11 - Changement
Le vacarme du lycée a laissé place à un calme étrange, presque déroutant. Ce matin-là, le silence à la maison m’a semblé plus lourd que d’habitude. Pas de réveil en panique, pas d’Emma qui nous met en retard, pas de devoirs oubliés ou de sac à refaire à la dernière minute.
J’ai hésité. Longtemps. Et puis j’ai envoyé un message à mon père. Trois mots. "Je peux venir ?"
Sa réponse n’a pas tardé. "Bien sûr, ma puce."
Simple. Sobre. Presque pudique, à son image. Je suis donc là, valise à la main, dans l’entrée, face à lui. Il me sourit, maladroitement. Moi aussi. Le temps a passé depuis notre dernière vraie conversation, depuis la dispute, depuis les silences. Mais il n’y a pas d’animosité dans ses yeux. Juste un peu de gêne et de fatigue. Et peut-être, de l’espoir. Je monte rapidement dans ma chambre qui n’a évidemment pas bouger depuis que je suis partie il y a plus de trois semaines. J’ouvre en grand les rideaux ainsi que les fenêtres pour laisser entrer la brise matinale. Je pose ma valise sur mon lit et m’y assois un moment, cette chambre renferme tans de souvenirs, surtout des souvenirs douloureux, mes nuits emplis de cauchemars, mes nombreux questionnements sur ma mère, et mon avenir… En redescendant dans le salon j’y trouve mon père assit sur le comptoir de la cuisine, une tasse à café et son journal à la main. Il redresse la tête vers moi et son regard rassurer trahis son angoisse, il devait penser que je m’enfuirais par la porte de derrière. Il esquissa un sourire en reposant le journal.
— J’ai prévu quelques trucs, dit-il en se dirigeant vers l’entrée. Ciné, resto, balade si tu veux… Ou on peut juste rester à la maison et s’engueuler devant un film pourri comme avant.
Je ris malgré moi.
— Marché conclu. Mais c’est moi qui choisis le film.
Il grogne pour la forme, mais je vois qu’il est soulagé. Comme si ce simple rire venait de fissurer la glace entre nous. On sort tous les deux, un peu maladroits, un peu rouillés, comme deux vieilles pièces de puzzle qui tentent de s’emboîter à nouveau. Le froid de fin février nous picote les joues, et on marche côte à côte dans les rues presque calmes du centre-ville. On discute de tout et de rien. De la pluie qui n’arrive pas, du café trop fort de la machine de son bureau, de la voisine qui parle à ses plantes comme si elles allaient lui répondre. Je ris. Lui aussi. Et parfois, entre deux silences confortables, on laisse passer des souvenirs. Des miettes de ma mère, glissées dans la conversation comme si elles y étaient toujours restées. Il me raconte qu’elle avait horreur du froid, qu’elle mettait trois paires de chaussettes en hiver et râlait qu’on ne vivait pas au soleil. Je souris doucement, une chaleur étrange dans la poitrine, j’ai toujours rêvé de vivre au soleil, dans la chaleur d’une plage et d’un été qui ne finit jamais.
Arrivés devant le cinéma, il me regarde en coin, déjà méfiant.
— Alors ? Tu veux voir quoi ? Un drame social qui fait pleurer ? Une comédie romantique avec des dialogues creux ? Une animation débile avec des lapins qui parlent ?
— Film d’horreur, je tranche avec un sourire carnassier.
Il cligne des yeux. Longuement.
— Tu détestais ça quand t’étais petite.
— J’ai grandi. Et puis c’est marrant de flipper pour des trucs qui n’existent pas. Les monstres, les esprits… ça fait moins peur que la vraie vie, tu trouves pas ?
Il me fixe une seconde, soupire dramatiquement, puis prend deux places pour Les Ombres de Black Hollow, avec l’air résigné de quelqu’un qui sait déjà qu’il va regretter.
La salle est plongée dans le noir. À côté de moi, mon père croise les bras, bien droit dans son fauteuil, comme un soldat prêt à encaisser l’horreur avec dignité. Spoiler : il ne tiendra pas longtemps. Le film commence. Bruits stridents. Plans qui s’éternisent dans des couloirs sombres. Apparitions brutales. Je sursaute parfois, mais je ris aussi. J’adore cette adrénaline. Lui, je l’entends souffler dans sa moustache imaginaire, les doigts crispés sur l’accoudoir.
