1 - La rencontre
Dans cette chambre qui avait toujours été la mienne, je fixe mon plafond comme s’il allait me révéler un lourd secret. Les vacances sont finies, les cours reprennent dans quelques heures, et une fois de plus, le sommeil m’a fui. Pendant ces semaines de liberté, je n’ai fait que dessiner, jouer de la musique, courir et voir mes amies les plus proches.
Un soupir m’échappe tandis que le soleil chasse lentement les ombres de cette petite pièce où j’ai accumulé toute ma vie. Mon regard se pose sur mon réveil : 5h53. Trop tôt. Beaucoup trop tôt. Je me redresse en soupirant, ma nuque endolorie d’être restée trop longtemps immobile. Je la masse du bout des doigts avant de la faire craquer, un frisson me parcourant l’échine.
Je me dégage de l’emprise de mes draps et file à la salle de bain pour une toilette rapide. Une fois propre, j’enfile un grand t-shirt blanc sur un jean slim bleu, attrape ma veste bordeaux fétiche et descends pour un café, la seule chose capable de m’empêcher de sombrer dès les premières heures de cours. Encore un soupir. La journée n’a même pas commencé que j’en ai déjà marre.
Je sors mon portable et appelle ma meilleure amie, Emma.
— Salut toi ! s’exclame-t-elle à l’autre bout du fil, la voix encore ensommeillée.
— ’Lut. Prête pour la rentrée ? dis-je d’un ton faussement joyeux.
— J’ai juste envie de brûler ce foutu lycée.
— Et moi, de dessiner toute la nuit et de dormir toute la journée, m’exclamé-je en buvant d’un trait mon café.
Une fois ma tasse terminée, je prends mon sac et sors en claquant la porte derrière moi, le téléphone toujours vissé à mon oreille.
— Ça a été tes vacances ? T’as pu voir ton mec ? lui lancé-je en dévalant les escaliers jusqu’à la rue.
— Oui !!! C’était génial, on a passé nos journées au lit à…
— STOP ! Je ne veux pas savoir...
— Roooh, rabat-joie. Et toi, quoi de beau ?
— Pas grand-chose. Dodo quand j’y arrivais, dessin, jogging et sorties de temps en temps pour voir des films. Bon, là, je pars, on se retrouve devant le lycée ?
— OK, je suis là dans 10 minutes. Bises.
— Ouais, bises.
Je mets mes écouteurs en continuant à marcher. Les grilles du lycée sont déjà à portée de vue. C’est quand même pratique d’habiter à une dizaine de minutes de mon établissement. Le café de ce matin m’a bien réveillée et chassé la fatigue de cette longue nuit passée à dessiner. Il m’en faudra sans doute un autre à midi, ou bien une sieste pour recharger mes batteries.
Je regarde le flux d’élèves entrer et reconnais certaines personnes. Stéphane et Pierre, les jumeaux, me saluent avec un grand sourire que je leur rends. Ils vont sans doute, comme à leur habitude, se jeter sur les nouveaux pour récolter des informations et des potins. Marie, qui passe en courant, me lance un rapide bonjour, les bras chargés de livres et de feuilles. Vivianne, qui la suit de près, ne semble pas m’avoir vue et tente en vain de la rattraper. Puis Louis, qui me sourit poliment, aux côtés de Sarah, sa sœur, qui me lance un regard haineux auquel je ne prête pas attention. Elle a toujours été mauvaise langue, mais on finit par s’y habituer.
Enfin, j’aperçois Emma qui court vers moi, le sourire aux lèvres et les joues rougies.
— Désolée… Après ton appel… J’ai croisé Maxime… Et tu sais… dit-elle en se tenant les côtes tout en réajustant ses longs cheveux.
— Oui, oui. Allez, viens, on va être en retard.
Nous nous dirigeons vers notre classe en discutant de nos vacances et en pensant déjà aux prochaines. Les couloirs sont bondés, et nous avons du mal à atteindre notre salle qui se trouve à l’autre bout du bâtiment principal. Il va falloir s’y réhabituer.
Notre première heure est, à ma plus grande joie, de l’histoire. Ma matière préférée après l’art. J’aime étudier le passé, les civilisations, les religions. C’est une immense source d’inspiration pour mes propres histoires et dessins.
La salle se remplit peu à peu, les conversations vont bon train. Comme d’habitude, Emma s’assoit devant et moi derrière. Je ne supporte pas les odeurs de transpiration et les postillons de certains professeurs. Autant se mettre à l’arrière, bien à l’abri.
Une fois la salle au complet, notre professeur reste près de la porte, la main sur la poignée. Je jette un regard à Emma, assise à côté de Sophie, deux tables devant moi, laissant vide celle à mes côtés. Elle non plus ne comprend pas pourquoi il n’a pas encore commencé le cours.
— Silence, s’il vous plaît, demande-t-il. Je tiens à prendre quelques minutes avant de commencer le cours, car aujourd’hui, nous accueillons non pas un, mais deux nouveaux élèves dans notre classe.
Il ouvre la porte d’un geste théâtral, un sourire aux lèvres, laissant entrer deux garçons. Je suis aussitôt amusée par le contraste entre eux.
Le premier, plutôt grand et mince, a des cheveux très clairs, presque blancs, et de magnifiques yeux verts. Il porte une chemise blanche et un jean délavé et troué. Chic, élégant.
Le second, un peu plus petit mais plus costaud, affiche une carrure impressionnante, tout en muscles, avec des bras aussi larges que mes cuisses. Il porte une large veste en cuir usée par le temps et de grosses bottes à clous. Ses cheveux, d’un rouge sanglant, contrastent violemment avec ses yeux gris acier. Son regard me fait frissonner
— Bien, présentez-vous, je vous prie.
— Je me nomme Antoine, j’ai comme vous 18 ans et je suis passionné par la musique, déclara le blond d’une manière qui se voulait distinguée.
— Moi, c’est Alex, et j’aime qu’on me foute la paix, marmonna celui aux cheveux rouges.
Pas très sociable, pensai-je.
— Mmmh… très bien, dit le professeur, l’air gêné. Il reste deux places, l’une à côté de Mademoiselle Sarah, qui fit un petit signe de la main à Alex en posant pratiquement sa poitrine sur la table, et l’autre à côté de Mademoiselle Sophie.
J’incline la tête en signe de salut et vois Antoine murmurer quelque chose à l’oreille d’Alex, qui sourit en s’approchant de Sarah. Je remarque alors Antoine se diriger vers moi avant de s’asseoir à mes côtés.
