Chap 2 partie 1 - Le zénith
— C’est... C’est toi ??? souffle-t-il entre ses dents. Devant chez moi, la nuit dernière... c’était toi ?
— Alex, lâche-moi, tu me fais mal...
— Réponds !
— Oui, mais...
— Pourquoi t’espionner derrière ma fenêtre ? Mais t’es complètement malade !!!
— Je ne t’espionnais pas ! Je courais, j’ai vu le camion, je me suis arrêtée, c’est tout...
— Tu te fous de moi, là ?
— Alex, lâche-moi tout de suite, j’ai mal !
Son chien se met à aboyer sous les cris de son maître. Il ne semble pas savoir s’il doit attaquer ou fuir, la queue entre les pattes.
— D’abord, tu vas me dire ce que tu foutais à deux heures du matin devant ma baraque !!!
— LÂCHE-MOI !!!
Mon hurlement le désoriente. Une fraction de seconde suffit. J’attrape son poignet — celui qui serre encore le mien — et je le tords violemment dans l’autre sens. Il gronde, surpris. Je me laisse tomber sur le côté, modifiant brusquement mon centre de gravité. Son corps suit malgré lui. Il bascule, me percute de plein fouet, mais je tiens bon. Dans le même mouvement, je me courbe en avant et tire sur mon bras de toutes mes forces. Alex passe par-dessus moi, emporté net. Il s’écrase lourdement au sol dans un choc sourd. Un râle lui échappe. Ses doigts lâchent prise.
Il ferme les yeux un instant, son souffle est haché. Puis il les rouvre : clairs, fixes, brûlants.
Quand son regard croise le mien, penchée au-dessus de lui, la surprise se dissipe. Il ne reste que la colère. Pure. Tranchante.
À ses côtés, son chien montre les dents en grognant, n’appréciant pas qu’on fasse du mal à son maître.
Sans attendre, je prends mes jambes à mon cou, le cœur battant à tout rompre dans ma poitrine. Je cours vers la plage qui borde le petit lac de la ville, le vent me fouettant le visage. Je n’ose pas me retourner. J’espère juste qu’il ne me suit pas...
Je cours à en perdre haleine. Mon sang bat à mes oreilles comme un tambour au rythme de mon cœur affolé. Mon souffle se raccourcit, mes jambes s’alourdissent sous l’effort. Je tourne à droite, puis à gauche, et j’atterris enfin sur la plage — mais je ne m’arrête pas. Courir dans le sable est plus difficile : mes pieds s’enfoncent, soulevant des nuages qui se dissipent aussitôt. Je me rapproche de l’eau qui me tend les bras.
J’ai envie d’y plonger toute habillée et de me laisser couler, de nager jusqu’à l’autre rive, de laisser l’eau recouvrir ma tête et emporter toutes ces choses sombres qui saturent mon esprit. J’ai envie d’hurler. Mais je fais seulement glisser mes pieds à sa surface. Je longe la berge, laissant mes baskets se gorger d’eau, mes oreilles effleurées par le clapotis contre le sable et le tissu.
Mon cœur s’emballe encore, propulsant le sang dans mes poumons. Je respire mieux. Alors je continue, plus fort, plus vite, plus longtemps. Comme si je voulais atteindre un point invisible devant moi, un point qui recule toujours un peu plus. Je jette un regard derrière moi — personne. Personne ne me poursuit.
Je décide alors de rentrer chez moi, les pieds mouillés, pleins de sable, et le dos trempé de pluie et de sueur. Les rues sont calmes. Le vent souffle dans mes cheveux, dispersant les gouttes. Le soleil perce enfin les nuages et réchauffe doucement mon visage. J’ai l’impression d’être dans un autre monde. Un monde paisible. Un monde où rien ne peut m’atteindre.
Mais quand j’aperçois la façade de ma maison, mon cœur se serre et je m’arrête brutalement. Je me plie en deux, manque soudain d’air. Je suffoque, mes poumons réclament l’oxygène que je ne parviens plus à saisir. J’ouvre la bouche en grand, avale par gorgées de l’air qui ne semble pas les satisfaire. Des gouttes de sueur coulent de mon front et s’écrasent sur le sol.
J’ai un goût de bile dans la bouche. Je plaque ma main contre mes lèvres, ferme les yeux et m’assieds sur le trottoir. La tête entre les genoux, je tente tant bien que mal de reprendre le contrôle de mon corps. Il faut que j’arrête de le pousser si loin, il ne tiendra pas longtemps comme ça. Mais en même temps, ça fait tellement de bien !
Quand finalement je respire paisiblement, je me redresse et regarde autour de moi. Personne. Ouf ! Il ne manquerait plus que les voisins me regardent d’une drôle de manière et pensent que je suis folle. Une fois la porte franchie, j’enlève mes baskets, mettant du sable dans l’entrée, et me sers bien sûr un grand verre d’eau.
