Chap 3 partie 1 - Le réveil
Dring, dring ! me hurle mon réveil en pleine poire. D’un coup de main violent, je le fais valser à travers la pièce avant de l’entendre se fracasser contre le sol dans un bruit qui me vrille le cerveau. Je me tourne sous mes couettes, appréciant leur chaleur, quand je sens un souffle me lécher le visage. J’ouvre difficilement les yeux, et un hoquet m’échappe en réalisant qu’il provient d’un rebelle agaçant.
Alex, le visage à quelques centimètres du mien, dort comme un bienheureux. Je me redresse doucement et découvre enfin où je me trouve réellement. Ce n’est ni ma chambre, ni mon réveil, ni mes couettes. C’est celle d’Emma, qui, d’ailleurs, dort de l’autre côté du lit. Non loin de là, j’aperçois Antoine affalé sur le canapé-lit, encore tout habillé de la veille.
Le souvenir de la fin de soirée me revient soudain en mémoire… À partir du moment où Antoine nous avait rejoints, les blagues avaient fusé et je m’étais éclatée. Nous avions aussi beaucoup bu et dansé. Après qu’Emma et moi l’avons supplié, Antoine s’était laissé tenter par un shoot-ventre. Il était devenu écarlate, gêné, et on sentait bien que ce genre de chose n’était vraiment pas son truc.
La soirée se poursuivait tranquillement quand Alex était venu se poster devant nous.
— Il faut dégager, la police arrive.
Il avait l’air décoiffé, les vêtements froissés, quelques taches sur la chemise. Son regard glisse sur moi. Il semble plus ivre que tout à l’heure et ne paraît pas m’en vouloir pour le coup du verre renversé. Ou alors, il ne s’en souvient pas.
Attrapant la main d’Emma, je me mets à courir vers la sortie, suivie par Antoine et Alex. L’information met du temps à circuler : certains groupes continuent à faire la fête. La musique pulse encore dans les enceintes, et l’alcool coule toujours à flot. Gloussant comme des dindes, on débouche dans le jardin au moment où les gyrophares illuminent les façades des maisons. La panique s’empare soudain des invités, et une marée humaine se déverse sur les trottoirs. Emma et moi sommes séparées, et je me retrouve seule dans un coin du jardin, entourée de jeunes qui tentent de fuir. Je cherche une issue, sans en voir aucune. Alors, je commence à escalader la barrière derrière moi et retombe mollement de l’autre côté, poussant un râle fatigué.
Plaquée contre la barrière, j’essaie de calmer ma respiration anarchique quand j’entends quelqu’un grommeler en se rapprochant. Je tends l’oreille et reconnais la voix d’Alex. Il semble me chercher.
Je grimpe tant bien que mal de nouveau sur la barrière et jette un œil au jardin. C’est bien lui.
— Pssst… Alex ! Pssst… Regarde ici !
Sans même m’en rendre compte, j’ai presque hurlé. Il lève la tête vers moi, sourit, et commence à escalader la barrière. Non sans mal, vu tout l’alcool qu’il a dû ingurgiter. Je lui tends la main, il la saisit. Tirant de toutes mes forces, je réussis à le faire passer de l’autre côté… en me le prenant dessus. Le choc me coupe la respiration mais je ne peux m’empêcher de rire.
— Merci, lance-t-il entre deux gloussements.
— Par contre, t’es lourd. Bouge ou je vais crever !!!
— S’cuse…
Une fois debout, il me tend une main que je saisis pour m’aider à me relever. On se regarde en riant, amusés par nos têtes fatiguées et barbouillées de crasse.
— T’es allé voir derrière s’il en restait ?
La voix sèche du policier me fige sur place et fait exploser mon cœur dans ma poitrine. Sans demander notre reste, on détale, ma main toujours dans celle d’Alex. On file à travers le jardin voisin, escaladant d’autres barrières, nous vautrant dans des buissons, pliés de rire en découvrant nos allures de fugitifs couverts de terre.
Enfin, dans la rue, quelques pâtés de maisons plus loin, je sors mon portable pour appeler Emma pendant qu’Alex essaie de joindre Antoine. Une bonne demi-heure plus tard, on se retrouve tous près d’un fast-food encore ouvert… à 4 h du matin, quand même. On achète de quoi manger avant d’aller chez Emma, sa maison étant la plus proche à pied, et ses parents rarement là.