— Enchanté, me lança-t-il en me tendant la main.
— De même, répondis-je en serrant la sienne, douce et chaude, mais aussi puissante.
C’est étrange d’avoir des nouveaux en fin de cycle, songeai-je. Notre petit lycée de ville n’a rien de particulier. Nous ne sommes pas les mieux classés en termes d’intelligence, nos professeurs sont banals et aucun cursus spécial n’est au programme.
La matinée passe vite, mais la fatigue se fait de plus en plus pesante. Ma nuque se raidit et des fourmillements envahissent mes doigts. Il faut que je recommence à prendre des vitamines et du magnésium. Quand midi sonne enfin, je cours me réfugier près du jardin et m’assois, comme à mon habitude, sous le grand saule pleureur qui m’offre ombre et protection. J’ai trois heures devant moi avant la reprise des cours, largement de quoi récupérer un peu.
Les écouteurs dans les oreilles, mon sandwich englouti, je ferme les yeux et me laisse aller contre l’arbre. Peu à peu, l’ombre cède sa place au soleil qui vient caresser mon visage et m’envelopper d’une douce chaleur. Je savoure ce moment de tranquillité, bercée par la musique, quand une ombre surgit brusquement, me faisant sursauter.
C’est Alex, debout devant moi, immobile comme une statue de cire. Il me fixe intensément et esquisse un sourire carnassier, comme s’il allait bondir sur moi et m’arracher la jugulaire.
— Tu veux quelque chose ? lui lançai-je d’un ton neutre.
Il ne dit rien, se contente de me fixer encore quelques secondes, puis fait volte-face et s’éloigne sans un mot.
Bizarre.
Je regarde mon téléphone : j’ai dormi plus d’une heure. Je me lève, m’étire et me dirige de nouveau vers les salles de classe. Le reste de la journée se déroule comme toutes celles de l’année précédente et de celle d’avant : ennuyeuse et fatigante.
Franchement, je pourrais dormir en cours, ils ne m’apportent rien que je ne puisse apprendre seule. Mais avoir de bonnes appréciations gonflera mon dossier, et mon père a insisté : si je veux intégrer une école d’art, il faut bien que j’obtienne mon diplôme. Mon esprit vagabonde néanmoins, et, comme à mon habitude, j’esquisse de petits gribouillages sur mes feuilles.
Quand enfin la cloche sonne notre libération, je pousse un soupir soulagé. Les cours n’ont jamais été mon truc.
Je salue Antoine d’un simple geste de la main. Il me souhaite une bonne soirée, toujours avec cette élégance naturelle, puis je rejoins Emma à la sortie de la classe.
— Tu fais quoi maintenant ? me demande-t-elle avant même que je n’arrive à sa hauteur, les yeux rivés sur son portable.
— Mmmh… Désolée, je vais voir ma mère.
— Oh, ne t’excuse pas, je comprends, dit-elle en relevant la tête vers moi avec un sourire doux. Passe-lui le bonjour.
— Comme toujours. À demain !
— Salut, à demain.
En me retournant, je croise le regard d’Alex posé sur moi. Il me fixe un instant avant de détourner les yeux, comme plus tôt dans l’après-midi, puis reprend sa conversation avec Antoine. Ils semblent plongés dans une discussion animée tout en se fondant dans la foule.
Je n’y prête pas attention et me dirige vers la salle de musique pour récupérer ma guitare. Maman voudra sans doute un peu de musique.
En sortant du lycée, je fais un détour par le fleuriste à l’angle et achète du mimosa, puis prends rapidement la route. Le trajet est court, et en moins de dix minutes, j’arrive devant le portail rouillé du cimetière.
Les cimetières m’ont toujours fait froid dans le dos, plus encore quand le ciel est gris et délavé, triste comme ce soir. Après avoir slalomé entre les sépultures, je m’assois en face de la tombe de ma mère. D’un revers de main, je dépoussière la pierre et arrache quelques brins d’herbe incrustés près d’elle. Puis, avec précaution, je dépose les fleurs tout autour avant de lui parler, comme à mon habitude.
— Bonjour, maman. Tu vas bien ? Moi, ce n’est pas trop la forme… Je dors toujours mal depuis que tu n’es plus là...
Je marque une pause, réajustant les fleurs distraitement avant de reprendre, plus légère :
— Aujourd’hui, c’était la rentrée. J’ai revu tout le monde et j’ai failli m’endormir en cours d’anglais.
Je laisse échapper un petit rire.
— La prof m’a regardée avec des gros yeux, c’était vraiment drôle ! Oh, et il y a eu deux nouveaux… Antoine et Alex. Ils sont un peu bizarres, mais bon, il faut de tout pour faire un monde.
Je souris doucement, comme si elle pouvait me voir.
— Je me suis drôlement améliorée en dessin aussi. Je t’amènerai un de mes croquis pour te montrer !
Un soupir m’échappe.
— J’ai tellement hâte de quitter le lycée et d’entrer à l’université. Ce sera tellement plus intéressant...
Je serre doucement le manche de ma guitare.
— Bon, et si je te chantais une chanson pour changer un peu du silence qui règne ici ? Laquelle veux-tu ?
— …
— Comme d'habitude, murmurai-je en souriant doucement.
Je me mis alors doucement à jouer. Mes doigts volaient sur les cordes et je me mis à fredonner, en fixant le ciel qui se couvrait peu à peu. Mon chant, la douce berceuse qu'elle me chantait pour m'endormir quand j'étais petite, emplit le cimetière et sembla illuminer les lieux. Ma chanson était douce et se faufilait entre les pierres, se répercutant par-ci par-là, créant un écho mélodieux. Pinçant les cordes en rythme, je tanguais légèrement avec la chanson.
Une douleur monta progressivement dans mon ventre, nouant ma gorge et cassant ma voix. Je fermai les yeux, crispée. Ma voix baissa peu à peu jusqu'à s’éteindre dans un presque sanglot. Mais comme toujours, rien ne vint. Pas de larmes, juste une gorge nouée d’émotion. Fixant son nom gravé dans la pierre, je me décidai enfin à me lever, essuyant machinalement la terre sur mon jean avant d’empoigner ma guitare pour la ranger dans son étui.
— Je t'aime… susurrai-je en m’éloignant.
En sortant du cimetière, le ciel s’était encore assombri. Le vent soufflait plus fort et la pluie commença à tomber, créant une légère brume qui envahit les allées, rendant l’endroit encore plus sinistre qu’auparavant.