À la fin de la séance, les lumières se rallument je cligne des yeux et me tourne vers lui, j’éclate de rire. Il est pâle comme un linge, les yeux écarquillés, la mâchoire serrée comme s’il avait survécu à une guerre.
— T’as aimé ? je demande, moqueuse.
Il me jette un regard noir.
— C’était affreux. Ton goût pour les films malsains est inquiétant. Je vais faire un signalement. T’es pas censée aimer ce genre de trucs à ton âge.
— Et toi t’es pas censé fermer les yeux pendant un tiers du film, je réplique, hilare.
Il grogne mais finit par rire avec moi. Un rire vrai, libérateur. Et en sortant du cinéma, son bras se glisse naturellement autour de mes épaules. Comme avant. Comme si rien ne s’était jamais vraiment brisé. On quitte le cinéma, et malgré le froid mordant, on ne rentre pas tout de suite. On marche un peu, le nez rougi, les mains dans les poches. Le silence s’installe, puis vacille légèrement lorsqu’il murmure :
— Ta mère aurait détesté ce film.
Je tourne la tête vers lui, un peu surprise qu’il en parle sans que je le relance.
— Elle aurait râlé pendant toute la séance, puis elle aurait mal dormi pendant une semaine, ajoute-t-il avec un petit sourire attendri.
Je ris doucement. Ce rire-là est étrange, un peu triste, un peu doux. J’ai peu de souvenirs d’elle, et chaque morceau qu’il m’offre devient un petit trésor.
— Elle aimait quoi, comme films ?
— Les comédies romantiques. Les trucs mièvres avec des fins heureuses. Et les documentaires sur les animaux. Elle adorait les éléphants.
Je souris, mais au fond de moi, ça remue, j’aurais aimé savoir ça plus tôt. J’aurais aimé... tout savoir, en fait.
— Et toi, tu les regardais avec elle ? je demande en coin, mi-curieuse, mi-provocante.
— Bien sûr. Je râlais comme un ado, mais je regardais quand même. Surtout si elle préparait du pop-corn, avoue-t-il avec un demi-sourire.
Un silence retombe, plus lourd cette fois, on continue à marcher. J’hésite. Et puis je me lance.
— Tu penses encore à elle ?
Il s’arrête une demi-seconde, puis reprend sa marche.
— Tous les jours.
Il ne dit rien de plus. Et moi, je n’ose pas poser cette question, celle qui me brûle les lèvres depuis des semaines. Celle qui parle de l’homme qu’il a aidé à sortir de prison. Alors je range ma curiosité pour plus tard ce week-end n’est pas pour régler des comptes c’est juste pour... recoller un peu les morceaux.
— Tu veux qu’on aille manger ? finit-il par demander en me jetant un coup d’œil.
— J’ai trop faim pour dire non.
On s’engouffre dans un petit resto tranquille, pas très loin du cinéma, coincé entre deux autres bâtiments à la devanture morne. Une vieille brasserie avec du bois partout, des nappes à carreaux et une odeur de viande grillée flotte partout à l’intérieur. Le genre d’endroit où tu sens que les serveurs connaissent la carte par cœur et où les desserts sont faits maison.
Une fois installés et après avoir regardé d’un œil distrait le menu il commande un steak-frites, fidèle à lui-même, et moi une salade, mon appétit n’étant pas encore à son maximum mieux vaut prendre quelque chose de léger. La serveuse s’éloigne, et mon père replonge dans son verre d’eau.
— Tu ressembles beaucoup à elle, tu sais.
Je lève un sourcil.
— Physiquement ?
Il fait non de la tête.
— Pas vraiment. Tu as son regard. Mais surtout son entêtement. Et sa façon de sourire quand tu essaies de cacher tes peurs.
Je reste silencieuse. Mon cœur bat un peu plus fort.
— Elle était forte, ta mère. Et toi aussi.
Je baisse les yeux. C’est rare qu’il parle comme ça. Rares, ces moments où il lâche un peu ses défenses.
— Elle me manque, je dis dans un souffle.
Il hoche la tête.
— À moi aussi.
Pas de grandes phrases. Pas de démonstrations. Juste ça. Les plats arrivent, et pendant un instant, on s’affaire à couper, assaisonner, comme si on n’osait pas relancer la discussion. Puis il repose sa fourchette, s’essuie vaguement les lèvres, et reprend, les yeux perdus quelque part entre la table et ses souvenirs :
— Tu sais, ta mère... elle n’a pas toujours été cette image douce et calme que tu as gardée d’elle.
