2 - Le zénith

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— C'était... C'était toi ??? soufflé-t-il entre ses dents. Devant chez moi la nuit dernière, c'était toi ?

— Alex, lâche-moi, tu me fais mal...

— Répond !

— Oui, mais...

— Pourquoi t'espionner derrière ma fenêtre ? Mais t'es une grande malade !!!

— Mais je ne t'espionnais pas, je courais et j'ai vu le camion, je me suis arrêté, c'est tout...

— Tu te fous de qui, là ?

— Alex, lâche-moi tout de suite, j'ai mal !

Son chien se met à aboyer sous les cris de son maître, il ne semble pas savoir s'il doit attaquer ou partir de la file d'attente entre les pattes.

— D'abord, tu vas me dire ce que tu faisais à 2 h du matin devant ma baraque !!!

— Lâche-moi !!!

Mon hurlement le fait sursauter et j'en profite pour saisir son poignet qui tenait ma main et le tour dans l'autre sens. Basculant sur le côté pour changer mon poids, je fais basculer Alex sur mon flanc. Il chavire et me percute de plein fouet. Me courbant vers l'avant, je tire le plus fort possible sur mon bras, faisant alors passer Alex par-dessus ma tête. Il s'écrase au sol dans un bruit sourd. Un cri étouffé s'échappe de lui et, sous le choc, il lâche mon poignet. Il ferme les yeux puis les rouvre brusquement, me regardant penchée au-dessus de lui. Dans ses yeux, la surprise laisse place à la colère. À ses côtés, son chien montre les dents en grognant, n'appréciant pas qu'on fasse du mal à son maître.

Sans attendre plus longtemps, je prends mes jambes à mon cou, mon cœur battant à tout rompre dans ma poitrine. Je me dirige vers la plage, le vent me fouettant le visage. Je n'ose pas me retourner, j'espère juste qu'il ne me suivra pas...

Je cours à en perdre haleine, je sens mon sang battre à mes oreilles comme un tambour marquant le rythme de mon cœur qui s'emballe. Mon souffle se raccourcit et mes jambes s'alourdissent sous l'effort. Je tourne à droite, puis à gauche, et je finis par atterrir sur la plage, mais je ne m'arrête pas. Courir dans le sable est plus difficile : mes pieds s'enfoncent dans le sol, soulevant des nuages ​​de sable qui disparaissent instantanément. Je me rapproche de l'eau qui me tend les bras.

J'ai envie d'y plonger toute habillée et de me laisser couler, de nager jusqu'à l'autre côté, de laisser l'eau me recouvrir la tête et emporter toutes ces mauvaises choses qui saturent mon esprit. J'ai envie d'hurler. Mais je ne fais que la frôler de mes pieds. Je longe la berge, laissant mes paniers se gorger d'eau de mer, mes oreilles effleurées par le clapotement de l'eau sur le sable et mes chaussures.

Mon cœur accélère, envoyant plus de sang dans mes poumons. Je respire mieux. Alors je continue, plus fort, plus vite, plus longtemps, comme si je voulais atteindre un point invisible devant moi, un point qui ne cesse d'avancer toujours plus vite que moi. Je jette un coup d'œil derrière moi, mais il n'y a personne, personne ne me poursuit.

Je décide alors de rentrer chez moi, les pieds mouillés, pleins de sable, et le dos trempé par la pluie. Les rues sont calmes, le vent souffle dans mes cheveux, dispersant la pluie. Le soleil pointe enfin ses rayons sur moi et me réchauffe doucement le visage. J'ai l'impression d'être dans un autre monde, un monde paisible où rien ne peut m'atteindre.

Mais quand j'aperçois la façade de ma maison, mon cœur se serre et je m'arrête brutalement. Je me courbe en deux, manquant soudain d'air. Je suffoque, mes poumons réclamant l'oxygène que je ne parviens plus à saisir. J'ouvre la bouche en grand, avalant par des gorgées de l'air qui ne semble pas satisfaire mes poumons. Des gouttes de sueur dégoulinent de mon front et vont s'écraser sur mes chaussures.

J'ai un goût de bile dans la bouche. Je plaque ma main contre mes lèvres, ferme les yeux et m'assieds sur le trottoir. La tête entre les genoux, je reprends tant bien que mal le contrôle de mon corps. Il faut que j'arrête de pousser mon corps si loin, il ne tiendra pas longtemps comme ça. Mais ça fait tellement de bien !

Quand finalement je respire paisiblement, je lève la tête et offre de nouveau mon visage au soleil. Je me relève et regarde autour de moi. Personne. Ouf ! Manquerait plus que les voisins me regardent d'une drôle de manière et pensent que je suis folle.

Une fois la porte franchie, j'enlève mes chaussures pleines de sable et bien sûr me servir un grand verre d'eau.

Assise sur le tabouret, je profite du silence de la cuisine, respirant profondément, le regard dans le vide. J'engloutis mon verre d'eau et le pose sur la table. Mon père n'étant pas encore rentré du travail, je regarde l'horloge pour vérifier l'heure. 10 h 53. Je suis resté dehors presque 2 heures, le temps passé avait si vite.

Je me souviens de ma dispute avec Alex et revois son regard d'acier me lançant des éclairs.

Après ça, deux semaines se sont écoulées, rythmées par mes insomnies et les cours, les après-midis révisions avec les filles, les discussions discrètes avec Antoine en cours, et les échanges de regards avec Alex qui me troublaient de plus en plus.

Ce samedi-là, je suis allée courir un long moment vers l'est du quartier pour être sûr de ne pas croiser Alex. Une fois rentrée à la maison, j'ai bu un grand verre d'eau en essuyant la sueur de mon front.