Assise sur le tabouret, je savoure le silence de la cuisine, respire profondément, le regard dans le vide. J’engloutis mon verre d’eau et le repose sur la table. Mon père n’est pas encore rentré du travail. Je vérifie l’heure : 10 h 53. Je suis restée dehors presque deux heures, le temps est passé si vite.
Deux semaines passent, rythmées par mes insomnies et les cours, les après-midis révisions avec les filles, les discussions discrètes avec Antoine en classe, et les échanges de regards avec Alex qui me troublent de plus en plus.
Ce samedi-là, je pars courir un long moment vers l’est du quartier pour être sûre de ne pas croiser Alex. Une fois rentrée, je bois un grand verre d’eau en essuyant la sueur de mon front.
Mon téléphone vibre soudain sur la table de la cuisine, me fait sursauter. Je le prends en main. Emma !
— Salut ma belle, lance-t-elle de l’autre côté de la ligne.
— Coucou...
— Ben, ça ne va pas ?
— Si, si, t’inquiète, je lui mens.
— Sûre ?
— Mais oui. Alors toi, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu m’appelles ?
— Ah oui ! Ça te tente une sortie shopping avec moi ? J’ai besoin de nouveaux sous-vêtements, glousse-t-elle avec malice.
— Mmmm...
— Oh, allez !!! Pour me faire plaisir !
Je l’entends presque battre des cils.
— Pfff, bon, OK. On se rejoint à quelle heure ?
— Maintenant ?
Et à ce moment-là, on sonne à la porte.
— T’es sérieuse ? lui lancé-je.
— Ahahah, allez, viens m’ouvrir !
Et elle raccroche. Je me lève tant bien que mal et vais lui ouvrir. Dès que la porte s’ouvre, elle me saute presque dessus, manquant de me faire tomber en arrière. Je la serre dans mes bras, étouffée entre ses cheveux et son rire. Je m’écarte et la regarde un instant.
— Bon, on y va ?
Je souffle entre mes dents, mais finis par lui dire :
— Okay, mais laisse-moi juste dix minutes, le temps de prendre une douche. Je meurs de froid et j’ai transpiré.
— C’est vrai que tu pues !
— Merci ! T’es trop gentille...
— Je sais !
Elle me lance un sourire digne d’une pub pour dentifrice avant d’aller s’installer dans la cuisine. Je soupire et file à l’étage prendre une douche éclair.
Encore dégoulinante d’eau, j’enfile un short mi-cuisse, des bottes hautes et un petit haut noir échancré dans le dos. Un trait noir sur les yeux, une touche de fard à joues, et je retourne dans la cuisine où Emma boit un verre de jus de fraise, mon préféré.
— Tu as vraiment des goûts de petite fille, Sophie, me lance-t-elle avec un sourire complice.
— Nya, nya, nya... En attendant, t’aimes le boire toi aussi ! Bon, on y va avant que je ne change d’avis ? Mais d’ailleurs... Pourquoi tu tiens tant à faire du shopping avec moi ? Tu sais bien que je n’aime pas ça...
— Bon... Je voulais te faire la surprise, mais...
— Mais quoi ?
— Une fête !!! Une fête d’étudiants à laquelle je peux nous faire entrer !
— Quoi ?! Mais... Mais on a nos examens à la fin de l’année, je dois préparer mes dossiers pour mes écoles...
— Je sais, Sophie, je sais que tu veux entrer dans une grande école de dessin, mais il faut aussi que tu t’amuses ! Tu passes ton temps plongée dans tes feuilles, tes livres, ou même à courir !
— Je... Je sais, mais...
Je me tais, réalisant que j’ai quand même 19 ans et que je ne suis jamais allée à une fête, ni en boîte, que je n’ai jamais pris de cuite, que je ne me suis jamais amusée jusqu’à l’aube, ni eu de copain sérieux...
Je lève les yeux vers elle et lui dis :
— Merde, je crois que je suis devenue une nonne...
— Ahahah !!! Alors viens, je vais te faire sortir du couvent !
J’acquiesce vivement et la suis dehors. La fête, et tout ce qui tourne autour, n’a pas vraiment d’importance. Mais quand on passe plus de temps le nez dans ses études au point d’en oublier de vivre, ce n’est pas mieux. Aucun de ces deux extrêmes n’est bon pour moi.
Nous marchons un long moment, discutant de tout et de rien. Je passe sous silence mon petit moment de crise avec Alex et Antoine, la course-poursuite de la nuit dernière, et ma légère altercation de tout à l’heure.
Emma, elle, me parle de son copain, de son copain, et encore de son copain. C’est fou comme elle est accro à ce mec. Ils se connaissent depuis presque quatre ans et sortent ensemble depuis deux ans.
Arrivées devant l’immense centre commercial de la ville, je sens mon courage prendre la fuite. Elle me tire derrière elle et entre aussitôt dans le premier magasin, fonçant comme une flèche à travers les rayons.