Regarde… Même le ciel s'autorise à te pleurer, maman…
La pluie trempait mes vêtements, traversait ma peau et s’infiltrait jusque dans mes os glacés. Je serrai ma guitare contre ma poitrine en regardant les gouttes d'eau s'écraser sur le sol à l’entrée, enfin à l’abri.
Un bruit dans l’escalier me fit lever les yeux, juste à temps pour sentir une serviette atterrir sur ma tête. Mon père, le sourire aux lèvres, se moquait gentiment de moi et de ma mine trempée. Je ne lui dis pas que j’étais allée voir maman. Il aime m’y accompagner, mais je préfère y aller seule.
Je posai ma guitare délicatement à côté de moi, vérifiant qu'elle n'était pas mouillée, puis me traînai vers la salle de bain en retirant mes chaussures trempées. Douche, chaleur… Ces mots tournaient en boucle dans ma tête comme une comptine entêtante.
Me débarrassant de mes vêtements collés à ma peau, je me glissai sous l’eau chaude et laissai la chaleur m’envelopper lentement, apaisant mon corps engourdi par le froid. L’eau coulait abondamment sur mon visage, glissant le long de mes épaules, ramenant un peu de réconfort.
Mon esprit vagabonda vers cette journée, vers ces deux garçons. Je ne savais pas pourquoi, mais ils m’intriguaient. Des nouveaux élèves en terminale, c’était rare dans notre petit lycée. Et plus étrange encore, ils semblaient se connaître depuis longtemps.
Je finis par sortir et me séchai rapidement avant d’enfiler mon pyjama. Je descendis au salon en secouant mes cheveux encore humides.
Une bonne odeur de pizza emplit mes narines et mon ventre cria famine. Pizza party et télé ce soir !
— J'ai pris une pizza fromage avec supplément olives, ça te va ? me demanda mon père une fois que je me fus assise à côté de lui sur le canapé.
— Tant que ça se mange, tout me va !
Il rit doucement, amusé, avant de me tendre une assiette avec une pizza si couverte d'olives que je ne voyais plus le fromage. J’engouffrai un morceau, me brûlant délicieusement la bouche. La chaleur me fit du bien et apaisa mon estomac. J’en pris une autre en tournant la tête vers mon père. La télé nous servait de bruit de fond tandis que nous parlions de tout et de rien : la rentrée, mes copines, les cours, les professeurs et, évidemment, les deux nouveaux.
— Dis-moi, comment ils sont ? me supplia mon père avec un regard de chien battu.
Toujours avide de potins et de sujets de conversation, il faut dire qu’il devait s’ennuyer dans sa société, coincé derrière un ordinateur toute la journée à entrer des chiffres de compta.
— Mmmh… Ils ont l’air sympas, mais on dirait qu’ils se connaissent, c’est bizarre.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Eh bien, pendant le premier cours, Antoine s’est penché vers Alex et lui a murmuré quelque chose, puis ils se sont installés. Mais on dirait vraiment qu’ils se connaissent. Pourquoi sont-ils venus dans ce lycée ? Pourquoi tous les deux en même temps ? Depuis combien de temps se connaissent-ils ? murmurais-je plus pour moi-même que pour lui.
— Et ils ressemblent à quoi ?
— Le premier, Antoine, a l’air plus sympa que l’autre. Il est plutôt grand et blond… gloussai-je en me rappelant sa manière de parler. Il s’exprime vraiment bien, comme s’il faisait partie de l’aristocratie, tu vois le genre ?
Mon père acquiesça en riant à son tour.
— Et l’autre ?
— Alex. Il a les cheveux rouges et une veste en cuir. Il semble plus… mystérieux, dis-je d'un ton détaché.
— Mmmh…
— Quoi "Mmmh" ?
— Mmmh rien, j’ai le droit de faire “Mmmh” quand même !
— Roooh, tu sais très bien ce que je veux dire.
— Non, je ne sais pas. Et vu l’heure qu’il est, le "Mmmh" restera en suspens. Va au lit, jeune fille !
— Raaah, je déteste quand tu fais ça !!!
— Je sais. Bonne nuit !
— Ouais, bonne nuit.
Je me traîne vers ma chambre, un sourire aux lèvres. Je ferme la porte derrière moi, enlève mes chaussettes et m’allonge sur mon lit en respirant un grand coup, les yeux clos, cherchant à tâtons le sommeil. Il n’est que 22h31, mais, comme à son habitude, il ne vient pas. Je me tourne et me retourne, faisant grincer le sommier sous mon poids. Comme on me l’a appris, je respire profondément, tentant de faire le vide dans mon esprit, calmant les battements de mon cœur, essayant d’accueillir la chaleur du sommeil. Mais rien n’y fait.
Je me tourne vers mon réveil. Les chiffres dansent devant mes yeux avant de se stabiliser. 0h48. Putain, ça fait plus de deux heures que je me tourne dans ce foutu lit...
Je me redresse et ouvre la fenêtre. Le vent me chatouille doucement le nez et fait voler mes courts cheveux bruns. J’observe un instant l’obscurité de la nuit, seulement illuminée par la lune, à peine plus grande qu’un sourire de chat. Il fait particulièrement bon, et je me dis que je pourrais aller courir un peu, histoire de fatiguer mon corps et d’inviter le sommeil à venir plus vite.
J’attrape mes chaussures dans mon placard après avoir troqué mon pyjama contre ma tenue de sport. Je prends aussi mes écouteurs avant de descendre au rez-de-chaussée sur la pointe des pieds. Une latte du plancher grince tandis que j’enfile mes baskets. Je me fige net, retiens mon souffle et tends l’oreille... Rien. Mon père dort toujours profondément.
J’ouvre délicatement la porte et la referme tout aussi prudemment avant d’enfoncer mes écouteurs dans mes oreilles. Après quelques étirements, je commence à courir doucement. J’avance sur les routes désertes, appréciant la solitude que me procure l’heure tardive. Le vent souffle dans mon dos, comme pour me pousser encore plus en avant. Je prends mon chemin habituel quand soudain, quelque chose attire mon attention.
Un camion de déménagement.
Je ralentis, puis m’arrête totalement pour l’observer comme s’il s’agissait d’un spectacle extraordinaire. Après tout, il ne se passe pas grand-chose dans ce quartier. Je retire mes écouteurs et savoure le silence de la nuit tout en reprenant mon souffle.
La maison devant laquelle est garé le camion est plus petite que les autres, avec une façade fatiguée par le temps. Son jardin, dépourvu de fleurs, me paraît triste. Aucune lumière ne filtre à l’intérieur. Vu l’heure, c’est logique. Je m’approche un peu, intriguée par cet emménagement. Je ne savais même pas que cette maison était à vendre.