Mon téléphone vibre soudain sur la table de la cuisine, me faisant sursauter. Je le prends entre mes mains. Emma !

— Salut ma belle, lancement-t-elle de l'autre côté de la ligne.

— Coucou...

— Ben, ça ne va pas ?

— Si, si, t'inquiète, mentis-je.

- Bien sûr ?

— Mais oui. Alors toi, qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi tu m'appelles ?

— Ah oui ! Ça te tente une sortie shopping avec moi ? J'ai besoin de nouveaux sous-vêtements, glousse-t-elle avec malice.

— Mmmm...

— Oh, allez !!! Pour moi faire plaisir !

Je l'entendais presque battre des cils.

— Pfff, bon, OK. On se rejoint à quelle heure ?

— Maintenant ?

Et à ce moment-là, on sonne à la porte.

— T'es sérieux ? lui lançai-je.

— Ahahah, allez, viens m'ouvrir !

Et elle raccroche. Je me lève tant bien que mal et vais lui ouvrir. Dès que la porte s'ouvre, elle me saute presque dessus, manquant de me faire tomber en arrière. Je la serre dans mes bras, étouffée entre ses cheveux et son rire. Je m'écarte d'elle et la regarde un instant, me rappelant notre première rencontre.

— Bon, on y va ?

Je souffle entre mes dents, un sourire aux lèvres.

— Okay, mais laisse-moi juste dix minutes, le temps que je prends une douche. Je meurs de froid et j'ai transpiré.

— C'est vrai que tu pus !

— Merci ! T'es trop gentille...

— Je sais !

Elle me lance un sourire digne d'une pub pour dentifrice avant d'aller s'installer dans la cuisine. Je soupire et file à l'étage prendre une douche éclair.

Encore dégoulinante d'eau, j'enfile un short mi-cuisse, des bottes hautes et un petit haut noir troué dans le dos façon tête de mort. Un trait noir sur les yeux, une touche de fard à joues et je retourne dans la cuisine, où Emma boit un verre de jus de fraise, mon préféré.

— Tu as vraiment des goûts de petite fille, Sophie, me lance-t-elle avec un sourire complice.

— Nya, nya, nya... En attendant, t'aimes le boire toi aussi ! Bon, on y va avant que je ne change d'avis ? Mais d'ailleurs... Pourquoi tu tiens tant à faire du shopping avec moi ? Tu sais bien que je n'aime pas ça...

— Bon... Je voulais te faire la surprise, mais...

— Mais quoi ?

— Une fête !!! Une fête d'étudiants à laquelle je peux nous faire entrer !

— Quoi ?! Mais... Mais on a nos examens à la fin de l'année, je dois préparer mes livres pour mes écoles...

— Je sais, Sophie, je sais que tu veux entrer dans une grande école de dessin, mais il faut aussi que tu t'amuses ! Tu passes ton temps plongée dans tes feuilles, tes livres, ou même à courir !

— Je... Je sais, mais...

Je me tais, réalisant que j'ai quand même 19 ans et que je ne suis jamais allée à une fête, ni en boîte, que je n'ai jamais pris de cuite, que je ne me suis jamais amusée jusqu'à l'aube, ni eu de copain sérieux... Je lève les yeux vers elle et lui dis :

— Merde, je crois que je suis devenue une nonne...

— Ahahah !!! Alors viens, je vais te faire sortir du couvent !

J'acquiesce avec force et la suis dehors. La fête et tout ce qui tourne autour n'avaient pas vraiment d'importance, mais quand on passe plus de temps le nez dans ses études et qu'on en oublie de vivre, ce n'est pas mieux. Aucun de ces deux extrêmes n’est bon pour moi.

Nous avons marché un long moment, discutant de tout et de rien. Je passe sous silence mon petit moment de crise avec Alex et Antoine, la course-poursuite de la nuit dernière et ma légère altercation de tout à l'heure. Emma, ​​elle, moi parle de son copain, de son copain et encore de son copain. C'est fou comme elle est accro à ce mec. Ils se connaissent depuis presque quatre ans et sortent ensemble depuis deux ans.

Arrivées devant l'immense centre commercial de la ville, je sens mon courage prendre la fuite. Elle entre en me traînant derrière elle et, aussitôt dans le premier magasin, elle part comme une flèche à travers les rayons. Je la suis de loin, prenant mon temps. Je passe doucement mon doigt sur les différents tissus, les couleurs en dégradé. Je m'arrête sur un beau top bleu turquoise. Je le pose sur mon buste, mais la coupe ne me va pas, pas assez de poitrine, hélas. Je souffle et le repose, regardant autour de moi. Le magasin est presque vide, seule Emma s'agite au fond de la boutique, levant la main vers moi pour que j'approche. Elle tient dans ses bras une pile monstrueuse de vêtements, et plus exactement des robes.

— Attention ! s'exclame-t-elle. J'ai trouvé de belles robes qui mettront en avant ta silhouette.

— Et je suppose que je dois les essayer ?

— T'as tout compris !

Je me mets donc à essayer un nombre incalculable de robes. Elles sont toutes soit trop petites, soit trop grandes, soit trop courtes, soit trop décolletées. Emma trouve rapidement une robe à son goût, qui, d'ailleurs, lui va vraiment bien. Elle a choisi une belle robe dans les tons violets, un peu lavande, qui lui arrive juste au-dessus des genoux. Serrée à la taille, elle s'évase sur les hanches, avec un décolleté important et rond. La robe en elle-est couverte d'une même sorte de voile transparent qui lui prend tout le dos et vient faire une boucle sur son ventre. Elle tourne sur elle-même, fouettant l'air de ses longs cheveux, faisant remonter légèrement sa robe sur ses cuisses. J'applaudis doucement en regardant ses formes avec envie.

