10 - De mieux en mieux

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Quand je finis par m’écrouler silencieusement dans le lit à côté d’Emma, le sourire aux lèvres, je ne peux m’empêcher de repenser à toute cette soirée. C’était irréel. J’avais l’impression qu’à tout moment, la situation allait virer au drame, qu’Alex allait encore dire un truc de travers, qu’il se réfugierait dans ses réflexes de mec. Mais entre ses excuses et ce baiser, j’avoue qu’il m’a totalement prise de court.

Cette nuit-là, j’ai très mal dormi. Pas pour les mêmes raisons qu’avant. Non, cette fois-ci, mon esprit était totalement perdu entre rêves éveillés et désillusion. Pouvais-je lui faire confiance ? N’allait-il pas, au bout d’un certain temps, en avoir marre et partir avec la première venue ? Je n’ai pas envie de souffrir. Je commence tout juste à voir une amélioration de ma santé, je ne sais pas si je suis prête à prendre ce risque.

Mais que serait la vie sans risque ? Sans le goût de l’aventure qui te tapisse délicieusement la bouche ? Sans cette violente brûlure dans mon ventre ? Oui, voilà, cette brûlure que j’ai dans le ventre, qui me consume, qui prend toute la place et chasse même mes angoisses, ne peut pas être négative. Autant prendre le risque de tout perdre. De toute manière, je suis forte. Si jamais il me blesse, il me suffira de l’écraser.

Le lendemain matin, j’eus évidemment droit à un interrogatoire de la part d’Emma. Pendant toute la journée, elle ne me lâcha pas, rassemblant tous les détails et les informations que je daignais lui donner. Elle était heureuse pour moi, mais évidemment, elle avait peur qu’il ne se détourne de nouveau. Comme moi cette nuit-là, ses craintes sont fondées, mais de nouveau, je lui expliquai ce sentiment qui avait supplanté tous les autres. Et surtout, surtout, cette sensation de faire le bon choix.
Par moments, sans savoir pourquoi, on a cette impression que ce choix n’est pas une option. Pas parce qu’il ne nous appartient pas, mais parce qu’il est évident.

Le soir même, nous nous retrouvâmes, Emma, Vivianne, Marie et moi, au Diana’s pour en discuter longuement. Elles étaient toutes du même avis, évidemment, comme une seule voix qui s’élève au-dessus des autres. Vivianne posa sa main discrètement sur la mienne. Elle a été la première à qui j’avais parlé de mes sentiments pour Alex, tout comme elle m’avait confié les siens pour Antoine. Son sourire lumineux confirma toutes mes décisions, toutes mes pensées, comme une prolongation logique de tout.
La soirée fut bien sûr animée de rires, de secrets à moitié avoués, de blagues, et de promesses de soutien si jamais il fallait enterrer le cadavre d’un gars dans le jardin de l’une de nous. Nos éclats de rire me suivirent longtemps après, et une fois couchée de nouveau dans la chambre d’Emma, à fixer son plafond, nos conversations et ce baiser emplirent de rêves doux et heureux ma nuit.

Les jours qui ont suivi ont eu un goût de bonheur étrange, comme un air d’après-orage. Je sentais mon cœur, un peu cabossé, respirer et se redresser. Ce que nous étions en train de vivre n’était ni tout à fait une fin, ni vraiment un début, mais un entre-deux fragile où l’on tente de recoller les morceaux. Et finalement, c’était exactement ça qu’il me fallait.

La première fois que je le croisai au lycée, je ne sus trop quoi faire : lui faire la bise ? L’embrasser ? Faire comme si nous ne nous étions pas réconciliés ? Et lui, que voulait-il ?

Mais mes craintes et interrogations furent balayées quand son regard croisa le mien et que son sourire canaille lui illumina le visage.

Il s’approcha nonchalamment de moi, les mains dans les poches, Antoine à côté de lui, un immense sourire aussi accroché au visage. Il sortit une main de sa poche et effleura ma joue du bout de ses doigts, enclenchant évidemment mon propre sourire.
Puis il se pencha et me claqua un baiser fort sur la bouche, le genre de baiser qu’on échange quand ça fait dix ans qu’on est ensemble. Pas un mauvais baiser. Juste un baiser tendre, puissant, et qui a le mérite de dire aux autres qu’on est ensemble. Un rire malicieux m’échappa, et c’est tout naturellement que notre groupe se dirigea vers notre prochain cours, discutant de tout et de rien.

