Chap 4 partie 1 - Nuit blanche

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Je ne sais pas combien de temps je reste sous la pluie à fixer le ciel, le regard vide. La déprime me saisit de nouveau, plus violemment encore que ce matin, balayant le feu que j’avais ressenti dans cette vieille salle de musique. Je me sens perdue, horriblement triste, totalement seule. Ces vagues de tristesse me fatiguent tellement.

Je regarde autour de moi. La nuit est tombée, et la forêt devient effrayante. Les arbres se dressent dans la pénombre d'une manière inquiétante, et mon sang se glace à cette vision, me rappelant inévitablement cette soirée… et mes mauvais rêves. Cette soirée qui hante mes nuits comme mes journées. Cette nuit qui a fait de moi la jeune fille que je suis : anxieuse, incapable de dormir normalement.

J’ai tellement froid. Je suis épuisée, et plus encore ici, dans cette obscurité qui m’enveloppe, je me sens à bout de force. Lassée par ces longues journées, ces longues semaines, ces années à me torturer avec ça. Cela fait déjà trop longtemps que je me bats contre mes démons… et ceux de mon père. À qui parler ? Qui pourrait me comprendre ? Après tout, je suis la fille d’une femme qu’on a tuée. Les regards, les remarques, les cauchemars… tout ça est trop lourd pour moi. Et ce fardeau devient de plus en plus écrasant à mesure que le temps passe. Je ne suis encore qu’une enfant.

Alors pourquoi la vie me met-elle autant à l’épreuve ? Quand je pense à tout ce que j’ai perdu… Il y a tant de choses que j’aurais aimé raconter à ma mère, que j’aurais aimé partager avec elle. Tellement de choses que je ne sais pas, et que seule elle aurait pu m’expliquer. Elle était la seule à me rassurer, à chasser mes cauchemars. Malgré toutes ces années, ce n’est pas son fantôme qui me hante, mais cette vision. La dernière. Celle qui a, malgré moi, effacé toutes les autres. Et même si je ne cesse de dire à mon père de ne pas s’arrêter là-dessus, je ne peux pas m’en empêcher.

Comment une seule seconde d’horreur peut-elle effacer des années de bonheur ? J’essuie mon visage d’un revers de la main. La pluie tombe plus fort à présent, et je suis complètement trempée. Je tremble tellement que j’ai l’impression que mes os vont se briser.

La forêt autour de moi semble vouloir m’avaler, et peut-être que ce serait mieux ainsi. Je ferme un moment les yeux, laissant l’obscurité m’engloutir. Pourtant, quelque chose en moi résiste. Inévitablement, j’ouvre les yeux. La sonnerie de mon portable me fait sursauter. Je le prends dans ma main tremblante et pousse un soupir soulagé en voyant le numéro d’Emma s'afficher. Mes pensées noires commencent à me faire peur, et, seule ici, je ne voudrais pas faire une erreur.

— Salut ! lance-t-elle d’un ton enjoué qui me fait sourire.
— Hey…
— Eh ben, ça va pas ?
— Si, si, juste fatiguée.
— Mmm… Mouais. On va dire que c’est ça. Enfin bref, t’es où là ?

Je scrute la forêt autour de moi.
— Au milieu de la forêt…

Je n’ai pas l’énergie de lui mentir.

Il y a un moment de silence. Seuls le grésillement de la communication et la pluie résonnent.
— Tu es OÙ ?
— Au mili—
— J’avais compris merci, c’était une question rhétorique. Mais qu’est-ce que tu fous dehors, en pleine forêt, sous la pluie, et à cette heure-ci ?!

Le portable émet un bruit strident sous le cri hallucinant qu’elle vient de pousser.
— Emma, ne t’inquiète pas. Y a personne à part moi, et je sais me défendre.
— C’est pas la question ! Tu peux pas te promener et rester seule dans une forêt en pleine nuit !
— J’avais besoin de courir… et je me suis retrouvée ici.
— Toi et ta manie de courir n’importe où…
— Excuse-moi.
— Bon, tu rentres là ? Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux que je vienne te chercher ?