— Tu es vraiment très belle, Emmi' ! Mais relève un peu tes cheveux en chignon pour dégager ta nuque, tout en laissant quelques mèches rebelles...

— Heu... Comme ça ? demande-t-elle en se saisissant d'une pince posée sur le tabouret à côté d'elle pour relever ses cheveux.

— Oui, voilà !

Je la regarde de nouveau, puis je jette un coup d'œil à mon propre reflet dans le miroir.

— Je suis horrible…

La robe verte me donne un teint malade, trop longue pour moi, je ressemble à une courgette qui a eu un coup de chaud.

— C'est normal !

Je la regarde, ahurie.

— Mets-moi plutôt ça !

Elle me jette au visage une robe en tissu bleu clair, douce sur ma joue et sous mes doigts. Je retourne dans la cabine, tire le rideau sur moi et change de robe. Je me regarde un instant dans le miroir et reste bouche bée.

— Alors ?!

J'ouvre timidement le rideau et la laisse me regarder.

— Oui, c'est beaucoup mieux, pas vrai, Sophie ?

— Oui... Tu as raison...

La robe est vraiment belle. Faite dans un tissu léger, d'un bleu clair, elle fait ressortir mon teint de lait et souligne mes courbes discrètes ainsi que ma musculature fine, sculptée par la course. Elle m'arrive sous les genoux, donnant une illusion de jambes plus longues. Le tissu délicat dévoile mon dos et mes épaules, et le col légèrement ras du cou apporte une touche élégante. Une ceinture resserre mes hanches, offrant encore plus ma taille fine.

— Et avec ça... Une paire de talons de la même couleur et de beaux bracelets en argent...

— Attends, t'es sûre... Les talons ?

— Mais oui, tu vas voir, allez ! Essai...

Glissant mes pieds dans les chaussures, je me sens comme voler, flotter au-dessus de la terre. Déjà assez grande, je gagne avec ces chaussures une dizaine de centimètres. Je me poste à ses côtés et me rend compte que je la dépasse d'une bonne tête. Les bracelets tintent à mes poignets quand je me mets à tournoyer sur moi-même, faisant voler le voile de ma robe et mes cheveux détachés.

—Parfait !!! murmure-t-elle.

Je souris doucement... Elle a réussi son pari. Me rendre belle, féminine et attirante à mes yeux.

— Bon..., ai-je commencé. Elle est où, ta petite fête ?

Elle me sourit de toutes ses dents, tout en sautillant sur place, les mains jointes. Ravie de ce revirement de situation, nous partons en caisse payer nos achats et rentrons directement chez moi pour passer le reste de la journée ensemble et finir de nous préparer pour le soir même.

Devant la porte de cette immense maison, grelottante, j'entends la musique couler par toutes les fenêtres ouvertes. Mon ventre se noue malgré moi. La foule et moi, ça n'a jamais fait bon ménage.

— C'est sûr, Emmi ?

— Mais oui, ne t'inquiète pas, ça va aller !

— Mais... On n'est pas trop jeunes ?

— Mais non ! En plus, comme tu as redoublé une classe, tu es plus vieille que moi. Ce serait plutôt moi qui devrais m'inquiéter.

— Oui, mais… En plus, on ne connaît personne...

— Ah, je ne te l'ai pas dit ?

— Quoi ?

— Alex et Antoine seront là !

Elle sonne avant même que je ne puisse protester. Je lui lance un regard noir tandis que la porte s'ouvre sur un grand gars qui nous regarde l'une après l'autre avant de s'écarter pour nous laisser passer. Je me demande encore comment il a fait pour entendre la sonnette avec ce bruit.

Nous arrivons dans un grand salon où chaque meuble a été poussé contre les murs, transformant la pièce en une immense piste de danse. La chaleur étouffante des gens m'entassés à la gorge, tout comme l'odeur âcre de la transpiration et de l'alcool. Sous mes pieds, le sol colle à mes semelles et des cadavres de bouteilles encombrent le passage. Je me tourne vers Emma, ​​qui a déjà un verre à la main. Elle m'en tend un autre que je porte à mes lèvres. D'où sort-elle ces verres ?!

Après un tour rapide des lieux, quelques embrassades avec ses amis, des petits signes de la main à des connaissances à moi, nous finissons par nous retrouver près d'un bar improvisé où une fille est allongée ventre nu, un petit verre à shooter posé sur son nombril. Je jette un coup d'œil à Emma, ​​qui me regarde avec des yeux interrogateurs.

— Vous voulez essayer, les filles ? nous lance le mec derrière le bar.

— Essayer quoi ? répond Emma.

— Le but, c'est de boire le shooter posé sur le ventre de la demoiselle ici présente !

Il lance un sourire charmeur à la brune allongée, qui lui rend son sourire en brillant doucement. Elle semble beaucoup s'amuser, malgré son regard quelque peu éteint par l'alcool et ses joues rougies par la chaleur.

— Alors ? dit-il en sourire se tournant vers Emma avec un sourire.

— Je... Je ne sais pas trop... T'en pense quoi, Sophie ?

— Heu... Soit je suis trop sobre pour faire ce genre de truc, soit je suis vraiment nulle pour tout ce qui est fête...

— Ne vous en faites pas, les filles, je vous sers d'abord un verre et après, vous voyez.

Je regarde une nouvelle fois Emma, ​​qui acquiesce. Nous nous retrouvons donc à discuter, nos vodka-coca à la main.

La soirée s'écoule doucement tandis qu'Emma et moi faisons des commentaires sur les garçons que nous rencontrons mignons. Quelques-uns me plaisent, mais c'est surtout elle qui parle... et surtout de son copain, Maxime.