Depuis, au lycée, notre relation s’est encore améliorée. On parle. On rigole. Et parfois, dans un couloir désert, il m’attire contre lui pour me voler un baiser au coin des lèvres. Je ressens encore un peu l’ombre de cette soirée qu’il a passée avec Sarah, mais son enthousiasme et sa douceur me font du bien. Il est là, simplement. Et c’est déjà énorme.

J'avoue être également troublée par cette douceur dont il fait preuve. J'aime ça… mais son côté acide me manque. Comme une absence de piquant dans une recette qu'on connaît par cœur. Je ne sais pas si c’est lui qui a changé ou si c’est moi. Peut-être un peu des deux.

Assise en cours, ce matin-là, je suis incapable de me concentrer. La voix du prof résonne en arrière-plan, lointaine, comme un vieux poste de radio mal réglé. Mon stylo tourne entre mes doigts, et mes yeux sont posés sur la fenêtre. Dehors, des flocons tombent paresseusement, et ça ressemble presque à une carte postale. Le mois de février est glacial mais beau, couvert d’une fine pellicule de neige.

Je pense à tout ce qui s’est passé. À ces dernières semaines, à ce trop-plein d’émotions, à l’hôpital, à mon père, à cette colère que je n’ai pas encore digérée. Et puis à Alex. Surtout à Alex. À sa voix grave quand il murmure mon prénom. À ses bras autour de moi, à ses yeux qui me regardent comme si j’étais le centre de son foutu univers. Il a réussi à se faufiler dans mes failles, dans mes habitudes, dans mon quotidien. Il est devenu… indispensable. Et ça me fait un peu peur. J’ai toujours appris à ne compter que sur moi-même. À me débrouiller seule, à encaisser. Alors m’attacher comme ça ? À lui ? C’est terrifiant.

Quand nous nous sommes croisés tout à l’heure, il a susurré à mon oreille de le rejoindre après les cours, puis il m’a volé un baiser et est parti dans la direction opposée. Rien de plus, rien de moins. Juste ça. Et pourtant, depuis qu’il me l’a glissé à l’oreille, je n’arrête pas d’y penser. Qu’est-ce qu’il veut ? Juste qu’on se voie ? Me dire quelque chose ? Me montrer un morceau de sa vie encore inconnu ? Ou simplement passer du temps avec moi, parce que c’est devenu un besoin pour lui aussi ? Je soupire discrètement, la joue dans ma main, mes doigts gelés contre ma tempe.

Mon cœur papillonne d’espoir, malgré moi. J’aimerais que ça marche. J’aimerais qu’on réussisse à recoller les morceaux, à se comprendre, à s’aimer sans se détruire. Le temps nous le dira, je pense.

Le coup de coude d’Emma me ramène brutalement à la réalité. Elle me lance un regard de biais, mi-exaspéré, mi-amusé.

— Tu rêves encore à ton rouquin, hein ?

Je lève les yeux au ciel, mais mon sourire me trahit. Elle glousse sans retenue, fière d’elle. Et puis, comme pour me rappeler que le reste du monde existe encore, le professeur m’interpelle brusquement :

— Mademoiselle Sophie, puisque vous semblez particulièrement inspirée ce matin, voulez-vous répondre à la question ?

Je cligne des yeux. Merde. Quelle question ?

Un silence pesant s’installe. Quelques têtes se tournent vers moi, curieuses, moqueuses, ou carrément compatissantes. Le professeur m’observe par-dessus ses lunettes, ses sourcils haussés en attente de ma réponse. Je pourrais improviser un truc. Deviner. Piocher dans mes souvenirs des trois dernières phrases qu’il a pu dire. Mais là, maintenant, mon cerveau est aussi vide que le frigo un dimanche soir.

— Heu… 42 ?

Quelques rires étouffés éclatent dans la classe, et le professeur lève les yeux au ciel avec un soupir.

