Chap 3 partie 2 - Le réveil

11 minutes de lecture

Sans attendre plus longtemps, je prends ma veste et sors de chez Emma, pieds nus, en jean et robe, le cœur au bord des lèvres… Contrairement à mon humeur, le ciel du matin est clair, parsemé de nuages roses et violets. Je fixe, avec tristesse, l’orange du soleil qui pointe ses premiers rayons derrière une petite colline, illuminant mon chemin. Le sol est mouillé et je ne cesse de me prendre les pieds dans de petits cailloux qui s’incrustent dans ma peau. Je renifle tout en me dirigeant vers chez moi…

Je repense à mon père, et ma vue se brouille de nouveau. Je n’ai pas envie de le voir. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Changeant de direction, je prends la route du parc pour me calmer et remettre de l’ordre dans mes pensées.

Le silence emplit mes oreilles, ma respiration est calme, mon cerveau en veille, comme si mes forces ne me permettaient que de marcher et de respirer. Quand mes pieds foulent la pelouse du parc, je sens la fraîcheur apaiser mes pieds endoloris et je m’allonge sur le sol encore un peu humide, me délectant de cette sensation. La gorge nouée, je n’ai qu’une envie : pleurer. Lâcher prise. Vider mon sac. Crier aux gens d’aller voir ailleurs. Ne plus être obligée de faire la forte. Mais je n’y arrive pas. C’est trop dur. Trop douloureux…

Je reste là un moment. Peut-être dix minutes. Peut-être une heure. Je n’en ai aucune idée. Tout ce que je sais, c’est que je suis fatiguée, frigorifiée, et que je ne souhaite qu’une chose : rentrer chez moi et manger quelque chose de chaud.

Je me lève alors mollement, les pieds en feu et la tête lourde, pleine de trop de choses que je n’ai pas pu laisser sur la pelouse qui s’éloigne derrière moi. Une fois à l’intérieur de la maison, je ne prête attention ni au regard de mon père, ni au vague souvenir de mon portable explosé par terre. Je monte les marches quatre à quatre, enlève mes vêtements humides et me glisse sous la douche.

L’eau chaude m’arrache un soupir rauque et me fait frissonner de plaisir. C’est fou comme j’aime l’eau. J’ai l’impression qu’elle peut nettoyer toute la crasse de mon âme et soulager la peine qui enserre mon cœur. Je ressors quelques minutes plus tard, enroule mon corps dans une serviette, puis m’écroule sur mon lit.

Respirant à pleins poumons l’odeur de mon oreiller, je tente de calmer les tourments qui embrouillent mon cerveau. On toque à ma porte. Mon père entre quelques secondes plus tard, un grand pot de glace dans les mains et deux cuillères. Il s’assoit à côté de moi, silencieux, et me tend une cuillère. Je me redresse et la prends entre mes doigts avant de la plonger aussitôt dans le pot. J’engouffre une grosse cuillerée dans ma bouche et pousse un soupir de plaisir, sentant l’onctuosité de la glace fondre sur ma langue. Ça a beau refroidir mon corps, le sucre me fait beaucoup de bien.

Aucun de nous deux ne parle, mais le silence est rapidement brisé par les sanglots de mon père. Il s’excuse, murmurant entre deux pleurs. Il pleure pendant une dizaine de minutes : pour ma mère, pour l’avenir volé, et aussi pour moi, qui ne peux exprimer mon chagrin que par des excès de colère. Il finit par se lever, les yeux rouges, pose le pot de glace à moitié fondu à côté de moi, embrasse mon front et sort de ma chambre, laissant la porte ouverte comme à son habitude.

Moi, je n’ai pas encore bougé, la cuillère toujours dans la bouche et le regard figé vers la porte.

Un éclair me traverse l’esprit. Je me lève, m’habille en vitesse, dévale les escaliers, manquant comme à chaque fois de louper une marche. Je claque la porte derrière moi et me mets à courir, plus vite que le soir où Alex m’avait pourchassée, plus vite que si je voulais fuir mon propre corps, plus vite que ma respiration sifflante, plus vite que mes problèmes.