— Il me manque... J'aurais dû venir avec lui...

— Sympa pour moi.

— Non !!! Ce n'est pas ce que je voulais dire...

— Je sais, je te taquine !

Je lui souris en caressant sa joue pendant que je finis mon verre. Je le pose sur le bar et me tourne vers elle, qui avait aussi fini le sien.

— Bon... On le fait ?

— De quoi ?

— Ben ça...

Elle me désigne de la tête la fille qui se trémousse sur le bar, toujours un verre vide sur le ventre. Elle luit légèrement sous les lumières tamisées de la pièce. Elle doit avoir chaud.

— Hein ?! Oh heu... Non, pas moi, désolée.

— Ben moi, je veux bien !

Elle se tourne vers le barman et pose sa main sur son bras pour attirer son attention.

— Je voudrais un heu... shooter.

- D'accord ! Alors un shoot pour la jolie jeune fille !

Je lance un regard incrédule à Emma, ​​qui relève les épaules. Le mec remplit le petit verre posé sur le ventre de la fille. Emma se penche au-dessus d'elle, rigole tellement que je ne peux m'en empêcher moi-même, puis saisit le verre entre ses lèvres roses par son rouge à lèvres. Elle redresse la tête et vide le verre cul sec. Elle fait une grimace et repose brutalement le verre sur la table.

— Burk ! C'est vraiment dégueulasse...

Je me mets à rire de plus belle et demande un autre verre. Le barman me sert quelque chose de fort, de rouge et de fruité, dont l'odeur pique un peu mon nez. La première gorgée titille ma langue et brûle ma gorge. J'écarquille les yeux, me tournant vers Emma, ​​qui a saisi un autre shoot-ventre pendant que je me faisais servir par un autre barman, tout aussi mignon.

Je lui souris, et elle me sourit en retour, un sourire déjà un peu flou. Ses yeux pétillent et son regard se fait charmeur. Oh et puis zut ! Autant s'amuser à fond !

Je me tourne vers le barman et lui lance en souriant :

— Finalement, moi aussi j'en veux un !

Il sourit encore plus et remplit le verre une nouvelle fois. Je fonds !!!

Le liquide a une couleur légèrement ambrée. Je me penche au-dessus, ouvre la bouche. Mes lèvres touchent la peau de la fille. Elle est fraîche et douce. Je saisis le verre et le bois cul sec. Le liquide est chaud dans ma gorge. Le goût un peu amer me plaît.

Je me tourne vers le barman en humectant mes lèvres, lui tendant le verre tout en souriant.

— C'est quoi ? C'est super bon...

— C'est du rhum arrangé. T'en veux un autre ?

— Oui, je veux bien...

Il me sourit encore. Il a les dents du bonheur, un léger trou entre ses deux blanches incisives, ainsi que deux fossettes adorables et des cheveux bruns humides qui tombent devant ses yeux bleu-vert. Il pose le verre sur le ventre de la fille puis me lance un regard.

— Tu veux essayer un truc drôle ?

— Tant que ça reste dans mes capacités...

— Alors ça marche. Tu bois le shoot sur son ventre et... celui qu'elle tiendra dans sa bouche.

— Hein ?! Dans... sa bouche ?

— Oh, allez !

Je ne lui réponds pas, mais il verse quand même les deux verres. Je bois le premier, celui posé sur le ventre, et regarde avec envie celui entre les lèvres de la fille. Le liquide vibre légèrement au rythme de sa respiration. J'hésite, puis j'approche, encouragée par les autres autour de moi et par le rire d'Emma, ​​qui m'indique qu'elle est toujours près de moi.

Mon regard croise celui de la fille. Elle a de beaux yeux bleus qui pétillent en me voyant. La peur et l'inquiétude me quittent. Je saisis le verre. Je sens à peine les lèvres de la fille et engloutis avec avidité le rhum.

Je me tourne vers le barman, qui me sourit toujours, puis repose le verre sur le bar et cherche Emma du regard. Elle est en train de parler avec un beau blond. Je lui tapote l'épaule et l'invite à danser en faisant une révérence devant elle. Elle rit et prend ma main pour m'emmener sur la piste de danse.

La chaleur des corps me pousse à bouger plus vite. Je me déhanche de haut en bas, ondulant toutes les parties de mon corps dans une danse que je veux sensuelle. Emma me prend les mains et nous nous mettons à danser comme des folles, tournant, chantant en même temps que la musique, emportant nos cheveux et nos robes.

L'alcool embrouille un peu ma tête, mais je n'ai ni vertiges ni envie de vomir. Je me sens juste bien, portée par cette chaleur un peu étouffante, avec Emma face à moi.

Le temps passe et mes pieds commencent à me faire mal. Je quitte la piste pour aller m'asseoir sur un canapé qui m'accueille avec tendresse. Je regarde Emma danser de plus belle, me faisant des petits coucous de temps en temps.

Je me détends, laissant l'alcool redescendre doucement. Mes derniers shooter m'ont laissé un goût sucré dans la bouche. Soudain, mon ventre gargouille si fort qu'il couvre presque la musique une fraction de seconde.

— Tu veux manger un truc ?

La question m'étonne légèrement. Je tourne la tête vers la personne qui vient de moi la poser.

C'est le beau barman de tout à l'heure, celui qui m'avait incité à boire le verre entre les lèvres de la fille.

Je lui souris en moi.

— Oui, j’ai faim !

— Alors suis-moi ! Oh, d'ailleurs, je m'appelle Thomas.

— Sophie.

Il me regarde un moment, des paillettes dans les yeux. Je le suis dans un couloir qui débouche sur une cuisine remplie de monde. Il ouvre un placard et en sort un paquet de chips.