— Très bien, Mademoiselle Sophie. Je vous conseille de rester avec nous la prochaine fois. Même si je suis sûr que vos pensées sont passionnantes…

Je baisse la tête, les joues légèrement rouges, et marmonne un « oui monsieur » à moitié audible. À côté de moi, Emma secoue doucement la tête en gloussant.

— 42 ? Sérieux ? T’as cru que t’étais dans un roman de science-fiction ou quoi ?

Je lui donne un coup discret sans répondre. Je suis trop occupée à fixer l’horloge au mur, à prier pour que les aiguilles fassent un bond magique dans le temps. Il ne reste que trois minutes. Trois longues, interminables minutes.

Alors j’attends. Je griffonne des traits absurdes sur mon cahier, en laissant mes pensées glisser de nouveau vers Alex, vers ce rendez-vous après les cours, vers son sourire en coin quand il me dit de le rejoindre. Est-ce qu’il va me parler de nous ? Est-ce qu’on va s’embrasser encore ? Est-ce que cette fois, je vais réussir à ne pas trembler de l’intérieur comme une feuille d’automne ?

DRIIIIIIIIIIIIING !

La sonnerie explose dans la classe comme un cri de délivrance. Je pousse un long soupir de soulagement, comme si je venais d’échapper à une exécution publique.

— T’as survécu, félicitations, lâche Emma en rassemblant ses affaires.

Je souris et commence à fourrer mes cahiers dans mon sac. Elle me lance un regard complice, malicieux.

— Tu vas le voir, hein ?

Je hoche la tête en silence, un petit sourire s’étire sur mes lèvres, les joues à nouveau un peu chaudes. Elle me donne un coup d’épaule joyeux.

— Tu me raconteras. Et pas de résumé pourri, je veux du croustillant, du grandiose, de l’explosif !

Je roule des yeux, mais mon cœur bat déjà un peu plus vite. Dehors, le soleil de fin d’après-midi filtre à travers les stores, la neige a cessé, et un vent frais balaye les quelques feuilles dans la cour. Et pour la première fois depuis longtemps, j’ai presque hâte que cette journée se poursuive.

Une fois dans les couloirs, le sourire d’Emma ne diminue pas, et la discussion dévie rapidement autour du bal.

— Tu viens, un point c’est tout ! Et puis tu ne vas pas me laisser y aller seule, hein ?! Maxime a un défilé, je n’ai personne, alors on sera les plus belles filles du bal, et on invitera également Vivianne et Marie, ce sera une soirée entre filles. Et peut-être que tu changeras d’avis en voyant Alex en costard...

Elle m’adresse un clin d’œil appuyé, et malgré moi, je souris. Il faut dire qu’imaginer Alex dans un costume, c’est... Déroutant, mais terriblement intrigant, lui qui ne porte que des jeans et des hauts simples, surmontés par moments de sa veste en cuir dont l’odeur hante encore certains de mes rêves. En parlant de lui, le voilà qui sort d'une salle de classe, l'œil brillant et le sourire canaille. Il se penche vers moi et me murmure doucement avant de poursuivre sa route :

— J’espère que tu ne m’oublies pas pour ce soir ?

Je hoche la tête en riant, et il disparaît dans une autre salle de classe. La journée se poursuit, et après avoir dit au revoir aux filles, je fonce dehors, le cœur battant à tout rompre. Il est là, appuyé contre le muret, une cigarette à la bouche. Il l’éteint en me voyant arriver, et de nouveau, son sourire illumine son visage. Il m’attrape par la taille et m’embrasse doucement, sa bouche a le goût de cigarette et d’un bonbon à la menthe, un nouveau mélange qui se grave aussitôt dans ma tête. Puis il se recule et me tend la main, que je saisis avec plaisir. Sur le chemin jusqu’à chez lui, on parle beaucoup de musique, des derniers morceaux qu’il compose avec Antoine, des paroles et des notes qu’il aimerait rajouter. Je suis heureuse, je lui parle un peu de mes peintures et dessins, il me dit en plaisantant qu’il faudra que je le dessine, je n’ose lui dire que je l’ai déjà dessiné des dizaines de fois. Je sens mes joues rougir violemment, mais heureusement pour moi, nous arrivons enfin devant chez lui. Il entre rapidement avant de ressortir tout aussi vite, accompagné de Démon qui, en me voyant, tire fort sur sa laisse pour venir à moi.