La fin de soirée se transforme en un méli-mélo de bonne humeur et de jeux idiots. Engouffrant mes frites une à une, je savoure leur goût et celui de l’alcool qu’Alex a chipé à la soirée.
— Ça vous tente un action/vérité ? lance Emma en croquant dans son sandwich.
— T’es pas sérieuse ! dis-je aussitôt.
— Oh allez, ça pourrait être drôle ! Antoine ?
— Pourquoi pas.
Antoine jette un regard vers Alex, qui affiche un large sourire.
— Ouais, ça me tente ! J’ai une vengeance à assouvir !
Tout le monde éclate de rire, moi y compris. C’est de bonne guerre. Sur le chemin du fast-food, Alex m’a présenté spontanément ses excuses pour ce qu’il a dit plus tôt. L’alcool peut le rendre aussi mauvais qu’inoffensif.
— Bon, c’est réglé ! À trois contre une, on gagne ! Désolé, Sophie.
— Pfff, pas grave. Bon, qui commence ?
— Moi !
Emma lève la main en se tortillant sur place, manquant de renverser son verre.
Nous sommes installés dans sa chambre après avoir poussé son bureau, son canapé et son lit contre le mur, puis roulé son tapis pour ne pas le tacher. Assis en rond, je me trouve entre Emma, à ma droite, Antoine à ma gauche, et Alex en face de moi. Emma attrape la bouteille de vodka et vide ce qu’il en reste dans nos verres… ce qu’il en reste étant la moitié de la bouteille. Puis elle la place au milieu de notre petit cercle et nous lance un sourire triomphant. Derrière elle, elle sort une bouteille de rhum encore pleine. J’ouvre de grands yeux.
— T’es pas croyable…
Elle me répond par un éclat de rire tout en me tendant la bouteille, que je pose derrière moi.
— Tu m’étonneras toujours ! dis-je, amusée.
Elle me fait un clin d’œil avant de faire tourner la bouteille, qui s’arrête… devant moi. Pas de chance.
— ... Bon. Mmmm... Action !
— Ah, tu le dis maintenant parce que tu penses que je vais être cool avec toi ? lance-t-elle.
Je ne dis rien, me contentant de la fixer, amusée, en buvant une gorgée bien chargée de ma vodka-ananas.
— Bon, reprend-elle, face à mon manque de réaction, tu vas… Tu vas sortir et, quand tu reviens, tu débarques toute affolée en hurlant : "Les pancakes nous attaquent !"
Il y a comme un gros blanc. J’ouvre grand la bouche, me retenant à moitié de rire.
— T’es pas sérieuse ? Tu… Je ne m’attendais vraiment pas à ça…
— Allez ! T’es obligée, sinon t’auras un gage !
— Okay, j’y vais…
Je me lève, un peu déséquilibrée, et sors de la chambre, toujours le sourire aux lèvres, encouragée par les rires des autres. Adossée à la porte, je réfléchis un instant à comment faire mon entrée. Le plus simple étant le moins compliqué — logique, me direz-vous — j’entrebâille la porte, prends mon élan et me mets à courir en criant comme une dératée.
Je débarque alors dans la chambre d’Emma sous les yeux ahuris de mes amis. Ils ne doivent pas s’attendre à un aussi bon jeu d’actrice. Manquant de trébucher et de m’étaler par terre, je hurle comme une furie la phrase fatidique. Haletante, pliée en deux, je reprends mon souffle. Je lève les yeux vers le petit cercle, qui, après une seconde de silence, éclate de rire. Je me joins à eux, essoufflée, et me rassieds à ma place en tapotant le bras d’Emma.
— Je ne refais plus jamais ça !
— Oh, ce n’était pas si horrible que ça, lance Alex, les larmes aux yeux.
— Bon, reprend Emma, Sophie, à toi de faire tourner la bouteille !
Prenant dans ma main la bouteille du diable, je la fais tourner si vite qu’elle manque de cogner la jambe d’Antoine. Elle tourne, tourne, tourne, à m’en donner la nausée, pour finalement s’arrêter sur… Alex !!! Pour ma plus grande joie.
— Ah ! Ça va enfin devenir intéressant, lance-t-il d’un ton moqueur en me jetant un regard de défi.
Je le regarde droit dans les yeux, enfin, j’espère ne pas loucher, et je lui lance, comme s’il s’agissait d’une menace :
— Action ou vérité ?