— Miam ! m'exclamé-je en m'approchant de lui.

— Ah !

— Quoi ?

— Si tu veux le paquet, je veux un baiser en échange !

- Pardon ?

— Un baiser, un tout petit !

— Heu… Non, désolée, ce n'est pas mon genre...

— Oh, allez !

Il glisse une main dans mon dos et m'attire contre lui. Je tente de le repousser, mais il est plus fort que moi et la foule autour de nous nous comprime l'un contre l'autre.

— Mais... Lâche-moi !

— Oh, c'est bon, arrête de faire ta sainte-nitouche.

Il lâche le paquet et fait glisser son autre main sur ma cuisse. Je la saisis pour l'empêcher d'aller plus loin.

— Arrête...

Ma respiration se bloque dans ma gorge. Autour de moi, j'ai l'impression que le monde devient plus sombre. J'essaie tant bien que mal de le repousser, mais il me retourne soudain et me plaque contre le mur, enfouissant son visage dans mon cou.

Son haleine chaude effleure mon oreille. J'en frissonne de dégoût. Je remue de toutes mes forces et commence à pousser des gémissements, espérant que quelqu'un m'entende. J'enfonce mes doigts dans ses bras, mais l'alcool a dû l'engourdir, car il ne réagit pas.

Merde, merde, j'ai besoin d'aide... Emma... Au secours !!!

J'ouvre la bouche en grand, aspirant l'air à grandes goulées, puis je murmure un « À l'aide » plaignant.

Soudain, une main s'abat sur l'épaule de Thomas et le pousse en arrière. Il me lâche enfin, me permettant de respirer et de m'écarter précipitamment. Je lève les yeux et aperçois un poing s'écraser sur le nez de Thomas, qui pousse un cri étouffé. Des exclamations indignées fusent autour de nous tandis que mon sauveur martèle le visage de Thomas, qui tente de se protéger.

Je me jette sur lui, le tirant de toutes mes forces en lui hurlant presque d'arrêter, que j'allais bien. Il finit par lâcher Thomas. Je saisis son bras et le tire plus fort encore pour l'entraîner dehors. Traversant la foule, les yeux brouillés, je cherche une sortie, n'importe laquelle, pour aller dans le jardin. Finalement, je m'arrête dans un coin de la pièce, mon bras emprisonnant fermement celui de mon sauveur, qui tente de reprendre son souffle.

Je l'attire dans un angle pour ne pas qu'il gêne les autres et lève enfin le nez. Un instant de flottement. Puis je me rends compte qu'il s'agit d'Alex, qui me dévisage gravement de ses yeux gris et les joues légèrement rouges à cause de l’alcool et de la légère course que nous venons de faire. Son regard est difficile à déchiffrer, intangible, insaisissable. Je n’arrive pas à savoir s’il est amusé, agacé ou simplement ailleurs.

Je me cale un peu plus contre le mur et ne bouge plus. Je laisse le bruit ambiant me submerger pour calmer mon rythme cardiaque et les frissons de dégoût qui m’ont grimpé dans le dos. Le corps tendu, je ferme un instant les yeux. Sérieux, c’est pour ça que je suis si réticent à sortir dans ce genre de fête : on ne sait jamais sur quel connard on peut tomber. Heureusement que ça n’arrive pas tous les jours. Je sens encore sa présence à côté de moi, trop proche. Quand je rouvre les yeux, il est là, ancré dans mon espace, sans pour autant me toucher. Il est proche, si proche que je peux sentir son souffle effleurer ma peau. Légèrement chaud, chargé d’alcool et d’une fragrance boisée, un mélange de notes musquées et puissantes qui flottent entre nous. Ça lui va bien.

Ce soir, il a revêtu une chemise cintrée noire et un jean tout simple. J’aperçois de nouveau la chaîne à son cou, qui brille faiblement sous les lumières mouvantes. Je me demande ce que ça peut être. Un bijou familial, un souvenir, ou juste un accessoire sans signification ?

Il est un peu plus grand que moi ; sans mes talons, je lui arrive sans doute au cou. Là, nous sommes presque au même niveau. J’inspire légèrement et tente de regarder ailleurs, mais mes yeux reviennent vers lui, inévitablement. Je ne peux m’empêcher de fixer ses lèvres, charnues et rouges. Il n’a pas de barbe, pas même un poil. Sa peau est lisse, presque irréelle sous les lumières tamisées. Serait-il imberbe ? Ou en a-t-il ailleurs ? Cette pensée me frappe et me fait sursauter intérieurement. Je secoue vigoureusement la tête pour chasser les images qui me traversent l’esprit et sens aussitôt mes joues se colorer de rouge. Un cri brusque me sort de mon trouble. Quelqu’un beugle quelque chose, me faisant sursauter. La foule s’écarte et on traîne une personne vers la sortie. Je devine qu'il s'agit de Thomas et qu’on l’éjecte de la fête. Une vague de soulagement me traverse. Heureusement, je n’aurais pas aimé le recroiser dans une autre pièce et qu’il décide d’en découdre avec moi.

Je ne sais pas trop combien de temps on est restés comme ça, juste à se balancer imperceptiblement sur la musique, nos respirations presque en écho. Mon cœur pulse en même temps que les basses et la chaleur me gagne. Je passe ma main sur mon front et enlève la fine pellicule de transpiration.

— Pourquoi... ?

Il hésite un instant avant de continuer, dégageant doucement son bras de mon emprise et glissant sa main sur la mienne. Son contact est chaud, légèrement moite.

— Pourquoi tu m'as... arrêté ?