— Sérieux, normalement ce chien aime personne, qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Mmmm sans doute la même chose qu’à toi !

Il éclate de rire avant de me pousser de son épaule, tout en se dirigeant vers le parc. Pendant les deux semaines avant le bal, ce fut notre petit rituel : promenade avec Démon, discussion sur tout et rien, rapprochement lent mais passionné autour d’un café au Diana’s ou d’une bière chez lui avec de la musique en fond sonore. Le sexe, c’était encore un peu tôt pour nous. Nous n’en avons pas discuté, mais je pense qu’il le sent. J’ai besoin de temps pour oublier le corps de Sarah et ne penser plus qu’à lui, à nous. J’y arriverai, je sais que j’y arriverai, mais le temps fait son travail, alors autant le laisser faire.

Le soir du bal arrive bien plus vite que je ne l’aurais cru. L’excitation monte à mesure que le soleil décline, emportant avec lui les dernières hésitations. Dans la chambre d’Emma, c’est un joyeux champ de bataille. Des robes jonchent les lits, les cintres s’entrechoquent, du maquillage est éparpillé partout, et une douce odeur de vanille, d’alcool fruité et de laque flotte dans l’air. Les rires fusent, entrecoupés de soupirs exaspérés et de cris stridents.

— Non mais cette robe, elle me boudine ! On dirait un rôti ficelé ! s’exclame Emma en tentant d’enlever un corset trop serré, les bras levés et la bouche tordue.

— C’est toi qui l’as choisie, rappelle calmement Marie en haussant un sourcil, installée au bord du lit avec son verre à la main.

Emma enfile une nouvelle robe, cette fois un bustier bleu pastel aux reflets dorés. Elle se contemple dans le miroir avec une moue faussement modeste, avant de tourner sur elle-même.

— Ok. Là c’est bon. Je suis une déesse grecque.

— Une déesse grecque un peu pompette, note Vivianne en ricanant depuis le sol, occupée à trier des paires de boucles d’oreilles.

Je les observe en silence, un verre d’alcool à la main. La musique passe doucement en fond, un vieux morceau de rock adouci par les rires, et je danse doucement, presque sans y penser, les pieds nus sur le parquet, le tissu de ma robe effleurant mes jambes à chaque pas. Devant le miroir, je me regarde avec un mélange d’émerveillement et d’incrédulité.

— Cette robe est… parfaite, je souffle, un sourire doux sur les lèvres.

Bleu nuit, longue et fluide, elle épouse mes formes discrètes sans les contraindre. De minuscules paillettes s’éparpillent dessus, comme une constellation tombée du ciel. On dirait que je porte la nuit sur moi.

— T’avais des doutes, mais moi j’savais, s’exclame Emma derrière moi. C’est LA robe.

Je la remercie d’un regard. C’est elle qui l’a choisie. Elle me l’avait montrée avec un air de conspiratrice, certaine que ce serait celle-là. Et elle avait raison. Encore.

Marie, elle, est plus silencieuse ce soir. Toujours ce même sourire tendre, mais moins présent, moins éclatant, moins énergique que d’habitude. Elle porte une robe blanche en voile léger, qui glisse sur sa peau comme un souffle. Un halo d’innocence, presque éthéré. Elle observe la scène, son verre levé devant ses lèvres, comme si elle hésitait à parler. Ses yeux papillonnent parfois vers nous, parfois ailleurs. Quelque chose la travaille. Mais elle ne dit rien. Pas encore.

Vivianne, quant à elle, est aux prises avec une robe rouge un peu trop courte à son goût. Marie la lui a tendue avec un grand sourire, et maintenant, Vivianne se débat entre envie de fuir et fierté mal placée.

— J’suis pas sûre, vraiment… Ça fait un peu “regardez-moi j’ai des jambes”, non ? dit-elle en tirant sur l’ourlet.

— Oui, et alors ?! T’AS des jambes. Autant les assumer ! rétorque Marie en éclatant de rire.

Vivianne hésite, puis hausse les épaules.

— Vous êtes sûr ? elle tord ses longs doigts fins avant de sourie face à nos regards appuyer. Bon… au point où j’en suis.