Fonçant en direction de chez Emma, je m’écroule contre sa porte, tape dessus comme une dératée, à bout de souffle. Elle vient m’ouvrir et me prend dans ses bras.

Oui, Antoine a dû lui en parler, car il a deviné qu’elle sait.

Elle me serre fort, si fort que je crois que nos cœurs vont fusionner. Une larme perle sur ma joue — elle a glissé de ses grands yeux tristes. Le reste de la maison est silencieux. Je me dégage doucement de son étreinte en lui lançant :

— Les garçons ne sont pas là ?

— Antoine est parti il y a vingt minutes, mais Alex ronfle comme un cochon dans ma chambre. D’ailleurs, ça m’arrangerait que t’ailles lui mettre un coup de pied au cul.

— Ahahah, j’y vais alors !

Souriante, reprenant peu à peu pied, je m’élance dans les escaliers et déboule comme une folle dans sa chambre en criant comme une dératée.

Alex se réveille en sursaut, beuglant comme si on venait de lui écraser ce qui fait de lui un homme, et tombe du lit à la renverse dans un bruit sourd et douloureux. Riant aux éclats, je m’approche de lui pour voir l’étendue des dégâts. À moitié allongé par terre, les fesses en l’air au-dessus de sa tête, il me lance un de ces regards noirs qui me mettent toujours un peu mal à l’aise.

— Non mais t’es une grande malade, toi !

— Tu t’y feras.

— Attends un peu que je te chope, tu vas en chier, ma vieille !

— Oh ciel, j’ai peur !!!

Posant le dos de ma main sur mon front, je vacille dans un déhanché ridicule tout en reculant vers la sortie. Il se redresse plus vite que prévu et se jette sur moi, trop rapide. Il me plaque au sol comme un rugbyman. Il s’assoit à califourchon sur moi, et mon regard déraille, soudain attiré par son torse nu. Ses muscles roulent sous sa peau légèrement bronzée. J’en détourne vite les yeux pour faire taire cette chaleur dans mon ventre. Soudain, il plante ses mains sur mes hanches, et j’éclate de rire sous ses chatouilles.

— Excuse-toi et dis que je suis un bon coup !

— Qu… Quoi ?! Ja… Jamais… plutôt crever.

— Comme tu voudras !

Il reprend ses chatouilles de plus belle tout en m’écrasant au passage. Il est sacrément lourd, cet idiot. Les secondes s’égrènent, et j’arrive à bout de souffle. Je suis vraiment trop sensible.

— Allez, dis-le !

— Non !!!

— Dis-le et je m’arrêterai.

Au bord de l’infarctus, je lève les mains en l’air en lançant :

— Okay, okay ! Je m’excuse…

— Et ?

— Et… Tu… Tu es un bon coup…

— Parfait !!!

Il me lance un sourire carnassier et stoppe net la torture. Je peux enfin reprendre mon souffle en déglutissant. Toujours assis à califourchon sur moi, il me scrute un moment, puis se lève et me tend une main que je saisis.

— Je me suis bien éclaté hier ! Faudra se refaire ça.

— J’aimerais quand même éviter d’être arrêtée par la police.

— Ah, ça, c’est le risque du métier, chérie !

— On sent que toi, t’as l’habitude de déguerpir devant eux.

— Bah ! Ça fait partie de mon charme. Allez, faut que j’y aille, Démon a dû me ravager l’appart !

Je glousse doucement. Il se tourne ensuite vers la chambre, ramasse ses affaires, passe devant moi en enfilant son t-shirt et ses chaussures, puis me lance un clin d’œil de voyou avant de descendre. Je le suis dans l’escalier. Il salue Emma, la remercie pour l’accueil et part. Emma se tourne vers moi, un sourire rempli de sous-entendus sur les lèvres.

— Alors… Tu le trouves comment, Alex ?

— Arrogant !

— …

— Quoi ?!

— C’est marrant, mais t’as pas hésité une seconde !

— Normal.

— Ouais… Mais je suis sûre qu’il te plaît !

— Plutôt crever, oui !!!