Sa voix était hésitante, ses mots flous, comme s’il n’était pas certain de vouloir entendre la réponse.

Je pince les lèvres, cherchant mes mots.

— Je… Je ne voulais pas que tu aies des problèmes.

Il laisse échapper un léger rire, sans joie.

— Y aurait pas eu de problème, lance-t-il d’un ton dur.

Je fronce les sourcils.

— Ah ouais ? Parce que tabasser un mec en pleine soirée, c’est jamais un problème ?

Il ne répond pas tout de suite. Son regard dérive un instant sur la foule avant de revenir sur moi, indéchiffrable.

— Il l’aurait mérité.

— Peut-être, mais je n'aime pas la violence…

Ma voix est plus douce. Je le regarde avec sincérité, tentant de lui faire comprendre que ce n’était pas contre lui. Que malgré tout, je lui suis reconnaissante. Mon regard le remercie de m’avoir sortie des pattes de ce crétin.

Il ne dit rien, mais je le vois serrer la mâchoire avant de se rapprocher légèrement. Il passe sa langue sur ses lèvres, lentement. Un geste inconscient ? Un réflexe ? Cette proximité me gêne soudain, mais je ne bouge pas, encore engourdie par ce qui m’est arrivé. Sa chemise frotte presque le haut de ma robe et je vois quelques gouttes de sueur couler le long de sa mâchoire pour aller mourir sur le col de sa chemise. Mon regard reste accroché un instant à ce détail, troublée par ma propre réaction.

— Moi, je n'en fais usage que quand il n’y a pas d’autre moyen, finit-il par dire, sa voix légèrement plus posée.

— Ben moi, je le fais quand j’en ai envie...

Son ton est tranchant, presque provocateur. Il me teste ?

— Ouais, je vois ça.

Je détourne brièvement le regard, cherchant quoi ajouter.

— D’ailleurs, je suis désolée pour l'autre fois.

Il plisse les yeux, intrigué.

— Hein ?

— Quand je t'ai plaqué au sol, lui soulignai-je en rigolant face à son expression perplexe.

— Oh !!! J'avais complètement oublié.

Un sourire furtif passe sur son visage avant de disparaître aussitôt. Un instant, la tension se relâche, puis elle revient aussi vite.

Il fait une pause en se reculant un peu, me regardant de haut en bas, comme s’il m’analysait. Son regard glisse sur moi lentement, presque calculateur. J’eus l’impression d’être nue sous ses yeux qui s’étaient assombris.

— Faut dire que tu ne restes pas dans les mémoires, t'es tellement invisible.

Un silence.

J’en eus le souffle coupé. Mon estomac se contracta instinctivement, comme si ses mots avaient frappé en plein dedans. Pendant une seconde, je ne réagis pas, mon esprit peinant à assimiler ce qu’il venait de dire. Je cherche quelque chose à répondre, une réplique cinglante, un rire nerveux, n’importe quoi. Mais rien ne vient.

Puis, d’un geste brusque, je dégageai ma main de la sienne comme si son contact venait de me brûler. Mon regard le fusilla sur place, haineux et blessé. Il haussa les épaules, semblant ne pas s’en préoccuper, ne pas peser ses mots, et partit dans la direction opposée, me laissant pantelante. Pourquoi me dire ça ? Juste pour blesser ? Ou est-ce une manière tordue de me tester ? Il me fallut quelques instants avant de vraiment comprendre la scène.

Alors, je me sentis bouillir comme une théière et, sans perdre de temps, je fonçai à sa suite, bousculant les gens sur mon passage. Trop remontée pour m’excuser, je finis par le rattraper. Il était appuyé contre le mur, discutant avec une jolie blonde. On peut dire qu’il ne perd pas de temps. Je serre les dents. C’est quoi son problème ? Pire encore, ces changements de caractère me mettent hors de moi. Un moment, il est infect, me balançant saleté sur saleté, et celui d’après, il se montre agréable et protecteur. À croire qu’il est bipolaire ou schizophrène. Ou juste un mec qui joue avec les gens.

Toute cette situation me laisse un goût amer dans la bouche, et je me repasse en mémoire tous les regards qu’il m’a lancés, tantôt amicaux, tantôt ennuyés, tantôt désintéressés. Je pousse un soupir tout en regardant autour de moi, cherchant un moyen de me venger. Je ne supporte pas l’idée de le laisser filer cette fois-ci.

Et soudain, l’illumination. Je me dirige vers le bar où un nouveau barman a pris place. Ils doivent se relayer comme dans un marathon, à croire qu’ils sont des dizaines à attendre leur tour en file indienne. Je me penche vers lui et lui demande un grand verre de son alcool le plus fort. J'apporte le verre à mes lèvres une fois qu'il me le tend. Le goût trop âcre me fait grimacer et plisser le nez. Parfait.

Je m'en retourne vers Alex, toujours adossé au mur avec sa blonde. Il est penché vers elle et la dévore des yeux... ou plutôt, il dévore des yeux sa poitrine à peine couverte par son haut. Ils sont tellement proches qu’on dirait qu’ils sont à deux doigts de faire l’amour contre le mur. Ou peut-être qu’il veut juste me le faire croire.

En m’approchant, je finis par la reconnaître. C'est Sarah. Avec ses longs cheveux blonds ondulants, ses grands yeux bleus et ses formes opulentes, elle a ce genre de beauté qui attire immédiatement les regards. Elle est peut-être sympa, mais c’est typiquement le genre de fille que je déteste. Le genre sûr de son effet, qui attire les mecs sans même s’en rendre compte.