Il y a un moment de flottement pendant lequel il semble réfléchir. Je jette un regard à Emma, qui m’a déjà parlé un peu de lui, surtout des rumeurs à son sujet. Grand coureur de jupons et briseur de cœurs, il est aussi salaud que beau.
— Vérité. J’ai pas envie de devoir crier une phrase bizarre.
Un large sourire naît sur mes lèvres. J’ai prévu le coup et je sais déjà ce que je vais lui demander pour le faire rougir un bon coup. Tant pis si je gâche un peu l’ambiance : Emma est derrière moi, et rien que d’y penser, elle glousse déjà.
— Okay. Alors, confession du soir : tu es une légende… mais plutôt dans quelle catégorie ? Dieu du sexe ou désastre ambulant ? je lance, les yeux brillants de malice.
Un silence épais s’abat sur le groupe. Antoine manque de s’étouffer avec son verre. Alex, lui, me fixe, interloqué. Puis, avec ce petit rictus agacé que je commence à connaître, il finit par souffler :
— Ahahah, très drôle. Mais un gentleman ne parle pas de ses conquêtes.
— Toi ? Un gentleman ?! lâche Antoine, hilare. On parle bien du gars qui a proposé de jouer au strip poker en plein cours de philo, là ?
Rires. Emma est pliée en deux, et moi je lève les mains comme si je venais de gagner une manche.
— Pas de réponse, donc gage ! je décrète, triomphante.
Alex lève les yeux au ciel, marmonne quelque chose d’incompréhensible, puis s’exécute : il se met à faire le poirier au milieu de la pièce, sous les acclamations moqueuses du groupe. Son tee-shirt remonte légèrement, révélant un bout de peau et ses abdos. Quelques cris enthousiastes fusent.
— Bon, on a peut-être notre réponse, finalement, souffle Emma à mon oreille, morte de rire.
Et cette fois, même Alex ne peut s’empêcher de sourireLa soirée continue ainsi pendant un moment, mais, au fil des blagues et des verres, nous finissons par être fatigués, et l’amusement laisse place à une forme d’ennui. Emma s’est allongée sur son lit, tandis qu’Alex a déplié ses jambes. Elles me frôlent presque, et, sans trop savoir pourquoi, j’y pose une main.
Il lève sur moi un regard fatigué et esquisse un sourire qui n’a vraiment rien d’un sourire. J’en glousse. Il me tend mon verre et je le vide cul sec. Très mauvaise idée… Je sens la bile me monter dans la gorge et je me lève précipitamment. Je cours dans la salle de bain et vomis tout ce que j’ai dans le ventre. Une main fraîche et douce se pose sur mon épaule et me relève les cheveux. Ce n’est pas Emma, puisqu’elle dort. C’est Alex.
D’un revers de main, j’essuie ma bouche tandis qu’il me tend un verre d’eau sorti de nulle part. Je le bois d’un trait et m’assieds sur le carrelage froid sous mes cuisses. Je regarde Alex un instant. Il a le regard flou, les épaules légèrement affaissées, et ses cheveux retombent devant ses yeux. À la racine, ils sont un peu plus foncés.
— Ils sont noirs, à la base ?
— Oui, mais j’aime le rouge...
— Mmmm...
— Ça va ?
— Oui…
Je me mords la lèvre. La vérité, c’est que je ne vais pas bien. Ma mère me manque cruellement et mes cauchemars me rendent visite les rares fois où je trouve le sommeil. J’ai tellement peur de dormir… Je me lève et marmonne quelque chose qui ressemble à un « Je vais dormir », puis retourne dans la chambre, où Antoine et Emma dorment déjà. Je m’allonge sur le lit, retire mes chaussures qui me font horriblement mal, et pose ma tête sur l’oreiller.
J’écoute les pas d’Alex, puis le grincement du lit quand il s’y allonge à son tour. Je garde les yeux fixés au plafond, me concentrant sur ma respiration… et la sienne. Il a, au passage, éteint la lumière, et l’obscurité qui nous enveloppe fait du bien à mes yeux. Je le sens bouger à côté de moi, prendre une grande inspiration, puis me lancer, d’un ton amusé :
— Tu sais, je suis vraiment un gentleman quand je veux !
Je ris doucement en me tournant vers lui.
