 Mes pas m’avaient conduit à l’endroit où les Zaratans avaient fait s’effondrer la falaise sur nos têtes. Là où tout avait commencé à partir en vrille et où toute forme de courage m’avait abandonné. Mon arc aussi reposait là où je l’avais laissé, au milieu des gravats et des charognes.

 Cyclope gisait non loin, son torse broyé, brisé, à moitié avalé par ces bêtes. Sa mort fut si brutale. Valdek se tenait au-dessus du cadavre de son ami, l’air hagard et les bras ballants. Il ne bougeait pas. Son ombre ne tremblait même pas sur le sol, figée comme lui. Il paraissait amoindri. Je le voyais comme un pauvre vieillard, chétif et fragile, pour la première fois. Valdek ne pleura pas. Il ne dit rien, mais il tenait encore son arme, sa main serrée, blanche autour de la poignée.

 J’ai pensé lui parler.

 Je me suis ravisé.

 Orig reposait aussi parmi les dépouilles, étendu dans une mare de sang. Ses jambes coincées sous la bête d’une tonne, son buste mutilé, criblé de nombreux coups de dagues, et ses entrailles exposées à l’air libre comme si c’était un spectacle à ciel ouvert. Son étrange gilet de protection semblait avoir fait barrage un temps, mais il lui avait été arraché et jonchait le sol à ses côtés.

 Les membres de la Décade du Bossu, les survivants, s’étaient regroupés près de leur Arban. Silencieux, ils se tenaient là, les yeux rivés au sol. Ils étaient cinq encore debout et ils savaient. C’était gravé dans la pierre, écrit dans le sang des Cohortes. Ils devraient être exécutés. C’était la punition pour ne pas avoir su protéger leur chef. Aucun d’eux n’osait croiser d’autres regards.

 Je m’éloignais, sentant le poids de la règle peser sur eux. Ils n’étaient pas prêts. Mais pouvait-on seulement l’être ?

 — Ça n’a pas de sens, murmura Élise, m’arrachant à mes pensées. Ils ne méritent pas ça. Pas après ce qu’on vient de traverser.

 Elle m'avait rattrapé sans un mot, sans que je la remarque. Elle observait les survivants de la Décade d’Orig avec une dureté froide, une expression que je ne lui avais encore jamais vue.

 — La Cohorte n’a jamais fait dans le censé, répondis-je d’un ton amer. Elle a ses règles. Ses foutues règles.

 — Valdek peut peut-être… tenta-t-elle.

 — Valdek ne fera rien, la coupa Kyel en nous rejoignant. Il n’est pas du genre à enfreindre les règles. Même pour sauver quelques vies.

 — De toute façon, regarde-le, dis-je en désignant le vieil Arban du menton, il est totalement absent.

 — Ils sont fichus, pas moyen que le Jagün leur pardonne leur échec, conclut Kyel.

 Elle paraissait étrangement calme. Elle n’était pas du genre à se bercer d'illusions sur la dureté de la Cohorte. Même maintenant, elle observait tout ça avec une résignation presque indifférente.

 — On pourrait au moins leur laisser une chance de s’expliquer, suggéra Élise, troublée, comme si la cruauté de la situation lui échappait. Ils ont été surpris comme nous tous.

 Kyel eut un regard amusé. Elle se riait de la naïveté évidente d’Élise.

 — Surpris ou non, c’est le même résultat, répondit-elle en haussant les épaules.

 Fleur de Lys ne répondit rien. Elle ajusta son arc sur son épaule et fila comme une furie vers Valdek.

 — Qu’est-ce que… murmurai-je.

 Et avant même de terminer ma question j’entendis sa voix trancher l’air avec vigueur.

 — On a perdu combien d’hommes ? demanda-t-elle au vieil Arban.

 — Trop, répondit-il sèchement, sans lever les yeux de la dépouille de son ami. Orig, une bonne vingtaine de recrues… peut-être une quinzaine de vétérans. Et Cyclope…

 Sa voix s’étrangla.

 — Alors on ne peut pas exécuter ces hommes, dit-elle plantée face à lui et désignant les soldats d’Orig. Pas après ce massacre.

 Valdek ne sembla pas comprendre immédiatement à quoi elle faisait allusion. Puis, il croisa ses yeux sans sourciller. Son regard paraissait aussi froid et implacable que les rochers qui nous entouraient.

 — Les règles sont les règles, répondit-il platement.

  Élise ne dit rien, elle se contenta de le fixer intensément.

 — Mais… reprit-il finalement. Il est possible que, dans ce cas précis… Je vais en discuter avec les autres.

 Il n’y avait rien dans sa voix, juste une neutralité sans vie. Je ne pouvais pas dire s’il était honnête ou s’il cherchait simplement à temporiser.

 — Bien. Et après ? lâcha-t-elle en embrassant du regard le champ de bataille. Que fait-on ?

 — Il faudra réorganiser les Décades, dit-il en s’accroupissant près de Cyclope.

 Il lui ferma les paupières d’une main amicale. Il récupéra ensuite le médaillon du défunt qu’il enfouit au fond de sa poche et se redressa péniblement.

 — Mais on doit reprendre la route au plus vite, on est toujours en territoire ennemi. Et… les Zaratans ne sont pas les pires, finit-il par avouer en s’éloignant d’Élise d’un pas flottant.

 Valdek partit le dos courbé, lamentable, rejoindre Khil et Galirah, les autres Arbans encore en vie.

 — Ils sont foutus, dit Aiden qui arrivait avec les autres, son visage durci par le spectacle des corps gisant tout autour. On le sait tous. Pas moyen que le Jagün leur pardonne ça.

 — Falgrim, dis-je en tournant la tête, cherchant le plus improbable de mes compagnons.

 Il était là, bien sûr, son visage toujours aussi niais malgré l’horreur.

 — T’en penses quoi ? Tu crois vraiment qu’ils vont les faire passer au fil de l’épée ?

 — Pourquoi pas ? répondit-il en se grattant la cuisse. C’est la règle, non ? Mais… peut-être que c’est une bonne chose. Peut-être qu’ils sont prêts à faire le Grand Voyage. Ça doit être beau là-bas…

 Aiden éclata de rire, un rire amer.

 — Prêt ? Personne n’est jamais prêt pour ça, Falgrim.

 À quoi pouvais-je m’attendre de ce benêt ?

 Je jetai un coup d’œil à Valdek, qui discutait avec Khil le Perfide. Ils savaient que les membres restants de la Décade d’Orig ne pouvaient espérer aucun sursis, aucune clémence. Les deux Arbans murmuraient entre eux, les sourcils froncés, et dodinaient de la tête. Galirah, la Larme du Désert, se tenait à leurs côtés. Elle avait un bandage sur son avant-bras blessé, qu’elle ajustait encore. Bien que stoïque, elle semblait en vif désaccord avec ses pairs. Elle avait pris part à la conversation, son regard malheureux semblait crier son envie de défier l’autorité. Et les deux autres continuaient de secouer la tête. Ils savaient que tenter de sauver ces hommes reviendrait à affronter les règles immuables de la Cohorte… Et le Jagün n’était pas un homme réputé pour sa compassion.

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