Je me dirige vers eux, regardant autour de moi l’air de rien, bougeant mes hanches au rythme de la musique. Arrivée à leur hauteur, je fais semblant de trébucher et renverse tout le contenu de mon verre sur Alex, qui pousse un grognement rageur en se reculant. Sarah pousse un cri strident, digne des filles qui se font égorger en premier dans les films d’horreur. Elle passe ses mains sur son haut et son pantalon, si serré qu’on devine le string en dessous. Je retiens un sourire. Deux pour le prix d’un.

— Oups, excuse-moi, Alex. Mais faut dire que t'es le genre de personne qu’on ne remarque pas. T’es tellement invisible.

Il me fixe de ses yeux écarquillés par la stupeur et tire sur son haut détrempé et collant. Son expression vaut tout l’or du monde. Touché.

Un frisson d’excitation me parcourt. Une part de moi veut croire que c’est une victoire totale, mais une autre se demande si je n’ai pas un peu trop poussé le jeu. Trop tard pour reculer.

Je lui souris de toutes mes dents, laisse tomber le verre à leurs pieds et me détourne d’eux, le menton relevé. Je ne lui laisse pas l’occasion de répondre, ni même de rattraper la situation. Derrière moi, j’entends Sarah pestiférer, s’agiter, sans doute en train d’essayer d’éponger son haut avec une indignation exagérée. Son cri suraigu résonne encore à mes oreilles et, malgré moi, un rire satisfait m’échappe.

Arrivée au bar, Emma, qui avait délaissé la piste de danse, me regarde avec de gros yeux, un sourire à moitié dissimulé derrière son verre.

— Toi, t’as encore fait une connerie, constate-t-elle avant même que j’ouvre la bouche.

Je m’accoude au comptoir et lui fais un rapide récapitulatif de cette dernière heure. À mesure que je parle, je vois ses yeux s’agrandir, puis, soudain, elle éclate de rire, la tête en arrière, secouée d’un fou rire incontrôlable. Son verre manque de lui glisser des mains et elle se rattrape de justesse, hilare.

— Non mais… sérieux… toi ! s’exclame-t-elle entre deux hoquets.

Je me mords la lèvre, oscillant entre fierté et légère appréhension. Et si j’étais allée trop loin ?

Emma se redresse, encore secouée de rires, et pose une main sur son ventre, reprenant son souffle. Son mouvement attire brièvement l’attention autour de nous, et je remarque quelques regards glisser sur son décolleté, mis en valeur par sa posture. Elle ne semble pas s’en soucier une seconde.

Je ne peux m’empêcher de rire à mon tour. Après tout, autant assumer jusqu’au bout.

Je ris avec elle, oubliant le passage avec Thomas.

— Ça n’a pas dû être de tout repos.
— Non, effectivement.

J’hausse les épaules.

— Mais bon, face aux idiots, y a pas trente mille solutions.
— Ouaip, réplique-t-elle en engloutissant la fin de son verre.
— Tu ne veux pas aller danser encore ?
— Carrément !

Elle dit quelque chose au blond qui ne l'avait toujours pas quittée et part vers la piste de danse. Prise de pitié par le regard de biche du garçon, je me penche vers lui, posant ma main sur son bras pour qu'il me regarde. Il a de beaux yeux marrons en amande, qui lui donnent un air tendre mais naïf.

— Elle a un mec, et elle n’est pas douée pour se rendre compte qu'on la drague. Désolée...

Son regard se ternit, mais il me remercie et me sourit tristement avant de partir dans une direction inconnue. Le pauvre… Il n’est pas le premier et ne sera pas le dernier. Emma est trop gentille et pense à tort que, puisqu’elle est en couple, les mecs vont rester loin d’elle, qu’ils soient au courant ou pas.

Je me tourne vers la piste de danse et rentre par mégarde dans quelqu'un. Décidément, je ne suis pas douée ce soir.

— Oups, désolée, lançai-je.

— Ne t'en fais pas, Sophie.

Je lève les yeux, surprise, et découvre alors Antoine dans une chemise légère blanche et un pantalon de smoking sombre. Peut-être un peu chic pour ce genre de soirée, mais, bon sang, que ça lui va bien ! Son sourire déclenche le mien. Il a les yeux qui pétillent de malice, ce genre de regard qui trahit une énergie contenue, un amusement discret, comme s’il observait tout ce qui se passait autour de lui avec une certaine distance.

— Hey, salut ! Ça va ?

Il tangue légèrement tout en me regardant fixement. Il serre un peu plus son verre dans sa main, l’air de se concentrer pour ne pas chanceler. L’alcool fait autant de ravages chez lui que chez moi, et je dois m’accrocher à son bras, manquant de perdre l’équilibre sur mes talons qui commencent, d’ailleurs, à me faire mal aux pieds.

— Très bien, et toi ? Tu t'amuses ?

— Oui, beaucoup, même si j'ai eu un petit accrochage. Mais ça s'est arrangé.

— Oh, est-ce vrai ?

— Oui, avec un certain Thomas…

Il fronce légèrement les sourcils avant de hocher la tête.

— Oh... Je le connais, et il n'a vraiment pas une bonne réputation. Je ne comprends d'ailleurs pas comment il a bien pu s'incruster ici.

— Sais pas.

Antoine allait répondre, mais un cri nous coupe.

— Hey !

Emma nous rejoint, les joues rouges, essoufflée, probablement après avoir dansé trop longtemps sans s’arrêter.

— Regarde qui j'ai rencontré !

— Oh, Antoine !

Sans hésitation, elle se jette dans ses bras, avec la spontanéité qui la caractérise.

— Bon... Bonsoir, Emma, comment vas-tu ?

— Au poil !

Je lève les yeux au ciel en souriant. Emma a toujours eu cette énergie débordante, qui ressort encore plus lorsqu’elle a bu.