— Ahahah. Enfin bref… Ça te dirait d’aller en boîte ce soir ?

— Non !!!

— Là non plus, t’as pas hésité, murmure-t-elle dans sa barbe. Oh, allez, tu vas pas te laisser abattre par un petit accrochage…

— Petit ? Petit accrochage ?! Emma !

— Pardon ! Oui, c’est vrai, c’était pas un petit accrochage. Mais en soirée, les gens sont plus lourds. En boîte, c’est mieux !

— J’ai pas envie de devoir encore fuir les flics !

— Alors là, je te suis à 200 % !!! Mais ça va aller en boîte. Si on se fait emmerder, y a les videurs, et ça change de style.

— Mais j’ai rien à me mettre… En plus, on a une tonne de devoirs et on vient à peine de commencer l’année, lui lançai-je en mettant les mains sur mes hanches.

— S’il te plaît…

— Et puis j’ai explosé mon portable sur le sol de ta cuisine…

— Oui j’avais remarqué, réplique-t-elle en gloussant.

— …

— Allez !!!

— …

— Je t’en supplie !!!!!!

— Bon, d’accord, d’accord ! Mais arrête de me regarder avec tes yeux de biche, je peux pas y résister.

— Ouais !

— Sérieux, on dirait une droguée aux fêtes.

— Mais c’est le cas !

Nous partons dans un grand fou rire qui emplit la maison vide. Décidément, elle me fait vraiment faire n’importe quoi. Je viens à peine de m’engueuler avec mon père, de me faire tripoter contre mon gré, de manquer de me faire arrêter par la police, et pourtant, je retourne directement faire la fête avec elle ! Elle va avoir ma peau, à force. C’est sûr. La journée passe aussi vite que la veille, et je reprends rapidement du poil de la bête malgré mon manque de motivation. Je rentre chez moi pour trouver de quoi m’habiller quand le portable que mon père m’a prêté se met à hurler. C’est bien évidemment Emma.

— Ouais ? je réponds, un peu étonnée de recevoir un appel à cette heure-là.

— Sophie, on a un problème. Un gros problème.

Sa voix est tendue, presque fébrile. Rien à voir avec le ton dramatique habituel qu’elle prend pour m’annoncer qu’elle a taché son jean préféré ou qu’elle a raté une promo sur des chaussures.

— Qu’est-ce qu’il y a ? je demande, soudain plus alerte.

— Je peux pas t’expliquer maintenant. Je t’en parle demain, ok ? Promis.

— Mais pourquoi ? Tu peux pas me dire au moins de quoi ça parle ?

Un silence. J’entends des bruits de pas rapides, une porte qui claque.

— Emma, t’es où là ? je souffle, une pointe d’inquiétude montant.

Une voix masculine surgit à l’arrière-plan, grave, étrangère, presque agacée :
— C’est qui, au téléphone ?

Pas Maxime. Pas du tout.

— Personne ! répond-elle aussitôt, un peu trop vite, un peu trop fort.

Mon cœur se serre sans que je sache pourquoi.

— Emma ?

— Je dois raccrocher. On se parle demain. Vraiment.

— Mais attends, c’est qui ce—

Tuut tuut tuut.

Elle a raccroché.

Je fixe l’écran de mon téléphone, figée. Cette voix… c’était qui ?
Et pourquoi mentir ? Pourquoi ce ton ? Je reste là, interdite, à fixer mon reflet dans la vitre. Ce week-end me laisse un goût bizarre, et plus les heures passent, plus tout semble flou, irréel. Comme si quelque chose glissait lentement entre les mailles.

Je me redresse en sursaut, le front dégoulinant de sueur et les draps de mon lit collés à mes bras. Je meurs de chaud et j’ai la gorge sèche et serrée. J’inspire profondément pour tenter de faire disparaître le souvenir de mon cauchemar. Toujours le même. Celui du jour où ma mère est morte.