Je m’arrête devant le portail, dont la peinture blanche s’écaille, laissant apparaître le bois pourri en dessous. Je dirai à mon père de venir les saluer. Après tout, c’est toujours compliqué d’arriver dans une nouvelle maison, un nouveau quartier.
Mais alors que j’allais repartir, une voix brise le silence.
— Hey !
Le son tranche l’air comme une lame et me fait sursauter plus que de raison. Il provient du jardin de la maison en question. Je scrute un instant l’obscurité, ne distinguant qu’une ombre assise au sol, qui se redresse rapidement.
— Tu vas arrêter de mater, ouais ?!
Surprise, je reste immobile un instant, m’assurant que c’est bien à moi qu’on parle.
— Mais merde, il bouge pas ce con !
La voix se fait plus forte, plus menaçante. Mon instinct prend le dessus, et je me mets à courir.
Plus vite.
Mes pieds touchent à peine le sol. J’ai l’impression de voler. Mais quelque chose cloche.
Un bruit.
Des pas rapides derrière moi.
Oh merde, il me course !
— Eh, reviens là, espèce de pervers !
Les mots s’embrouillent dans ma tête. Pourquoi il hurle comme ça ? Pourquoi il me poursuit ?!
Mes jambes me supplient de m’arrêter, mais la voix grave derrière moi me pousse à continuer. Mes poumons en feu réclament de l’air que j’inhale à grandes bouffées, complètement affolée. Plus vite, plus vite… Toutes ces nuits à courir n’ont pas été vaines. Je sens mes muscles s’étirer, mon souffle se stabiliser. Mon corps devient plus léger.
Mais l’ombre derrière moi ne faiblit pas.
Alors, dans un dernier élan, je bifurque brusquement sur la droite et me stoppe net dans une toute petite ruelle, invisible à première vue. Retenant mon souffle, j’observe mon poursuivant passer à toute vitesse devant moi, sans s’arrêter, respirant bruyamment.
J’attends à peine qu’il disparaisse avant de reprendre ma course vers chez moi. Arrivée devant la maison, je m’effondre sur le trottoir, la main sur le cœur.
Putain, la vache, j’ai mal ! Fait chier, j’ai super mal même.
Je me force à me redresser et à respirer profondément. Petit à petit, la brûlure dans mes jambes et mes poumons diminue jusqu’à disparaître. Je ne perds pas une seconde de plus et remonte dans ma chambre aussi silencieusement que possible après cette course folle.
La latte grince encore, mais je ne m’arrête pas. Aucun bruit. Le silence règne de nouveau dans la maison. Je referme la porte de ma chambre et m’effondre sur mon lit. Le cœur encore battant, je ferme les yeux quelques secondes, faisant le point sur cette course-poursuite cauchemardesque. Quelqu’un – un homme rapide et plutôt costaud – m’a prise pour un pervers et a voulu me poursuivre pour… me casser la gueule ?!
Sérieusement ?!
Un sourire nerveux étire mes lèvres, suivi d’un petit rire, mi-amusé, mi-incrédule. On se serait presque crus dans un film policier, avec les courses-poursuites dans les ruelles sombres d’une ville malfamée.
Heureusement que je cours vite…
Mon sourire s’agrandit. Cette course m’a changé les idées. Mais en jetant un coup d’œil à mon réveil, je réalise que la nuit ne fait que commencer. Et malgré la fatigue physique, je n’ai toujours pas sommeil. Seuls mes muscles réclament du repos. Mon esprit, lui, bouillonne plus encore qu’avant. Les muscles endoloris, c'est avec lassitude que je me lève et partis prendre une douche froide en espérant que le temps s’égrène un peu plus vite.
Malheureusement pour moi, le temps resta en suspens même après ma longue douche froide. N’arrivant pas à me rendormir, je décidai donc de m’installer à mon bureau, crayon en main. Il est 4h01.
Pendant près de trois heures, je dessine encore et encore, laissant ma main naviguer sur le papier. Après un rapide croquis dont je suis plutôt satisfaite, je sors une grande feuille d’un mètre sur cinquante centimètres et me mets à dessiner. Mon crayon glisse sur la surface lisse du papier, le bruit délicat me berce presque, et la texture sous mes doigts me donne des frissons. Peu à peu, les formes prennent vie : un immense arbre projetant son ombre rassurante sur un garçon assis en dessous, la tête penchée sur un livre, les jambes étendues et l’air pensif.
Je m’arrête un instant. De quoi devait avoir l’air ce garçon ? Aucun visage ne me vient en tête. Après un moment d’hésitation, je décide de ne pas lui en dessiner… du moins, pas tout de suite. Je suis en train de finaliser l’ébauche des branches lorsque mon réveil sonne, me sortant de ma torpeur. Il est 7h05, et enfin, la nuit cède sa place à la journée.
J’observe mon dessin avec un sourire satisfait, puis me lève en m’étirant comme un chat. Mon dos craque, tout comme mes doigts. Quel bonheur de dessiner ainsi ! C’est une vraie source de joie et de paix. Il n’y a pas beaucoup de moments où je me sens vraiment bien : quand je dessine, quand je joue de la musique, quand je cours, ou quand je discute avec Emma.
En me dirigeant vers la salle de bain, ma tête tourne soudainement. Je me rattrape de justesse à ma chaise, le souffle court. Je me penche légèrement en avant, forçant mon corps à inspirer et expirer lentement, mes jambes engourdies. Ma vision se stabilise enfin, et je pousse un long soupir. Toutes ces nuits à mal dormir, ou même à ne pas fermer l’œil, commencent à me peser. Mieux vaut que je prenne un bon petit-déjeuner et un grand, grand café !
Dehors, le ciel est d’un bleu magnifique, et une douce brise entre par ma fenêtre, apportant avec elle des senteurs fleuries. J’ouvre mon armoire, cherchant quoi mettre. J’ai envie de quelque chose de léger. J’en sors donc une petite robe bleu marine qui m’arrive aux genoux, avec un col rond et des bretelles épaisses. Ça fait tellement longtemps que je ne l’ai pas mise…
Je la fais passer par-dessus ma tête, la réajuste sur mon buste plat, lisse les plis sur mes jambes, puis ferme la fermeture éclair et… miracle, elle me va encore. J’enfile rapidement mes sous-vêtements blancs et descends tout aussi vite les escaliers, mettant au passage une petite veste en jean clair.