Je relève la tête, intriguée, mastiquant une tomate juteuse.
— Quand elle était jeune, elle brûlait d’un feu... Elle voulait changer le monde. Se battre contre les injustices, l’oppression, les silences, elle manifestait, organisait, criait plus fort que tout le monde. Une vraie furie.
Il rit doucement, mais son regard reste sérieux.
— Elle ne t’a jamais parlé de ça, hein ?
Je secoue la tête, un peu déboussolée.
— Non. Pour moi, elle était... parfaite. Maman gâteau, toujours un mot gentil, toujours une chanson en tête...
— Et elle l’était, aussi. Mais elle portait tout un monde dans le ventre, avant toi. Et parfois même un peu après.
Il attrape son verre, le fait tourner lentement entre ses doigts.
— Un an après ta naissance, elle est repartie. Pas longtemps. Trois jours. Une expédition dans un labo pharmaceutique. Des tests sur des singes, je crois. Elle n’a rien pu sauver, elle en a été dévastée et elle a été arrêtée. Garde à vue de vingt-quatre heures, puis elle a été juger.
Je reste figée, la fourchette suspendue entre mon assiette et mes lèvres.
— Elle a été arrêtée ? je murmure.
Il acquiesce, l’air grave.
— C’est là que j’ai craqué. Je lui ai dit que je ne pouvais pas... pas continuer à te regarder grandir sans savoir si ta mère allait rentrer ou si elle allait risquer sa vie pour une cause. Je lui ai posé un ultimatum. Je ne suis pas fier de ça, tu sais mais j’avais peur. Peur de devoir t’élever seul et peur de te voir souffrir.
Un silence.
— Et elle a choisi de rester ? je demande doucement.
— Oui. Elle a tout arrêté. Les manifs, les groupes d’action, les nuits blanches à rédiger des tracts... Elle est devenue cette mère que tu as connue. Douce. Attentionnée. Dévouée. Mais...
— Mais ? je souffle.
— Mais je crois qu’une partie d’elle est morte ce jour-là. Pas tout. Mais un petit bout.
Je regarde mon assiette sans vraiment la voir. Cette femme que j’ai idéalisée, portée comme un modèle... elle avait ses fêlures. Ses failles. Ses combats.
Et je comprends. Je comprends que ça ne fait pas d’elle une moins bonne mère, juste une femme, avant tout. Une femme complexe, passionnée, déchirée entre deux amours, celui de ses idéaux, et celui de sa fille.
Je respire lentement.
— Tu sais, je crois que je l’aime encore plus maintenant, dis-je en relevant les yeux vers lui.
Il me regarde longuement, puis acquiesce.
— Moi aussi.
On mange un peu, chacun absorbé dans ses pensées, mais le poids dans l’air n’est plus le même. Il est là, oui, mais moins étouffant. Plus... vrai, où les pensées se bousculent sans qu’aucune ne demande à être dite à voix haute. Le genre de silence qui dit : « J’ai compris. On a fait un bout de chemin. »
Arrivés à la maison, mon père s’étire en retirant son manteau, puis file allumer un feu dans la cheminée du salon. Il adore ça, le feu. Il dit toujours que ça le détend, que ça lui rappelle les soirées d’hiver avec ma mère, quand ils se racontaient leurs journées en grignotant des trucs immondes devant des jeux télévisés. Je vais dans la cuisine et prépare deux chocolats chauds. Avec de la cannelle pour moi. Du cacao pur pour lui. Et une montagne de chantilly sur les deux, parce que ça, c’est notre religion familiale.
Quand je reviens avec les tasses fumantes, il a déjà étalé une vieille couverture sur le canapé, et l’odeur du bois qui crépite remplit la pièce. Je me blottis contre lui, les jambes repliées sous moi, et il passe un bras autour de mes épaules. On ne dit rien pendant un long moment. Juste le feu, nos souffles tranquilles, les doigts qui se frôlent de temps en temps pour attraper une gorgée brûlante.
— Tu te souviens, demande-t-il, de la fois où ta mère t’a laissé peindre le mur de la cuisine ?
Je pouffe de rire.
— Tu veux dire le « chef-d'œuvre » abstrait que t’as gardé pendant cinq ans, juste parce que maman disait que c’était "plein d’émotion brute" ?