— Emma, lâche-le ! Je sais que t'es du genre tactile quand tu es saoule, mais bon…

— Oh mince…

Elle le lâche aussitôt, riant légèrement de sa propre maladresse.

— Désolée, Antoine, je ne voulais… pas t'embarrasser… dit-elle en gloussant.

— Ne t'en fais pas. Je crois que je commence à comprendre ton style.

Son ton est léger, sans la moindre gêne, et Emma rit de plus belle.

— Nous ne nous connaissons pas depuis longtemps, mais je sais que tu sors avec mon frère !

— Quoi ?!

Nous dîmes d'une même voix.

— Maxime est ton frère ?! s’empresse-t-elle d’ajouter.

— Oui, il ne t'a pas dit qu'il avait un frère ?

— Si, mais… Je ne m'attendais pas à ce que… ce soit… ben, toi !

Elle plaque ses mains sur son visage avant de lâcher un rire mi-amusé, mi-déconcerté.

— Ne trouves-tu pas que nous nous ressemblons ? On nous l’a souvent dit.

— C'est vrai que vous vous ressemblez… Il m’avait dit que son frère faisait des études à Londres, c’est vrai ?

— Oui. Je veux devenir compositeur et j’y suis allé pendant mes années de collège pour parfaire mon anglais et ma maîtrise des textes.

— C’est super, répliquai-je, heureuse de rencontrer un amoureux de la musique comme moi. J’adore la musique, moi aussi. Londres devait être un endroit merveilleux…

— Oh oui, la ville est emplie de mystère et d’histoire, et la musique court ces rues de long en large et…

— Décidément, la famille s’agrandit ! hurla presque Emma en éclatant de rire, coupant court à notre début de conversation.

Antoine lui sourit à son tour en rigolant, se passant une main dans les cheveux, comme s’il n’était pas encore habitué à l’idée que sa famille s’agrandisse socialement aussi vite qu’Emma le décrète.

Je lance alors :

— Vous ne voulez pas aller boire un verre ? J'ai plus envie de danser, puis il fait trop chaud...

— Avec joie, nous lance Antoine tandis qu’Emma passe son bras sous le mien.

— Un autre shooter alors !!! objecte Emma en riant toujours.

C'est ainsi que nous nous dirigeâmes tous les trois vers le bar. L’ambiance était toujours aussi électrique, mais il y avait moins de monde agglutiné autour du comptoir qu’un peu plus tôt, et j’en fus soulagée. Les verres vides s’entassaient sur le bois verni, et le barman, un brun aux bras tatoués, encore un nouveau, s’activait à remplir des shooter à la chaîne pour un groupe bruyant à notre gauche. Je tirai légèrement sur le bas de ma robe, tentant d’évacuer un peu de chaleur. Sérieusement, il y avait zéro fenêtre ouverte dans cette baraque ? L’air était lourd, saturé d’alcool et de sueur, et chaque bouffée semblait plus étouffante que la précédente. Je ne savais pas combien de fois je m’étais posé la question, mais certainement beaucoup trop.

Une fois nos verres en main, nous nous éloignâmes légèrement du bar, nous trémoussant doucement au rythme de la musique. La basse vibrait jusque dans ma cage thoracique, et je sentais l’ivresse légère me détendre, rendant les conversations plus fluides, plus légères.

On parla de tout et de rien. Antoine me raconta ses études, sa passion pour la musique, ses projets. Plus il parlait de Londres, plus je m’imaginais déambuler dans ses rues pavées, entourée de cette effervescence artistique qu’il décrivait avec tant d’enthousiasme. Il évoqua les petits cafés où il aimait s’asseoir pour écrire, les concerts improvisés dans les parcs, l’inspiration qu’il puisait dans chaque recoin de la ville.

Trois semaines que les cours avaient repris, et je sentais déjà le quotidien reprendre son emprise sur moi. Les horaires fixes, les obligations, les cours qui s’enchaînaient… Pourtant, dans cette soirée, en écoutant Antoine parler, j’avais l’impression d’une parenthèse, d’une ouverture vers un ailleurs plus vaste, plus prometteur. J’appréciais de plus en plus Antoine. Il avait cette douceur naturelle, ce charisme tranquille qui le rendait immédiatement attachant. Il s’entendait bien avec tout le monde, avait déjà tissé des liens avec la plupart des élèves. Peut-être parce qu’il ne cherchait pas à impressionner, qu’il ne jouait aucun rôle. Tout l’opposé d’Alex, et pourtant, ils étaient amis.

Difficile de comprendre comment deux personnes aussi différentes pouvaient s’entendre. Autant Antoine semblait sincère et posé, autant Alex était une contradiction ambulante. À peine avions-nous commencé les cours qu’il s’était déjà mis à dos plusieurs profs, arborant ce petit sourire insolent qui lui valait à la fois des regards exaspérés et des soupirs admiratifs. Il était du genre à provoquer juste pour voir les réactions, à tester les limites sans jamais vraiment les franchir. Et bien sûr, il avait un succès fou. Le genre de mec qui pouvait dire les pires conneries et s’en sortir avec un sourire. Il faudrait que je pose la question à Antoine un jour, quand nous nous connaîtrions mieux. Comment voyait-il Alex, lui ? Était-il aveugle à ses défauts ou bien les acceptait-il malgré tout ?

Je jetai un coup d'œil à Emma, qui riait en racontant une anecdote absurde, puis à Antoine, dont le regard pétillait sous l’effet de l’alcool et de l’ambiance festive. Une pensée me traversa l’esprit, fugace mais tenace : je me sentais bien. À ma place. Ici, entre eux deux. Aussi étrange que cela puisse paraître.

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