Elle disparaît dans la salle de bain et revient quelques minutes plus tard, vêtue de la fameuse robe rouge au tissu marbré qui lui épouse le corps à merveille. Un silence s’installe. Emma la regarde de haut en bas, puis lève son verre.

— Ok. On est officiellement les reines du bal.

On applaudit. On se lance des compliments à la volée, on ajuste des mèches, on applique du gloss, du mascara, des touches de parfum sur les poignets. Il y a des petits cris de joie quand une coiffure tient enfin, des jurons quand une boucle d’oreille s’égare sous un meuble, des rires, de la joie.

À un moment, je m’assois sur le lit, mon verre à moitié vide entre les doigts. Mes yeux se posent sur nous quatre, dans cette chambre familière, baignée de lumière jaune et d’éclats d’amitié. Mon cœur se serre. C’est l’un de ces instants qu’on voudrait figer dans le temps.

— Vous savez que je vous aime ? je lâche sans réfléchir.

Emma me lance un regard attendri.

— On sait, idiote. Et on t’aime aussi. Même si t’as aucun goût musical.

On rigole toutes, même Marie qui esquisse enfin un vrai sourire. Elle lève son verre, comme un petit geste symbolique.

— À nous, dit-elle.

— À nous, on répète à l’unisson.

Et puis, comme le temps file toujours trop vite quand on est bien, l’heure finit par arriver. Emma attrape une dernière fois le miroir de poche pour vérifier sa coiffure, Vivianne remet du parfum derrière ses oreilles, Marie lisse nerveusement les plis invisibles de sa robe. On enfile nos vestes, nos talons, on glisse nos téléphones dans nos pochettes.

Dans la cour, les phares de la voiture d’Édouard nous attendent. Il sort pour nous ouvrir la porte, toujours aussi élégant et discret. On grimpe toutes à l’arrière, serrées mais heureuses, l’excitation battant dans nos tempes. À travers les vitres, la ville scintille doucement, et dans mon ventre, des papillons se débattent déjà.

Ce soir, c’est le bal. Ce soir, c’est peut-être un de ces moments qu’on n’oubliera jamais.

La salle est méconnaissable. À croire qu’ils avaient engagé une armée d’elfes de Noël sous acide pour tout décorer. Des guirlandes lumineuses serpentent le long des murs, projetant des reflets dorés sur les visages encore timides. Les voilages blancs qui tombent du plafond ondulent doucement sous les souffles d’air chaud, et une pluie de neige artificielle tombe par intermittence d’un vieux projecteur fixé trop haut. Les boules à facettes lancent des éclats d’argent partout, jusqu’au plafond, où flottent de gigantesques flocons en carton-pâte qui se balancent paresseusement.

Le sol lui-même semble avoir été transformé, recouvert d’un tapis bleu nuit pailleté. On pourrait croire marcher sur une mer gelée parsemée d’étoiles. La musique pulse doucement dans les enceintes, un rythme doux et dansant qui résonne dans les ventres. Les élèves, habillés comme s’ils allaient fouler un tapis rouge, déambulent entre les buffets, dansent en petits groupes, rient à gorge déployée ou posent devant une arche géante tapissée de guirlandes, de fausse neige et de fleurs d’hiver.

Tout le monde semble jouer un rôle ce soir, celui de la version la plus éclatante de soi. Les timides se prennent au jeu, les populaires brillent comme jamais, et même les enseignants, postés discrètement dans les coins, arborent de rares sourires.

J’aperçois Alex, appuyé nonchalamment contre un mur, chemise noire parfaitement ajustée, veste cintrée, les cheveux légèrement en bataille comme s’il venait de passer une main nerveuse dedans. Son pantalon sombre épouse ses jambes avec une précision presque indécente, soulignant ses hanches et ses fesses avec une aisance déconcertante. À côté de lui, Antoine est l’élégance incarnée dans un costume blanc cassé, une touche lumineuse à ses côtés. Le contraste entre eux est saisissant — l’un ténébreux, l’autre solaire. Alex parle, rit même, la tête légèrement inclinée vers son ami, mais soudain il tourne les yeux, et son regard accroche le mien. Il s’immobilise. Ses pupilles d’acier me scannent de la tête aux pieds, suivant lentement les courbes de ma robe bleu nuit, s’attardant un instant trop long sur mes hanches. Puis ses lèvres s’étirent, à peine, comme un secret trop bien gardé. Il pince légèrement sa lèvre inférieure, puis me renvoie un regard brûlant, un de ceux qui font grimper la température malgré la climatisation.