— Exactement celui-là. Je l’ai jamais vraiment aimé, tu sais. Mais elle, elle y voyait une rébellion en germe. Elle était fière.
Je souris en buvant une nouvelle gorgée de chocolat. C’est réconfortant de l’entendre parler d’elle comme ça. De nous, à cette époque. Le reste de la soirée se passe comme dans un vieux souvenir d’enfance retrouvé. On sort un jeu de société poussiéreux, qu’on triche éhontément tous les deux, on rit beaucoup. Et puis on sort, juste un peu, dans le froid du soir, marcher dans la forêt à quelques minutes de la maison. La fine neige étouffe un peu nos pas, les arbres semblent endormis.
— Elle adorait ces balades, tu sais. Elle disait que la nature, c’était le seul endroit où elle se sentait vraiment libre.
— Je crois que je comprends, je murmure.
Il me sourit. Et dans ce sourire, je lis une tendresse nouvelle comme s’il me voyait enfin autrement. Pas seulement comme sa fille. Mais comme une jeune femme qui avance, vacille parfois, mais continue de marcher.
Quand on rentre, il me souhaite bonne nuit d’un simple baiser sur le front, et je remonte me coucher, le cœur apaisé. Pour la première fois depuis longtemps, cette maison ne me semble plus étrangère elle ressemble à ce qu’elle est, un endroit où je peux revenir. Quand j’en ai besoin. Le dimanche passe dans une atmosphère paisible, presque irréelle. Mon père et moi prenons notre petit déjeuner tardif en silence, mais un silence complice, sans tension. L’après-midi, on se promène encore un peu, puis on trie quelques vieilles affaires dans le grenier, on tombe sur une boîte remplie de vieux albums photo, de dessins froissés, de lettres oubliées. Il les garde précieusement, sans le dire, mais ça se voit à la façon dont il les manipule.
Plus tard, alors que je replie mes affaires dans ma valise, il s’appuie contre l’encadrement de la porte et croise les bras.
— Je pense que c’est bien que tu restes encore un peu chez Emma, dit-il doucement. T’as trouvé ton équilibre là-bas, et moi… j’ai besoin de réapprendre à faire des choses pour moi. Ça veut pas dire que je veux pas que tu reviennes, tu sais ça ?
Je le regarde, un peu émue.
— Je sais, papa. Et je reviendrai. Promis. Je vais pas finir ma vie chez Emma de toute manière.
Il hoche la tête et me sourit. On se comprend. Ce n’est pas une rupture juste un peu plus d’air pour chacun.
Il est à peine 18h quand mon téléphone vibre dans ma poche. Un message.
18h08 de Alex à Sophie "Hey. Si t’as pas encore de plan pour ce soir… Je joue un peu chez moi. Ça te dirait de passer ? J’ai envie de te voir."
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Simple. Pas de pression. Juste lui, et cette façon qu’il a de me laisser choisir. Je regarde ma valise déjà refermée, puis attrape un sac plus léger. Deux trois fringues, un carnet de dessin, mon MP3 et mon chargeur. Juste l’essentiel.
Je redescends, mon sac sur l’épaule, et annonce d’un ton calme :
— Je vais chez Alex ce soir, le garçon dont je t’ai parler. Je reste un peu chez lui.
— D’accord. Et… fais attention à toi.
Je l’embrasse sur la joue. Il me serre brièvement contre lui, un peu maladroit mais sincère. Puis je quitte la maison, dans le froid doux d’un dimanche soir de février.
Quand j’arrive devant chez Alex, il est là, sur le pas de la porte, une guitare à la main, en sweat noir et chaussettes dépareillées. Il sourit en me voyant, comme si c’était la chose la plus normale du monde.
— T’es venue.
— Bien sûr que je suis venue.
Je monte les marches en silence, et il me tend la main. Nos doigts s’entrelacent naturellement. La porte se referme doucement derrière moi. Comme toujours, je suis accueillie par un mélange d’odeur de cigarette, de poussière et de plastique. Démon court vers moi et manque de me renverser, déclenchant le rire presque hystérique d’Alex. Les vieilles habitudes ont la vie dure, comme on dit. J’abandonne rapidement sac et veste à l’entrée pour aller m’affaler sur le canapé pourri.
— C’est marrant, mais plus tu viens, plus tu fais comme chez toi ! me lance Alex depuis la cuisine où il s’est rendu.
— Et ça te gêne ?