Ma gorge se serre aussitôt, et c’est dans un murmure que je lui réponds :
— Oui, s’il te plaît…
— Ok, je t’envoie quelqu’un.

Et elle raccroche.

Quelqu’un ?

Comment ça, quelqu’un ?

Je me relève avec peine et me dirige vers l’entrée de la forêt. Quelqu’un allait venir me chercher… mais qui ? La forêt est devenue encore plus sinistre que tout à l’heure. Je me rends compte à quel point elle est grande… j’ai beaucoup plus couru que je ne le pensais. Une fois à la lisière, je m’assois sur le bord du trottoir, enroule mon buste de mes bras pour me réchauffer, sans succès. L’obscurité de la forêt emplit ma tête, et de nouveau les pensées noires, celles qui ne me quittent plus vraiment depuis quelques jours, s’emparent de moi.

Je ne sais pas exactement combien de temps j’attends, quand soudain le bruit lointain d’une moto me fait lever la tête. Elle freine dans un crissement horrible et s’arrête juste devant moi, projetant quelques cailloux dans ma direction. Je me redresse brusquement, prête à fuir devant cet inconnu. Mais soudain, je reconnais Alex. Il descend adroitement de sa moto, s’avance vers moi d’un pas lent et assuré, retire son casque et secoue ses cheveux. Il me lance un sourire en coin et me tend un second casque.
— Eh ben alors ? On a besoin que quelqu’un vienne chercher la petite fille ?

Je lui lance un regard las, plus fatiguée par la noirceur dans ma tête que par lui.
— C’est quoi cette tête, sérieux ?
— Rien. Je suis juste fatiguée.

Mon murmure le surprend. Il doit s’attendre à ce que je réplique quelque chose d’un peu plus mordant, comme d’habitude. Il me regarde de la tête aux pieds, et son regard s’élargit en constatant que je tremble comme une feuille.

Il fait claquer sa langue sur son palais, puis, sans rien dire, retire sa veste en cuir et me la pose sur les épaules. Je lève un visage mouillé vers lui, trop fatiguée pour être choquée, me contentant d’esquisser un sourire pour le remercier. Elle sent la cigarette et la transpiration, mais elle est incroyablement chaude et réconfortante.

Il monte sur sa moto et me fait signe de le rejoindre. Je grimpe difficilement derrière lui, pas très rassurée. Il m’indique où poser mes pieds et saisit mes mains pour les caler autour de sa taille.
— Tiens-moi bien.

Il démarre si brusquement que je pousse un petit cri en m’agrippant plus fort. Sa chaleur traverse nos vêtements, me faisant frissonner. Je cale ma tête sur son épaule et regarde le paysage défiler. C’est magnifique. Toutes ces couleurs qui se mélangent à cause de la vitesse… on dirait une aquarelle.

J’esquisse un sourire tandis qu’il accélère. L’adrénaline me gagne, et la chaleur m’envahit enfin. Je sers plus fort mes bras autour de lui, tout en poussant un hurlement de joie. Oui, je me sens mieux, et j’ai besoin de le crier. Il a dû m’entendre, car il accélère comme un dingue, sous mes hurlements hystériques et joyeux. Je serre son torse de toutes mes forces. Je me sens revivre. Il me fait revivre, et toute la noirceur se dissipe, du moins pour l’instant.

Nous n’avons pas mis longtemps avant d’arriver chez Emma. Je descends de la moto, les jambes flageolantes, les joues rouges, réchauffée par la veste d’Alex et l’adrénaline. Je tente d’enlever son casque, mais mes mains tremblent encore. Malgré la chaleur dans mon ventre et sur mon visage, j’ai les jambes à l’air, et le froid me mord furieusement.

— Attends, je vais t’aider, lance Alex doucement.

J’éclate d’un petit rire narquois.
— Quoi ? Je peux me montrer sympa quand je veux !

Je lui lance un sourire moqueur. Il me donne un petit coup sur l’épaule avant de m’enlever ce satané casque qui me compressait le crâne. Une fois libérée, je secoue mes cheveux en soupirant d’aise.