Il ne bouge pas. Et moi non plus. Pas de geste. Pas de mot. Juste ce fil tendu entre nous, ce sourire à mi-chemin entre la provocation et l’aveu. C’est assez. Pour l’instant.

Avec les filles, nous nous mettons à danser. On rit. On boit un peu de soda tiède en gobelet plastique, en regrettant de ne pas avoir pris une petite bouteille d'alcool pour pimenter un peu plus tout ça. Quand la chaleur nous monte à la tête et que nos pieds nous tirent, on décide de s'éloigner un peu de la piste de danse et de l'agitation ambiante. On se retrouve assises toutes les quatre sur un banc, un peu à l’écart, discutant joyeusement de tout et de rien. Seule Marie semble nerveuse, elle tripote sa robe, évite nos regards. Finalement, elle murmure, presque inaudible :

— J’ai quelque chose à vous dire...

On se tourne toutes vers elle. Emma, sans surprise, brise le silence :

— Bah vas-y, tu sais que tu peux tout nous dire.

Marie inspire profondément, les joues rosies par l’émotion, elle se lèche les lèvres et boit une longue gorgé de son verre :

— Je crois que j’aime les filles...

Un silence s'ensuit. Mais pas un silence gênant. Plutôt un moment suspendu, comme si le monde attendait notre réaction.

— OK, dit Emma avec un sourire. Et donc ? T’as craqué sur qui ?

On éclate toutes de rire. Vivianne passe un bras autour des épaules de Marie avec la tendresse qui lui est propre.

— Merci de nous l’avoir dit. T’es courageuse. Et on est avec toi.

Je hoche la tête, touchée par sa sincérité, par cette manière pudique qu’elle a eue de le dire. Elle qui est toujours si forte, si énergique, si peu démonstrative, elle nous avoue ça comme si c’était une faute. Je pose ma main sur la sienne.

— Tu peux aimer qui tu veux, Marie. T’es toi, et c’est tout ce qui compte.

Elle sourit enfin, soulagée, et retrouve peu à peu des couleurs. Et pour moi, c’est un moment précieux. Un moment de sororité, de vérité, de chaleur humaine. Avant, je n'avais personne. Puis Emma est arrivée et je pensais être comblée. Puis il y eut Vivianne et Marie, Alex et Antoine, Mark, et là je peux dire que je suis comblée, et heureuse. Nous sommes rapidement rejointes par Alex et Antoine pour notre plus grand plaisir, et je ne peux m'empêcher de voir Vivianne rougir légèrement. Alex s'assoit lourdement à côté de moi, se plaignant de ses chaussures et de sa veste trop serrée. J'esquisse un rire qui s'amplifie quand je le vois sortir de ladite veste une petite bouteille en verre, qu'il me tend aussitôt après l'avoir portée à ses lèvres. L'odeur qui arrive à mon nez ne fait aucun doute sur l'origine du liquide, j'en bois une longue gorgée qui me brûle la gorge.

- T'aurais pu la diluer un peu, ta vodka, je tousse un coup en lui rendant sa bouteille.

- Déjà qu'elle est pas grande, alors en plus si je mets du soft dedans !

Je lui claque gentiment la cuisse, ce qui le fait rire de plus belle.

Mais forcément, cette joie et ces rires ne pouvaient pas durer. Le drame Sarah arrive. Littéralement. Alors que la musique bat son plein, Sarah s’avance d’un pas décidé vers notre groupe dans sa robe courte et moulante. Elle s’arrête net devant moi et Alex, les bras croisés, le regard venimeux.

— J’espère que t’es fière de toi, Sophie. Toujours à piquer les mecs des autres, hein ?

Un murmure de surprise parcourt la foule. Autour de nous, la piste se dégage légèrement, attirée par le parfum d’un scandale imminent. Je croise les bras à mon tour, le regard planté dans le sien, glacé.