— Mmm, nan. Tant que tu laisses pas traîner tes soutifs ou tes culottes ?
— Au cas où tu ramènerais une amante ? le taquinai-je en esquissant un sourire espiègle.
— Nan, histoire d’éviter que Démon les bouffe !
J’éclate de rire en le voyant revenir vers moi avec deux bières à la main.
— Rigole pas, la dernière fois j’avais laissé un jean et il a bouffé la moitié de la jambe gauche. Un JEAN, s’t’eut plaît !!!
Mon rire redouble tandis qu’il trinque négligemment sa bière contre la mienne.
— Il m’a coûté plus cher en véto qu’en croquettes, pour te dire.
— J’imagine !
Je bois une longue gorgée fraîche et repose la bouteille sur la table basse.
— Bon et sinon, ça en est où cette chanson sur laquelle vous bloquez, tous les deux ?
— Bouge pas, je vais te montrer.
Il se redresse comme un ressort et file dans son petit studio. Il revient quelques instants plus tard, partitions et guitare à la main. Il se cale dans le fauteuil en face de moi et me tend les feuilles.
Ça fait un moment que je n’ai plus joué. J’espère ne pas être trop rouillée.
Je parcours la partition des yeux et chantonne la mélodie pendant qu’Alex accorde rapidement sa guitare. Puis il se lance, et la musique emplit son petit appartement.
Je reprends ma bière d’une main, et étale les partitions sur la table de l’autre. Démon, quant à lui, s’est couché sur mes pieds, se disant sûrement que j’avais froid.
À ce moment-là, je me dis qu’après tout ce qu’on a vécu, on ne s’en sort pas trop mal. Deux bières, une guitare, un chien maladroit et un peu trop d’histoires derrière nous, mais on est là. Entiers. Ensemble. Encore.
— Bon, souffle-t-il en grattant un accord suspendu. Ce couplet, on l’a, mais le pont... le pont, c’est l’enfer. On voulait un passage en drop D avec un rythme ternaire, mais ça sonne creux.
— En drop D ? répétai-je, un peu perdue.
Il sourit doucement.
— Tu descends ta corde de mi grave d’un ton. Ça te donne un son plus profond, plus lourd, presque folk.
— Ah ouais, genre... tum-tum-bloum, dis-je en mimant une rythmique avec la bouche.
Il éclate de rire en faisant tourner agilement le médiator dans sa main.
— Voilà. C’est pas académique, mais je vois ce que tu veux dire.
— Tu me parles d’académie, mais ce que t’as appris, c’est avec des clodos dans la rue !
— Ouais, bah ils étaient vachement pédagogues !
Je rigole un coup, puis j’attrape une des partitions et je me mets à fredonner une ligne mélodique. C’est bancal, pas très juste, mais il y a une sorte de logique instinctive dans ma voix, comme si le morceau voulait bien de moi.
— T’as pas joué depuis combien de temps ?
— Longtemps. Assez pour que mes doigts soient tout rouillés… mais pas assez pour oublier ce que ça fait quand une chanson vibre juste.
Il me regarde un instant, un peu plus sérieux.
— J’aime bien quand tu dis ça. Quand une chanson vibre juste.
— Parce que c’est vrai. C’est comme les gens. Tu sais quand ça sonne faux.
Un silence s’installe. Doux. Dense. Un peu flippant, mais pas désagréable.
Il reprend sa guitare et joue ce fameux passage en drop D. Je ferme les yeux, laisse mes doigts battre la mesure sur ma cuisse, ma voix trouve sa place sans trop réfléchir.
Ça marche. C’est fragile, encore à construire, mais ça marche. Et dans ses yeux, je vois qu’il le sent aussi. Il sourit, se gratte le haut du crâne, et la musique reprend doucement la place du vide entre nous.
Démon n’a pas bougé sur mes pieds. Sa queue bat doucement le rythme, et un soupir lui échappe, comme s’il avait tout compris. Je danse un peu sur place et vide le fond de ma bière. Quand on joue de la musique, l’alcool descend toujours trop vite à mon goût.
— Tu sais ce que je me dis ? lançai-je après un moment. Un truc plus lent, plus planant… ça collerait mieux avec le texte.
— Planant ? Il fronce les sourcils. Tu veux faire un morceau pour endormir les gens ?
— Pas endormir, juste… leur filer des frissons. Un truc qui prend aux tripes.