Une agréable odeur de café m’accueille, et je fronce les sourcils.
— Papa ?
— Oui ?
— Comment ça se fait que tu sois déjà debout ? lui demandai-je en entrant dans la cuisine.
— Cette nuit, j’ai entendu une petite souris sortir d’ici, et ce matin, j’ai voulu m’assurer qu’elle était bien retournée dans son trou.
Il me jette un regard en coin, non sans sourire. Il n’a pas l’air en colère, mais autant tout lui dire et ne rien lui cacher. De toute façon, mon père est trop futé pour ne pas deviner ce qui m’est arrivé.
— Excuse-moi… Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis sortie courir…
— Mmmh, mouais. Bon, je n’aime pas trop te savoir dans les rues aussi tard. Mais quand j’ai vu la lumière sous ta porte ce matin, ça m’a rassuré. Je me suis dit que tu allais bien.
— Excuse-moi…
Il dépose une tasse de café fumante devant moi avant de se glisser derrière ma chaise. Je n’ai même pas le temps de la prendre qu’il glisse brusquement ses mains sous mes bras et sur mes côtes, déclenchant une avalanche de chatouilles.
Je pousse un cri de surprise et me mets à rire comme une dinde en me tortillant sur ma chaise.
— Papa… pi… pitié !!! Tu sais bien que… que je crains vachement les… les chatouilles !!!!!
Mais il continue, encore et encore, jubilant comme un gamin. Moqueur et taquin comme toujours, il pousse même des rires victorieux dignes d’un méchant de série Z.
N’en pouvant plus, je me retourne brusquement pour tenter de le faire basculer, mais la seule chose qui bascule… c’est ma tasse de café.
Le bruit sec de la céramique brisée nous fige tous les deux.
— Oh non… C’était ma tasse préférée… couinai-je en me penchant pour constater l’étendue des dégâts.
— J’y suis pour rien, j’y suis pour rien ! s’exclame-t-il avant de détaler vers le salon, les mains en l’air, hilare.
Je soupire en me levant et vais chercher le balai et la serpillière. Une fois le carnage nettoyé, j’essuie mon front dégoulinant de sueur et repose le matériel dans un coin de la pièce. Je me sers une nouvelle tasse de café bien chaud et m’assois à nouveau.
Je masse un peu mes jambes. La course de cette nuit a peut-être été un peu trop physique. Elles sont courbaturées, et ça m’arrive de plus en plus souvent. Il faudra que je fasse de meilleurs étirements.
Je commence à peine à boire une gorgée quand je manque de m’étouffer en voyant l’heure.
— Non, non, je vais être en retard !!!
Je pose ma tasse si brusquement que du café éclabousse la table. Tant pis, papa s’en occupera !
Je fonce vers l’entrée, manque de me ramasser sur un chausson orphelin et enfile mes chaussures à la hâte en criant :
— Bon sang, papa, ton chausson !
— Désolé ! cria-t-il depuis le salon, pas plus alerté que ça par la vague de panique qui m’avait submergée.
Un vrai gamin.
Poussant un énième soupir, je prends mon sac et ouvre la porte. Je n’ai même pas eu le temps de prendre mon petit-déjeuner !
— À ce soir !!!
Sans attendre sa réponse, je claque la porte et me mets à courir vers le lycée.
Malheureusement, j’étais en retard… et le portail était fermé.
Mais depuis quand ils ferment le lycée pendant les heures de cours ?!
Je scrute le portail de haut en bas, cherchant une solution. Et il a fallu que je mette une robe aujourd’hui, bien sûr… Impossible de passer entre les barreaux. Personne ne semble dans les parages pour m’ouvrir. Il ne me reste plus qu’une option : escalader.
Prenant mon courage et ma robe à deux mains, je grimpe aux barreaux. Heureusement, le portail ne fait que trois mètres. Je ne mets pas longtemps à atteindre le sommet, mais alors que je m’apprête à sauter de l’autre côté… évidemment, ma robe se coince dans l’un des pics en fer forgé.
J’essaie désespérément de la dégager sans la déchirer, mais elle ne cède pas.
— Oh non, pitié… Elle est coincée… Putain, sérieux, qu’est-ce qui pourrait être pire ?!
Tandis que je rage, perchée comme une idiote sur ce foutu portail, je ne remarque pas tout de suite le regard d’acier posé sur moi avec amusement.
— Tu veux un coup de main ?
Je sursaute violemment, manquant de basculer en arrière. En baissant les yeux, je pâlis aussitôt. Alex me fixe, l’air diverti. Sans attendre ma réponse, il commence à escalader le portail et s’arrête à mon niveau.
— Alors, un coup de main ?
— Heu… je veux bien… balbutiai-je.
Son sourire s’agrandit et, sans prévenir, il saute en bas du portail.
— En fait, je vais te laisser galérer, c’est trop drôle à voir !
Puis il repart tranquillement vers l’entrée, sans même se retourner. Je sens mes joues s’embraser, ma bouche s’ouvrir en grand.
Non mais… pour qui il se prend, cet abruti ?!
Bon merde, j’en ai marre.
Je sors les ciseaux de mon sac, attrape le bas de ma robe et coupe net le tissu coincé. Une fois libérée, je saute en bas du portail et jette un regard à ma tenue.
Oh, ça va… On dirait juste que j’ai une robe fendue maintenant…
Un ricanement sarcastique m’échappe alors que je me dirige vers le bâtiment. Curieusement, ce même rire résonne derrière moi. Je me fige en croisant la directrice, postée devant l’entrée, bras croisés.
— Mademoiselle Sophie ?! Il est 8h23, où croyez-vous donc être ? Ici, on arrive à l’heure !
— Excusez-moi, madame, mais le portail était fermé, alors…
— Je ne veux pas entendre d’excuses. Le cours est bien trop avancé pour que vous y alliez. Je vous demande donc de vous rendre en salle de colle jusqu’à la fin de l’heure.
— Mais madame…
Son regard noir à faire frémir un bélier me coupe net. Super. Je traîne les pieds jusqu’à la salle de colle, maudissant cette directrice. En entrant, je sens aussitôt mon moral s’effondrer. Alex, affalé sur sa table, dort paisiblement.
Mais qu’est-ce que j’ai fait de mal pour mériter ça ?!
Je m’assois discrètement au premier rang, espérant qu’il dorme jusqu’à la fin de l’heure. Sortant mon calepin, je commence à dessiner, faute de mieux.