Je me tourne vers mon réveil et pousse un soupir d’exaspération. Je n’ai dormi que trois heures. C’est sûr, jamais je ne retrouverai le sommeil après ça. Je pousse mes draps d’un geste rageur et me lève, retirant ma culotte et mon t-shirt trempés, puis file directement sous la douche. Je fais le moins de bruit possible pour ne pas réveiller mon père, sachant que lui-même ne dort pas bien la nuit. L’eau fraîche me fait un bien fou et finit de me réveiller totalement. Je m’enveloppe ensuite dans une serviette et cours vers mon armoire en me frictionnant les bras.

J’ouvre les portes de mon armoire et me mets à fouiller dedans, mettant sans dessus dessous ma garde-robe. Il faudra que je m’achète de nouvelles fringues, Emma va être ravie ! Je finis par enfiler un jean slim bleu foncé et un pull en tricot blanc pour ne pas avoir froid, la température ayant un peu diminué en ce milieu d’octobre. Je m’assois ensuite à mon bureau en soupirant, me remémorant ces six semaines passées avec tout le monde. L’affaire "Emma" me revient tout de suite à l’esprit. Elle n’a finalement pas voulu m’en parler et j’ai beau me retourner le cerveau, je ne comprends toujours pas pourquoi. Tout ce que j’espère, c’est que ce ne soit pas trop grave, et que ça n’impacte pas notre amitié…

Après avoir passé un coup de brosse dans mes cheveux, je sors de ma chambre sur la pointe des pieds, mon sac accroché dans le dos et mon nouveau portable, offert par mon père, à la main. Comme toujours, la marche grince sous mon poids, mais je ne m’arrête pas. Une fois dans la cuisine, je me prépare un thermos de café pour tenir la journée, enfile mes Doc Martens rouges, puis ma veste bordeaux, saisis mes clés au passage et sors de la maison en refermant doucement la porte.

L’air est frais mais agréable. Je descends l’allée, referme le portail derrière moi et me dirige vers le parc, enfonçant mes écouteurs dans les oreilles. Je me mets à chantonner en silence, tapant le rythme sur mes cuisses et adaptant mon allure à la musique. Le parc se dresse devant moi et je presse le pas, m’assois sur mon banc habituel et sors mon carnet de croquis, crayon en main.

Je me mets alors à croquer tout ce que je vois, éclairée par les lampadaires : le banc en face de moi, les oiseaux picorant un bout de pain sur ma droite, la statue gigantesque sur ma gauche, les arbres. Le temps passe doucement, rythmé par le bruit de mon crayon sur le papier et les gorgées de café. Le soleil se lève tranquillement, colorant le paysage de rouge et d’orange, chassant au passage l’obscurité. Je frotte mes mains moites sur mon jean tout en regardant mon travail, soupirant de satisfaction devant mon amélioration. J’ai encore du chemin à parcourir, mais je m’en sors bien pour une autodidacte.

En levant la tête de mon carnet, je vois soudain au loin une tignasse rousse entrer dans le parc. Retenant mon souffle, je range précipitamment mon carnet dans mon sac. J’ai déjà eu droit à beaucoup trop de critiques venant de lui à propos de mes dessins ces derniers mois. Une cigarette à la bouche, il avance. Je ne peux m’empêcher de le contempler. Il a une allure assurée, et terriblement masculine. Il porte un large t-shirt gris, surmonté de son éternel blouson en cuir. Son jean tombe parfaitement sur ses hanches. Il est vraiment beau. Une beauté froide.

Son caractère n’aide pas. Depuis le début de la rentrée, notre amitié est étrange : tantôt complice, tantôt conflictuelle. Nous sommes comme chien et chat. Et malgré mon aversion pour son côté sombre, je ne peux que constater mon attirance pour lui.

Je n’ai pas eu beaucoup de garçons dans ma vie. Et la plupart étaient vraiment nuls. Mon premier était, je crois, le pire de tous. Mignon, mais terriblement ennuyeux. C’était un très bon ami à moi, et, de fil en aiguille, nous avions fini par sortir ensemble. On a dû coucher deux ou trois fois avant que je me rende compte que je ne l’aimais pas. Le simple fait de rester près de lui m’embarrassait plus qu’autre chose .

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Awdur-Pennaf ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0