Je me dirige vers la porte d’entrée, mais à peine ai-je le temps de toquer qu’Emma ouvre, me saute dessus et nous fait tomber à la renverse. Elle me hurle dessus dans un méli-mélo de mots dont je n’arrive pas à saisir le sens, soulagée de me voir.

— Emma, pitié… Tu m’étouffes…
— T’as failli me faire une attaque, alors tu vas survivre à un câlin !
Elle finit par se redresser, me tend la main pour m’aider à me relever. Une fois debout, je fuis un instant son regard, mais elle insiste :
— Qu’est-ce qui t’a pris, sérieux ? Pourquoi t’es allée toute seule là-bas ?
Je jette un coup d’œil vers Alex, resté en retrait, puis je reporte mon attention sur Emma. Je prends une inspiration un peu tremblante.
— Je sais pas… J’avais besoin de… respirer. De me vider la tête.
Je m’interromps, puis murmure plus bas :
— En vrai, ça fait un moment que ça va pas. Je crois que je tiens plus très bien le coup…
Emma ne répond pas tout de suite. Elle baisse les yeux, son expression s’adoucit. Puis elle me serre brièvement dans ses bras, cette fois sans me broyer.
— Tu sais que t’as le droit de craquer, hein ? Mais pas toute seule dans une forêt flippante, bordel…

Elle prend mon bras et m’entraîne dans la maison, laissant Alex seul devant la porte, je n’ose toujours pas le regarder. Je jette un coup d’œil à Emma, qui continue de discuter sans s'arrêter de Maxime et du dîner qu’il organise avec son frère pour qu’ils fassent connaissance. Que je l’aime... Elle comble le vide avec des joyeusetés pour que je ne me sente pas obligée de parler.

Derrière nous, Alex ferme la porte d’entrée et pose au sol casque et chaussures. Nous finissons par nous installer dans sa chambre, suivis par Alex. Il y a déjà Antoine, qui pianote sur son portable. Il nous salue chaleureusement avant d’être rejoint par Alex.
Emma me pousse dans la salle de bain en me tendant un pyjama.

— T’es trempée, alors va prendre une douche chaude et reviens après, ok ?

J’embrasse sa joie d’un sourire et ferme la porte derrière moi. La douche réchauffe mes membres à vive allure. Une fois que le froid m’a quittée, je me sèche rapidement et enfile tout aussi vite le pyjama d’Emma.
De retour dans sa chambre, les conversations fusent. Emma, allongée sur son lit, fait face à Alex et Antoine, assis sur son canapé. Je me glisse à côté d’elle et me blottis dans un des nombreux plaids de mon amie, tout en les écoutant distraitement discuter.

— Bon, Sophie, t’as quelqu’un en vue ?
Un silence s’abat soudain sur la pièce. Antoine et Alex, tout comme moi, ouvrent de grands yeux.

— Tu peux m’expliquer d’où elle sort, cette question ?
— Pourquoi tu évites le sujet ?
— Pourquoi tu parles de ça, aussi ?!
— Oh mon Dieu !!! Tu as quelqu’un en vue ?
— Non... J’ai rien dit de tel, c’est juste que...
— Il y a un garçon qui t’attire ?
— Non, j’ai trop de choses en tête pour penser à ça : mon école, mon père...
— Sophie, arrête un peu ! Tu as le droit de vivre. Arrête de t’en faire pour ton père, il va très bien. Cette histoire remonte à trop loin pour qu’il veuille sauter par une fenêtre !

Je la regarde avec des yeux écarquillés. Elle se tourne vers moi en blêmissant, se rendant compte de ce qu’elle vient de dire. Je sens mon cœur se serrer dans ma poitrine, et un frisson glacé court le long de ma colonne vertébrale.

— De quoi tu parles, Emma ?
Mon sang se fige. Emma pose sa main sur sa bouche, se souvenant que nous ne sommes pas seules. Alex vient de poser une question à laquelle je n’ai clairement pas envie de répondre.

— Rien, dit Emma. Rien du tout.
— Tu mens très mal...