— Ouais mais moi je veux que ça claque. Que ça réveille. Que ça tape là, tu vois ? dit-il en tapant du poing contre sa poitrine.
— Rockeur jusqu’au bout des chaussettes dépareillées.
— Et fièrement, ouais !
On se regarde en coin, mi-sérieux, mi-moqueurs. Le débat est lancé.
On balance des noms, des styles, on défend nos goûts comme si on parlait de politique ou de religion. Lui cite du Nirvana, du Queens of the Stone Age, moi je parle d’Aurora, de London Grammar, d’ambiances qui montent en douceur et qui font frémir les tripes. On ne tombe pas d’accord, on hausse le ton, on rit et on s’engueule, à un moment on parle si fort que Démon relève vivement la tête et pousse un aboiement railler et grave. Mais c’est pas grave. En fait, je crois que j’aime bien ça. Ne pas penser pareil. Avoir des échanges plus énergiques, constructive, ça nourrit le truc entre nous, ça l’empêche de se ramollir, comme pour la musique, ça résonne et ça vibre.
Il recommence à jouer, obstiné. Je l’écoute, j’essaie de poser ma voix. Je cherche un rythme. Je tâtonne. Puis soudain, ça clique. Je trouve une mélodie. Simple. Juste. Elle tombe pile.
Alex s’arrête net, les yeux écarquillés. Il me fixe, puis recommence le passage, plus lentement cette fois. Je rechante, appuis sur ma voix, monte et descend, fait sonner les notes. À la troisième tentative, on chantonne tous les deux en même temps, un accord parfait, bordélique et magnifique.
Il bondit de son fauteuil comme un gosse.
— C’est dingue ! C’est parfait, putain !
Il finit sa bière d’un trait et file dans la cuisine, guitare encore coincée sous le bras, continuant à jouer inlassablement cette dernière partie. Je l’entends râler contre une bouteille vide qui traine par terre, puis fredonner comme un mec possédé par sa propre trouvaille.
Et moi je souris. Parce que ouais, on ne s’en sort pas trop mal tous les deux, que ce soit en amour ou en musique. Le temps file sans qu’on y pense. Une heure, peut-être même deux ou trois. Les aiguilles tournent, mais dans cette pièce où l’odeur de bière, de poussière et de musique sèche flotte en suspension, le temps semble ne plus obéir à rien. On discute à voix basse, à voix haute, par-dessus les accords, par dessous les rires. On affine certains passages comme si on sculptait quelque chose d’essentiel. On gratte des bouts de refrains avec la concentration fébrile des faussaires qui tentent de recréer un chef-d'œuvre perdu.
Les partitions s’empilent, s’éparpillent, se froissent. Elles se couvrent de ratures nerveuses, de flèches qui partent dans tous les sens, de petits griffonnages absurdes, une étoile, un smiley, un cœur barré, laissés là dans un coin du papier comme des pensées inconscientes. On laisse des commentaires moqueurs à la marge, on souligne des mots qu’on déteste, on entoure des bouts de phrases qu’on adore. On s’engueule pour un accord suspendu qui refuse de sonner comme il faut, on se réconcilie dans la seconde suivante sur un refrain à deux voix qui tombe juste, pile, presque sans qu’on comprenne comment.
Une bière, puis deux. Puis quatre. Les capsules jonchent le sol, roulent sous la table basse, cliquettent doucement comme une pluie métallique. Le pack de bières finit éventrer sous la table, éventré comme nous, rincé mais encore debout. Démon, lui, s’en fout royalement. Il roupille en boule contre le radiateur où il est allé se mettre loin du bruit de notre conversation, profondément indifférent à nos débats musicaux fiévreux. Son souffle régulier et son museau enfoncé sous sa patte rappellent qu’au moins une âme ici a compris comment vivre tranquille.
Alex loupe trois fois le même accord, lâche un « merde » bien senti qui fait écho entre les murs, et finit par soupirer longuement. Il repose la guitare contre un coin du mur avec un geste résigné, comme si elle lui en voulait personnellement. Il s’étire, bras levés, dos qui craque, puis se met à chercher quelque chose du regard, les sourcils froncés, comme s’il suivait une intuition. Il traverse la pièce, pousse un vieux carton, trifouille dans un placard à moitié ouvert. Quelques objets tombent, une boîte de thé périmée atterrit au sol sans que personne ne s’en préoccupe.