Après quelques instants d’hésitation, mon crayon trace un gros chat allongé sur les genoux d’un garçon. Une fois encore, la question du visage du jeune homme s’impose à moi. À quoi devait-il ressembler ? Cheveux longs ? Nez droit ? Yeux en amande ? Une fine bouche ?
L’inspiration me manque. La cloche me fait sursauter, me coupant dans mes tergiversations. C’est là que je le remarque. Alex, assis à califourchon sur la chaise à côté de moi, observe mon dessin avec un demi-sourire, à moitié caché par sa main.
Je plaque ma main sur ma feuille et relève les yeux vers lui. Il me fixe toujours, amusé.
J’étire un sourire faux.
— Tu veux quelque chose ? lançai-je.
— Non. C’est qui, le garçon que tu dessines ?
— Personne.
Il parut déçu… ou peut-être satisfait du petit effet d’exaspération qu’il provoquait en moi. Je ne saurais dire. Son visage est tellement difficile à déchiffrer… Quand le silence devint trop pesant, je rangeai mon carnet, glissai mon crayon dans ma trousse et sortis de la salle, ignorant totalement Alex derrière moi. C’est dans un flou de fatigue que la matinée passe rapidement, et l’heure du déjeuner arrive enfin. Pour mon plus grand plaisir, deux de nos trois cours de l’après-midi sont annulés, me permettant de dormir quatre précieuses heures. Je me dirige donc vers mon petit coin du jardin. Je m’assois, mange un morceau et… sens une goutte me tomber sur le nez. Je lève la tête vers le ciel. Il est gris. Des éclairs commencent doucement à zébrer l’horizon. De gros nuages noirs se pressent les uns contre les autres, assombrissant encore plus l’atmosphère.
— Non mais c’est une blague ?!
Je râle comme un charognard devant cette journée pourrie et l’enchaînement de catastrophes qui s’acharnent sur moi. Agacée, je me lève rapidement et me dirige vers le bâtiment.
La chaleur étouffante des corps et le brouhaha assourdissant des élèves m’accueillent aussitôt. Super…
Je cherche frénétiquement un endroit calme pour dormir ou au moins me reposer, mais partout où je vais, c’est plein de monde et de bruit. Finalement, je croise Emma, accompagnée de Marie et Vivianne.
— Salut, les filles ! leur lançai-je.
— Salut, répondirent Emma et Marie en chœur.
— Bonjour, tu vas bien ? me questionne Vivianne, l’air inquiète.
— Oui, pourquoi ?
— Ben, t’es très pâle, remarque Emma. Tu n’as pas bien dormi cette nuit ?
— Heu… Si, si, mais il fait très chaud ici, j’étouffe un peu.
— Tu sais qu’on n’a pas cours cet après-midi ? intervient Marie avec un sourire. Le seul prof encore présent a finalement annoncé qu’il ne pouvait pas.
— Vraiment ? Oh putain, enfin une bonne nouvelle aujourd’hui !!! Je laisse échapper un soupir de soulagement. Ben moi, je rentre alors. À demain, les filles !
— Oh, attends ! s’exclame Emma. On allait faire du shopping, tu ne veux pas venir ?
— Ah, j’aurais bien aimé mais… J’ai plein de boulot à faire. Une prochaine fois.
Elles me sourient toutes les trois, me rassurant que ce n’est pas grave, puis elles se retournent et s’enfoncent dans la foule.
Je sors du lycée, et la pluie commence doucement à tomber. Ma robe se trempe rapidement, collant désagréablement à ma peau. Je referme ma veste et presse le pas. Dans la rue, les gens courent se mettre à l’abri sous leur parapluie. En passant de nouveau devant la maison de cette nuit, je repense à ma course effrénée avec l’inconnu. C’était quoi, cette histoire ? J’allais reprendre ma route quand un vertige me cloue sur place.
Brusquement, j’ai du mal à respirer. Des étoiles dansent devant mes yeux. Une voix retentit derrière moi, mais quand je tourne la tête, le mouvement accentue mon malaise.
Je bascule.
La seule chose que je ressens avant de sombrer, ce sont des bras forts qui m’attrapent par la taille et la chaleur d’un buste contre ma joue.
« Je cours. Quelqu’un… ou quelque chose me pourchasse. Mes pieds frappent violemment le sol, chaque pas résonnant comme une détonation dans l’immensité silencieuse de cette forêt. Les arbres défilent autour de moi, sombres et menaçants, leurs branches s’écartant à mon passage comme si la nature elle-même me traçait un chemin. L’air est glacial. Il s’engouffre brutalement dans mes poumons, brûlant ma gorge à chaque inspiration. Mes jambes, lourdes de fatigue, me supplient d’arrêter. Mais je ne peux pas. Derrière moi, cette présence invisible me glace le sang. Pourquoi ? Pourquoi me pourchasser ? Qui est-ce ? Que me veut-il ?! La panique m’étreint, serre ma poitrine jusqu’à l’étouffement. J’ai peur. Tellement peur. Mon cœur bat à tout rompre, tambourinant contre mes côtes comme s’il voulait s’enfuir lui aussi.
— Au secours ! À l’aide !!! Ma voix fend l’air, se brise contre les troncs d’arbres et s’évanouit dans la nuit.
Seul l’écho me répond. Le silence qui s’ensuit est terrifiant. Au-dessus de moi, la lune projette des ombres difformes sur le sol. Des silhouettes cauchemardesques qui semblent se mouvoir dans l’obscurité, prêtes à m’engloutir.
Et soudain… Le vide.
Le sol disparaît sous mes pieds. Je chute. L’air est aspiré hors de mes poumons alors que je plonge dans un gouffre noir. L’impact est brutal. Une nappe glaciale m’entoure aussitôt. L’eau s’insinue dans mes vêtements, enveloppant mon corps d’une morsure insupportable, je veux bouger, remonter, respirer, mais mes membres sont raides, ankylosés. Comme figés. La panique me submerge.
Je flotte. Ou plutôt… je sombre. L’eau, d’abord glaciale, devient tiède. Presque agréable. Je ferme les yeux. Laisse-toi aller…
Un bruit. Un éclat dans le silence.
Je rouvre brusquement les yeux, le souffle coupé, l’eau autour de moi change. Elle rougit. D’abord par fines volutes, comme une encre se diluant dans un verre, puis c’est une marée, une marée sombre et épaisse, le rouge m’entoure, et alors, je le vois.