Je la suis de loin, prenant mon temps. Je passe doucement mon doigt sur les tissus, sur les couleurs en dégradé. Je m’arrête sur un beau top bleu turquoise. Je le pose contre mon buste, mais la coupe ne me va pas — pas assez de poitrine, hélas.
Je souffle et le repose, regardant autour de moi. Le magasin est presque vide. Seule Emma s’agite au fond de la boutique, levant la main vers moi pour que je m’approche. Elle tient dans ses bras une pile monstrueuse de vêtements — et plus exactement, de robes.
— Attention ! s’exclame-t-elle. J’ai trouvé de belles robes qui mettront en valeur ta silhouette.
— Et je suppose que je dois les essayer ?
— T’as tout compris !
Je me mets donc à essayer un nombre incalculable de robes. Elles sont toutes soit trop petites, soit trop grandes, soit trop courtes, soit trop décolletées.
Emma trouve rapidement une robe à son goût, qui, d’ailleurs, lui va vraiment bien. Elle a choisi une belle robe dans les tons violets, un peu lavande, qui lui arrive juste au-dessus des genoux.
Serrée à la taille, elle s’évase sur les hanches, avec un décolleté important et rond. La robe est couverte d’un voile transparent qui lui prend tout le dos et forme une boucle sur son ventre. Elle tourne sur elle-même, fouettant l’air de ses longs cheveux, faisant remonter légèrement la robe sur ses cuisses.
J’applaudis doucement, regardant ses formes avec envie.
— Tu es vraiment très belle, Emmi’ ! Mais relève un peu tes cheveux en chignon pour dégager ta nuque, tout en laissant quelques mèches rebelles...
— Heu... Comme ça ? demande-t-elle en se saisissant d’une pince posée sur le tabouret à côté d’elle pour relever ses cheveux.
— Oui, voilà !
Je la regarde de nouveau, puis je jette un coup d’œil à mon propre reflet dans le miroir.
— Je suis horrible…
La robe verte me donne un teint malade, trop longue pour moi. Je ressemble à une courgette qui a eu un coup de chaud.
— C’est normal !
Je la regarde, ahurie.
— Mets plutôt ça !
Elle me jette au visage une robe en tissu bleu clair, douce sur ma joue et sous mes doigts. Je retourne dans la cabine, tire le rideau et enfile la robe. Je me regarde un instant dans le miroir et reste bouche bée.
— Alors ?!
J’ouvre timidement le rideau et la laisse me regarder.
— Oui, c’est beaucoup mieux, pas vrai, Sophie ?
— Oui... Tu as raison...
La robe est vraiment belle. Faite dans un tissu léger, d’un bleu clair, elle fait ressortir mon teint hâlé et souligne mes courbes discrètes ainsi que ma musculature fine, sculptée par la course.
Elle m’arrive sous les genoux, donnant une illusion de jambes plus longues. Le tissu délicat dévoile mon dos et mes épaules, et le col légèrement ras du cou apporte une touche élégante. Une ceinture resserre mes hanches, mettant encore plus en valeur ma taille fine.
— Et avec ça... une paire de talons de la même couleur et de beaux bracelets en argent...
— Attends, t’es sûre... les talons ?
— Mais oui, tu vas voir, allez ! Essaie...
Je glisse mes pieds dans les chaussures et me sens comme flotter au-dessus du sol.
Déjà assez grande, je gagne avec ces talons une dizaine de centimètres. Je me poste à ses côtés et réalise que je la dépasse d’une bonne tête.
Les bracelets tintent à mes poignets quand je me mets à tournoyer sur moi-même, faisant voler le voile de ma robe et mes cheveux courts.
— Parfait !!! murmure-t-elle.
Je souris doucement... Elle a réussi son pari : me rendre belle, féminine, et attirante à mes yeux.
— Bon... ai-je commencé. Elle est où, ta petite fête ?
Elle me sourit de toutes ses dents, tout en sautillant sur place, les mains jointes. Ravie de ce revirement de situation, nous passons en caisse payer nos achats et rentrons directement chez moi pour passer le reste de la journée ensemble et finir de nous préparer pour le soir même.
Devant la porte de cette immense maison, j’entends la musique couler par toutes les fenêtres ouvertes. Mon ventre se noue malgré moi. La foule et moi, ça n’a jamais fait bon ménage.
— C’est sûr, Emmi ?
— Mais oui, ne t’inquiète pas, ça va aller !
— Mais... on n’est pas trop jeunes ?
— Mais non ! En plus, comme tu as redoublé une classe, tu es plus vieille que moi. Ce serait plutôt moi qui devrais m’inquiéter.
— Oui, mais… En plus, on ne connaît personne...
— Ah, je ne te l’ai pas dit ?
— Quoi ?
— Alex et Antoine seront là !
Elle sonne avant même que je puisse protester. Je lui lance un regard noir tandis que la porte s’ouvre sur un grand gars qui nous dévisage avant de s’écarter pour nous laisser entrer.
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