Puis il met la main sur ce qu’il cherchait. Un vieux poste CD, jauni, rayé, cabossé par le temps, qu’il enclenche d’un geste sûr. Le lecteur grésille un peu, proteste, puis obéit. Une musique instrumentale commence à tourner, un peu rock, un peu bancale, aux riffs hésitants et à la batterie lo-fi. Ça colle parfaitement avec le décor et notre état d’esprit.
Sans un mot, Alex disparaît une seconde derrière un autre placard. Il fouille, s’agite, grogne légèrement, soulève un peu la poussière qui danse dans la lumière de ces lampes dépareiller disséminer aux quatre coins de la pièce, puis ressort triomphalement, tel un chasseur victorien, une bouteille à la main. Une bouteille ambrée, poussiéreuse, qui n’a clairement pas vu la lumière depuis des années. Il l’agite devant mon nez avec un regard brillant de malice.
— Whisky. Enfin, je crois. Tu veux, ou c’est trop fort pour une fille comme toi ?
Je hausse un sourcil, l’air de dire « vraiment ? », et je lui arrache la bouteille des mains sans prendre la peine de répondre.
Je débouche, un clac sec, l’odeur me monte au nez comme un avertissement. Je hume, j’hésite une microseconde, puis je bois une gorgée.
La brûlure est immédiate. Elle me traverse comme un éclair, allume un feu instantané dans ma gorge, dans ma poitrine, jusqu’à mes oreilles. Je tousse comme une cheminée mal ramonée, les yeux plissés, les poumons en feu, ma dignité perdus quelque part entre deux spasmes. Alex éclate de rire, hilare, sans même chercher à cacher sa joie.
— J’te l’avais dit… c’est pas pour les fillettes !
Il récupère la bouteille avec fierté, s’installe à côté de moi sur le canapé, et lève le coude comme s’il s’apprêtait à entrer dans l’histoire. Sa gorgée est longue, trop confiante. Il ne tient pas deux secondes avant de devenir rouge comme une pivoine alcoolisée, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte. Il tente de garder contenance mais finit par tousser lui aussi après avoir difficilement avaler sa gorgé, pris dans la même tempête brûlante.
— C’est quoi cette merde ?! balance-t-il entre deux quintes de toux.
J’éclate d’un rire cassé par la toux, penchée en avant, la main sur le ventre, le souffle coupé par l’absurdité de la scène.
Il regarde la bouteille, me regarde, regarde la bouteille à nouveau, incrédule. Je lance après m’être calmé :
— Attends… c’est pas du whisky.
— Ah non, ça… c’est de la sorcellerie.
— C’est un mélange maison ?
— Ou un piège à humains.
On finit tous les deux à fixer le liquide sombre à l’intérieur comme s’il allait nous parler. Il a une consistance suspecte, une couleur trop dense, un reflet louche sous la lumière. Mais évidemment, comme les idiots qu’on est, on recommence à en boire. À petits coups d’abord, en grimaces discrètes, puis à peine plus. On s’y fait. Presque. Et à ce stade, franchement, on n’est plus à ça près.
Le reste de la soirée se dilue doucement, comme une aquarelle trop mouillée. Nos rires, nos anecdotes absurdes, nos souvenirs mal rangés remplissent la pièce. Alex ressort des CD qu’il rangeait dans une vieille boîte à chaussures, des compils faites maison, gravées à la hâte, annotées au feutre noir. Il me fait écouter du rock crasseux, des pépites grunges oubliées, un album acoustique enregistré « dans la salle de bain d’un pote », je le crois à moitié, mais c’est pas la peine de remettre ça en question.
Puis vient mon tour. Je sors mon MP3 de ma poche. Celui qu’il m’a offert. Celui que j’ai baptisé « le chasseur de cauchemars ». Celui qui ne me quitte jamais. Je le branche aux enceintes, et d’un coup, la musique change d’univers.
Des voix aériennes, des nappes sonores étranges, des harmonies lentes et rampantes. Des mélodies qui ne se laissent pas attraper tout de suite. Elles glissent sous la peau, serpentent doucement, s’installent sans prévenir.
— C’est quoi, ça ? demande-t-il, intrigué.
— C’est une balade dans mon cerveau. Tu montes ou tu descends, c’est toi qui choisis.
Il sourit. Un sourire fatigué, un peu flou, mais sincère. On est complètement bourrés, les cheveux en bataille, les fringues froissées, la pièce sens dessus dessous. Et pourtant, tout est à sa place. Même nous.
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