— Ils viendraient pas à moi si t’étais assez pour eux, non ?

Elle blêmit, mais ne recule pas. Au contraire, elle avance d’un pas, le menton relevé.

— T’as pas changé. T’es toujours aussi... pitoyable. Tu fais la fille paumée pour qu’on te plaigne, mais t’es juste une garce manipulatrice.

Mon sang ne fait qu’un tour.

— Ferme-la, Sarah. Tu fais pitié à tout le monde avec ton cinéma. Va pleurnicher ailleurs, t’as assez pollué ma soirée comme ça.

Elle s'apprête à répliquer, le visage tordu de rage, mais en faisant un geste sec du bras, son talon ripe sur une tache de soda au sol. Elle chancelle, lâche un petit cri, puis s’effondre brutalement sur le parquet. Un bruit sourd, puis un craquement net. Sa lèvre percute le sol.

Un cri strident fend l’air. Du sang. Beaucoup.

Sarah se redresse précipitamment, son maquillage coulant, les mains couvertes de rouge. Son regard croise ses doigts tachés, et un nouveau cri plus aigu, presque enfantin, s’échappe d’elle. Elle panique. Tremble. Elle hurle. Un instant figé, je ressens un mélange étrange, une surprise glaciale, et un vague malaise. Je ne m’attendais pas à ça. À cette peur animale sur son visage. Mais je ne regrette rien. Ce que je lui ai dit, elle l’a mérité. Juste... je n’imaginais pas que cette chute aurait cet effet-là.

Personne ne bouge. La foule est figée, suspendue à cette scène surréaliste.

Sauf Vivianne.

Sans un mot, elle s’approche, pose une main ferme sur l’épaule de Sarah et la redresse doucement. Sarah ne résiste pas. Elle a l’air vide, absente, conduite comme une poupée de chiffon. Vivianne l’entraîne vers les sanitaires, hors de vue.

Je reste plantée là, le souffle un peu court, les battements de mon cœur assourdissants dans mes tempes. Autour, les conversations reprennent peu à peu, la musique aussi. Mais quelque chose a changé. En Sarah. En moi. Je ne sais pas encore quoi. Juste... quelque chose. On ne la revoit pas de la soirée. Mais plus tard, elle passera près de moi sans lancer de pique. Juste un regard. Presque doux. Elle ne dira rien. Et ce silence-là est plus fort que tous ses mots venimeux.

Après toute cette galère quelqu’un vient nettoyer rapidement le sol enlevant les dernière trace du drame, puis la soirée continue comme s’il ne c’était rien passé. Les lumières deviennent plus douces, la musique plus lente. Alex me propose une danse, et j’accepte. Juste une. Mon cœur bat fort. Son bras autour de ma taille est chaud, rassurant. Je ne recule pas. Je ne doute plus. Je le laisse me guider, simplement. Sans peur. Alors que nous glissons lentement sur la piste, je jette un coup d’œil en direction de l’endroit où Sarah est tombée plus tôt. Elle n’est plus là, et un silence plane un instant dans mon esprit.

— J'ai quand même un peu de peine pour elle, je souffle.

Alex me regarde, sans se moquer ni minimiser, il hoche doucement la tête.

— C'est une fille paumée. Elle joue un rôle, comme beaucoup. Mais elle s'en sortira, un jour. Il suffit qu'elle trouve quelqu'un qui l'aime vraiment.

Il marque une pause, puis ajoute, plus bas :

— Comme moi, quand je t'ai trouvée.

Je baisse les yeux, le cœur serré par une tendresse douce. Cette fois, je ne me cache pas. J'accepte ce qu'il me donne. Ce qu'on construit. Je sens sa main dans mon dos, juste assez présente pour me rappeler qu’il est là et je me surprends à penser que je pourrais m’y habituer. La lumière des guirlandes se reflète dans ses yeux, et pendant un instant, je ne vois plus le garçon qui m’a blessée, seulement celui que j’aime.

— Merci d’avoir dit oui, murmure-t-il.

— T’avise pas de marcher sur mes pieds, c’est tout.

Il rit, un vrai rire, et je souris aussi.

Ce n’est pas encore une fin heureuse. Mais c’est une avancée. Un pas de plus vers demain.

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