Un corps. Il coule lentement vers les profondeurs, mes entrailles se tordent. Je tente de reculer, de fuir cette vision d’horreur, mais mon corps ne bouge pas. Je suis piégée. Mon regard, figé sur la silhouette qui descend inexorablement, distingue enfin ses traits. Une femme. Grande. Élégante. De longs cheveux blonds flottent autour d’elle comme une auréole dorée, sa robe blanche danse dans l’eau, virevoltant avec grâce… Et pourtant, quelque chose cloche. Du sang. Il s’échappe d’elle en rubans écarlates, se mêlant à l’eau, m’enveloppant dans un linceul de peur.
Je suffoque. Et soudain, elle se tourne vers moi. Ses yeux vides m’accrochent, un cri m’échappe, un hurlement muet qui se perd dans les abysses, je ferme les yeux aussi fort que possible. Ne pas regarder. Ne pas voir. Mais je sens sa présence. Tout près. Trop près. »
Je me redresse en criant de plus belle, les yeux grands ouverts, désorientée. J’enfouis mon visage dans mes mains, secouée de spasmes. Je renifle, hoquète… mais aucune larme ne vient.
Finalement, je relève la tête et regarde autour de moi, tentant de me calmer.
La maison, inconnue, est petite et poussiéreuse. Les murs blancs sont ornés de nombreux posters colorés ou en noir et blanc. Les meubles, tous un peu dépareillés, s’harmonisent pourtant étrangement entre eux. Je suis allongée sur un grand canapé marron, dont le cuir est craquelé par endroits. À côté de moi, une petite table basse sur laquelle repose une tasse de café encore fumante, à en juger par l’odeur.
Soudain, mes yeux rencontrent de magnifiques yeux verts.
— Tu es enfin réveillée ! Tu nous as fait peur, tu sais ?
Je réalise alors qu’il s’agit d’Antoine, un des nouveaux élèves de ma classe. Il semble inquiet et pose prudemment sa main sur mon épaule, comme pour me rassurer.
— Heu… Je… Où, où je suis ? lui demandai-je, totalement hébétée par la situation.
— Chez moi, lança une voix rauque derrière moi.
Je me retourne brusquement et sens mon visage pâlir. Alex se tient debout, le regard dur, bras croisés en position défensive. À ses pieds, un gros chien noir dort paisiblement. Mon esprit encore embrouillé, les premiers mots qui sortent de ma bouche sont :
— Je peux avoir un mouchoir ?
— Tiens.
Antoine me tend une boîte de mouchoirs avec un sourire.
— Merci…
Je me mouche bruyamment, les yeux encore écarquillés face à la situation.
— Il est quelle heure ?
— 7h, répond Alex.
— Du soir ?
— Du matin, réplique-t-il en soupirant.
J’en lâche un hoquet de surprise, mon cœur s’emballant sous le choc.
— Ne t’en fais pas, Sophie, enchaîne aussitôt Antoine. Ton père a appelé sur ton portable et je me suis permis d’y répondre.
— Heu…
— Mais tu nous as vraiment fait peur, tu sais ?
— Heu, je… Excuse-moi…
C’est étrange de s’excuser devant quelqu’un qu’on ne connaît pas pour s’être évanouie. Pourtant, je comprends à présent que c’est bien ce qui s’est passé. La fatigue, l’angoisse, toute cette agitation de la rentrée… Mon corps a fini par lâcher.
— Mais bordel, qu’est-ce qui t’est arrivé ? lâche brusquement Alex en se postant devant moi.
Il s’est penché au-dessus de la table basse. Mon regard se pose un instant sur la chaîne en argent pendant à son cou, puis de nouveau sur son visage.
— Heu… je… ce n’est rien, j’ai juste… pas pris de petit-déjeuner ce matin, donc… j’ai eu un coup de chaud. Ne vous en faites pas.
— Tu es sûre ?
J’acquiesce. Antoine me fixe toujours avec des yeux inquiets.
Il faut que je parte. Mon père doit être mort d’inquiétude…
Je pâlis en me rendant compte que je me suis probablement évanouie devant eux. J’espère ne pas m’être mise à baver…
Je me lève brusquement, manquant de renverser la table basse et la tasse de café par la même occasion. Mon regard balaye rapidement la pièce, mais il n’y a qu’Antoine et Alex. Aucun adulte à l’horizon. C’est sans doute mieux comme ça.
— Je… je dois partir. Mon père doit être mort d’inquiétude. Je… je vous remercie de m’avoir aidée, mais je dois absolument y aller.
— Tu es sûre que ça va aller ? demande Antoine, toujours assis.
— Oui, tout va bien, ne t’en fais pas. Tu peux juste me montrer la sortie ?
— Ouais, je vais t’y conduire, lance Alex. Antoine, attends-moi ici, je reviens.
Je fais un signe à Antoine et suis Alex à travers un petit couloir menant à l’entrée. Il ouvre la porte, me laissant passer. Je réalise alors qu’il ne s’agit pas d’une maison, mais d’un petit appartement, dont l’entrée donne sur une minuscule cour arrière. Je ne savais pas que cette maison avait été réaménagée en plusieurs petits appartements…
Je me tourne vers lui et le regarde un instant avant de murmurer d’une petite voix :
— Je te remercie de m’avoir hébergée…
— Me remercie pas. Ce n’est pas moi qui ai voulu t’héberger, c’est Antoine. Il a débarqué devant ma porte avec toi dans les bras, en disant que tu t’étais évanouie devant lui ou je sais pas quoi. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? C’est mon meilleur ami, je n’allais pas lui dire non.
Puis, il me claque la porte au nez, le sourire aux lèvres. Le rouge me monte aux joues. Mais pas de honte. De colère. J’ai une furieuse envie de lui balancer ma main dans la figure pour lui faire ravaler son sourire narquois. Je me tourne vers les escaliers, les descends à la hâte et me mets en marche d’un pas rapide et déterminé. Mais en arrivant devant chez moi, toute ma conviction s’évapore.
Qu’est-ce que je vais dire à mon père ?
J’ouvre doucement la porte et entre sans bruit. Mais mon père, qui m’attendait probablement caché quelque part, me saute dessus.
— Mais où étais-tu ?! s’exclame-t-il, visiblement paniqué. Quand je t’ai appelée, c’est un jeune homme qui m’a répondu en disant que tu t’étais évanouie et que tu étais chez lui. C’est quoi cette histoire ?!
— Excuse-moi, papa… Je n’ai pas pris de petit-déjeuner ce matin et… je me suis sentie faible. Avec la pluie et tout ça, j’ai fini par tomber. Mais ne t’en fais pas, je connaissais les garçons, alors tout s’est bien passé, ne t’inquiète pas.