Je regarde du coin de l’œil Alex, qui ne me quitte pas des yeux. Je me sens mal à l’aise, et heureusement pour moi, Antoine semble s’en rendre compte et prend la parole.

— Bon, et si on allait chez Alex pour que vous puissiez entendre notre musique ?
— Oh oui, ce serait vraiment génial ! dis-je en sautant sur cette sortie de secours qu’il me tend.

Je me lève précipitamment, suivie de près par Emma, qui a compris la ruse. Alex se redresse à son tour, non sans me lancer un regard sombre. Il n’en a décidément pas fini avec moi. Après avoir enfilé des vêtements prêtés par Emma, nous sortons tous de chez elle, elle qui tente par tous les moyens de faire oublier sa terrible boulette.
Une fois dehors, nous nous séparons. Alex me saisit le poignet et enfonce un casque sur ma tête avant que je ne puisse protester. Et nous grimpons sur sa moto. Emma et Antoine, eux, prennent la petite voiture de la mère d’Emma.
Le trajet est incroyablement rapide, et une fois arrivés devant chez Alex, nous montons pour attendre le reste de la troupe.
Comme lors de ma première visite, son petit appartement sent fortement la cigarette. Pourtant, tout est étonnamment propre, à part quelques verres qui traînent et un cendrier qu’il faudrait vraiment vider. Démon vient rapidement m’accueillir, mais après deux-trois caresses, il retourne se vautrer dans son panier. Il me rappelle un peu Alex.
Je m’assois dans son canapé en poussant un soupir d’aise. Il est vraiment confortable malgré son état avancé de décomposition.
Alex vient s’asseoir à côté de moi, trop près à mon goût, toujours en me regardant. Je sais qu’il n’a pas oublié les paroles d’Emma et qu’il meurt d’envie de poser toutes les questions qui doivent se bousculer dans sa tête.

— Tu réponds pas à ma question, hein ?
— Non...
— Pourquoi ?
— Parce que ça ne te regarde pas.
— Et pourquoi ?
— Parce que t’es un inconnu.

Un moment de flottement s’installe, pendant lequel je prends conscience de mes paroles. Je détourne les yeux pour ne pas l’affronter.
Il est évident que ce n’est pas un inconnu. Bien au contraire. J’apprécie de plus en plus sa compagnie, et même ses vacheries ont quelque chose d’agréable. Mes mots ont dépassé ma pensée. Je me tourne vers lui, et sa réaction me surprend.
Il a le sourire aux lèvres.

— Ah ouais ? Je suis un inconnu ?
Je ne réponds rien, trop gênée par les pensées qui me traversent l’esprit. Mes joues s’enflamment, et mon ventre se tord.

— Alors ?
— C’est que... Tu me mets mal à l’aise...
— Mmmm...
Il se rapproche encore.

Je pose une main sur son torse comme pour l’inciter à reculer. Il n’en fait rien, et prend ma main dans la sienne. Elle est chaude et m’enveloppe entièrement. Son sourire se fane lentement. Il plisse les yeux, continue de me regarder. Son regard devient sérieux, sombre. J’ai la bouche pâteuse, et de nouveau, ma tête s’emplie de pensées noires. Mon visage se voile, sans doute, car sa mâchoire se crispe légèrement. Il passe sa seconde main dans mon dos, la faisant glisser doucement depuis mon épaule. Son geste est si doux qu’il me fait frissonner. Il incline la tête et, doucement, se colle à moi, posant sa tête dans le creux de mon épaule. Son souffle sur ma clavicule me rassure. Je ferme les yeux.
Nous restons un petit moment ainsi : lui, la tête posée sur mon épaule, une main dans mon dos, l’autre tenant la mienne ; et moi, perdue entre la chaleur de son corps et la froideur de mes pensées. Quand ses lèvres effleurent soudain ma peau, mon cerveau s’arrête et je lâche un hoquet de surprise. Je me sens alors étrangement calme, en sécurité. Ma tête se vide de toute pensée, bonne comme mauvaise. Je pose ma main libre dans son dos et sens son cœur battre aussi fort que le mien.
Cet échange le bouleverse autant que moi, apparemment.

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