Plongeant mon regard dans le sien, je tends la main vers lui et prends une mèche de ses cheveux entre mes doigts, la faisant glisser entre mon index et mon pouce.
Je dois sans doute loucher et tirer la langue, comme à chaque fois que je me concentre, mais il ne dit rien. Il se contente de me regarder. D’abord le visage. Puis ma main. Puis de nouveau mon visage. Son regard glisse le long de ma joue droite, de mon nez, de mon menton… puis de mes lèvres. J’ai très envie de l’embrasser. L’alcool me désinhibe, et cette envie m’arrive de nulle part, me fait sourire de plus belle. Continuant de jouer avec la mèche de cheveux, je respire son odeur — un mélange de transpiration, de vodka et d’un parfum qui me fait tourner la tête.
— Moi… je préfère le noir, murmuré-je dans un souffle en m’approchant un peu plus, pour que lui seul m’entende, même si nous sommes les seuls encore éveillés.
Nos visages, à quelques centimètres l’un de l’autre, forment une sorte de cocon. Sans qu’aucun de nous ne bouge, nos respirations se mélangent. Il ferme les yeux, attendant sans doute quelque chose… qui ne viendra pas.
Je lâche sa mèche de cheveux et me tourne de l’autre côté, remontant la couverture par-dessus ma tête. Il ne bouge pas non plus, et je m’endors presque aussitôt, complètement assommée par l’alcool…
Assise dans le lit, je me remémore cette dernière phrase, la façon dont je l’ai prononcée, et le visage d’Alex si proche du mien. Je me lève péniblement et descends dans la cuisine. J’ouvre le frigo et en sors une brique de lait que je bois d’un trait. J’essuie ma bouche d’un revers de main et sors mon portable de la poche du jean que j’ai emprunté à Emma. Dix appels manqués de mon père. Je soupire et compose son numéro.
— Sophie ?! Mais enfin, pourquoi tu n’as pas répondu à mes appels ?
— Désolée, papa, je dormais et…
— Mais tu veux rire ? J’étais mort de peur ! Je me demandais s’il ne t’était pas arrivé quelque chose…
— Mais papa, j’étais avec Emma, il ne pouvait rien m’arriver de grave, et en plus, je t’avais prévenu que je restais avec elle.
— Nous étions chez nous quand ta mère est morte, alors ne dis pas ça !!!
Il hurle cette dernière phrase si fort que cela résonne encore dans mes oreilles. Mon sang se glace et me monte au visage, comme à chaque fois qu’il parle de ma mère de cette façon. Je sers la mâchoire, trop crispée pour répondre immédiatement. Je n’ai pas entendu l’escalier grincer derrière moi.
— Mais arrête ! Arrête de parler de maman comme ça !!! Pourquoi… pourquoi faut-il qu’à chaque fois que tu parles d’elle, ce soit pour me rappeler qu’elle est morte ?!
Ma voix tremble, ma gorge est serrée.
— Pourquoi tu ne peux pas simplement te souvenir de son odeur de mandarine, de son rouge à lèvres carmin, de son chemisier rose qu’elle portait toujours quand j’étais malade ? Pourquoi tu ne peux pas te rappeler qu’elle te demandait de te raser de près parce que ta barbe l’irritait à chaque fois que tu l’embrassais ? Pourquoi, putain, pourquoi tu ne te souviens que de ce moment ?!
Sans attendre de réponse, je raccroche et lance mon portable par terre. Le bruit du téléphone se brisant sur le sol remplit la pièce, immédiatement suivi d’un autre son. Un grognement. Qui n’est pas le mien.
Je me tourne vers la source du bruit, le visage crispé par la douleur, et mon cœur rate un battement quand mon regard tombe sur… Antoine. Il me regarde avec tendresse et tristesse. Au lieu de fuir, suivie uniquement par mes sanglots, je me jette dans ses bras. Il m’entoure maladroitement la taille, glisse une main dans mon dos pour me réconforter. Secouée de spasmes, je me laisse aller à mon chagrin. Il me murmure des mots gentils. Puis, au bout d’une dizaine de minutes, je m’écarte de lui pendant qu’il me tend un mouchoir sorti de sa poche. Je me mouche bruyamment dedans et lève les yeux vers lui.
— Tu peux garder ça pour toi ?
— Évidemment. Je n’en parlerai à personne.
— Merci, Antoine. Merci…
Annotations
Versions