— Tout s’est bien passé ?! Tu trouves que tout va bien ?! Mais mon dieu, tu ne te rends pas compte à quel point j’ai eu peur ! Je ne savais pas où tu étais ! Comment veux-tu que ça aille bien ?!
— Je… Je suis désolée…
— Tu ne sais dire que ça ?! Et après, c’est moi qui me fais des cheveux blancs parce que ma fille de 19 ans a découché et que j’apprends qu’elle s’est évanouie devant un garçon !
— Je… Je sais… Je ne sais pas quoi dire…
Je baisse la tête, écrasée par le poids de la culpabilité. Je déteste faire de la peine à mon père, et encore moins lui donner, comme il le dit, des cheveux blancs. Son visage crispé par l’inquiétude me rappelle douloureusement l’enterrement de maman. Il soupire en posant ses mains sur mes épaules, m’incitant à relever les yeux vers lui. Son expression s’est un peu détendue, mais son teint reste livide.
— Ma chérie… Je ne supporterais pas de te perdre comme j’ai perdu ta mère…
Il me serre alors dans ses bras et se met à pleurer. À mon tour, je l’étreins, tentant maladroitement de le rassurer. Puis, après un moment, je le lâche et monte dans ma chambre. Allongée sur mon lit, je ressens encore les tremblements de ses sanglots contre moi. Je serre les poings à m’en faire mal, essayant en vain de faire couler une larme. Mais rien ne vient. La douleur dans ma poitrine est bien là, mais elle n’insuffle plus de larmes. Plus depuis cette nuit. Je jette un regard à mon réveil. 8h passé. Heureusement pour moi, nous sommes samedi. C’est pratique, ces rentrées en milieu de semaine… On se croirait presque encore en vacances. Je ferme les yeux, mais le sommeil ne vient pas. J’ai quand même réussi à dormir plus de huit heures cette nuit… Cela me fait sourire. Cela faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Même si je me suis endormie de façon peu conventionnelle, je me sens reposée. Il faut que je me change les idées. Je me lève, enfile un jogging, mes baskets, prends mes écouteurs et me dirige vers la porte d’entrée.
— Où tu vas ? lance mon père depuis le salon.
— Courir. Je peux ?
— Tu as mangé ?
— Non…
— Alors, d’abord tu manges, et après tu cours.
Je lève les yeux au ciel mais obéis, me dirigeant vers la cuisine.
— C’est une conversation étrange…
— Peut-être, mais ça reste une conversation père-fille, répond-il en me rejoignant à table.
— Tu veux quelque chose ?
— Des œufs et des tartines de miel…
— Comme faisait maman…
— Oui…
Un silence gêné s’installe. Puis, sans un mot, je me mets aux fourneaux. Je n’ai jamais été douée en cuisine, mais cette fois, je m’en sors plutôt bien. Rien n’est brûlé, tout semble appétissant. Je prends le miel dans le placard et en tartine le pain grillé avant de déposer le tout sur la table à côté des œufs encore chauds.
— Bon appétit !
— Bon appétit, répond-il.
Je croque dans ma tartine… et recraque aussitôt le tout.
— Oh mon Dieu !!! s’exclame mon père. Mais qu’est-ce que tu as mis dedans ???
— Je… Je ne sais pas…
Je me lève précipitamment et inspecte les pots d’ingrédients.
— Merde… J’ai mis du sucre dans les œufs et du sel dans le miel…
— Tu plaisantes ?! dit-il en vidant un verre d’eau d’un trait.
— Je suis désolée !!!
Nous nous regardons un long moment. Moi, avec le pot de sucre dans une main et celui de sel dans l’autre. Lui, encore sous le choc, un filet d’eau au coin des lèvres. Puis, un soupir m’échappe, suivi d’un ricanement… qui finit en éclats de rire partagés.
C’est donc pliés en deux que nos rires emplissent la maison.
— Ce n’est pas possible… Ahahaha, tu ne touches plus jamais à une casserole !
— Promis !!!
— Bon… Je vais juste prendre du pain grillé, ça ira ?
— Oui, vas-y, je vais tout ranger.
— Merci !
Je lui souris et file dehors après avoir saisi deux tranches de pain. Claquant la porte derrière moi, je mets mes écouteurs, m’étire et commence à courir doucement. Je passe par le parc derrière le lycée, fais plusieurs tours du lac avant de m’octroyer une pause sur un banc. Le temps se couvre, et quelques gouttes d’eau tombent. Plus une bruine qu’une vraie pluie. Mais je ne bouge pas. J’aime la pluie. Surtout quand je suis seule, loin du bruit des élèves, loin de l’agitation. J’enlève mes écouteurs et les range dans la poche de ma veste pour mieux profiter du moment. Tout est calme. La nature se tait. Le monde semble retenir son souffle. Seule la pluie vit, expire, respire, en parfaite harmonie avec le lieu où elle se déverse. Je ferme les yeux, offrant mon visage au ciel. On aurait presque pu croire que je venais de pleurer. Un mouvement attire mon attention. Un énorme chien noir me fonce dessus et me renverse sur le banc.
— Oula, doucement, toi !!!
Je caresse sa tête en riant tout en essayant de le repousser.
Mais il pèse son poids, ce monstre ! Il me lèche le visage en poussant de petits jappements heureux.
— Démon, viens ici !
La voix familière me fait tourner la tête.
— Alex ?
— Sophie ? Il arque un sourcil. Mais c’est pas vrai, qu’est-ce que tu fous ici ?
— Je m’étais arrêtée pour me reposer. Tu pourrais dire à ton chien de se calmer ? J’adore les animaux, mais là, je suis en train de suffoquer…
— Mmmh… Je devrais peut-être le laisser t’écraser, dit-il avec un sourire de tous ses dents.
Voyant le regard apeuré que je lui lance, il saisit finalement le collier de son chien et le tire en arrière, me permettant de me relever. J’incline légèrement la tête pour le remercier en époussetant mes vêtements, puis tourne les talons pour reprendre ma course. Le temps s’est assombri, la luminosité a baissé. Il vaut mieux que je rentre. Surtout que je commence à avoir froid… Et je n’ai pas envie de discuter avec lui. Je n’aime pas cette sensation de me sentir toute petite sous son regard. Alors je me remets à courir. Mais soudain, des pas pressés résonnent derrière moi. Une main se pose sur mon épaule et me tire brutalement en arrière.
— Attends… C’était toi, la nuit dernière, devant chez moi ?
Merde...
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