Chap 1 partie 3 - La rencontre
Dehors, le ciel est d’un bleu magnifique, et une douce brise entre par ma fenêtre, apportant avec elle des senteurs fleuries. J’ouvre mon armoire, cherchant quoi mettre. J’ai envie de quelque chose de léger. J’en sors donc une petite robe bleu marine qui m’arrive aux genoux, avec un col rond et des bretelles épaisses. Ça fait tellement longtemps que je ne l’ai pas mise…
Je la passe par-dessus ma tête, la réajuste sur mon buste plat, lisse les plis sur mes jambes, puis ferme la fermeture éclair et… miracle, elle me va encore. J’enfile rapidement mes sous-vêtements blancs et descends tout aussi vite les escaliers, mettant au passage une petite veste en jean clair.
Une agréable odeur de café m’accueille, et je fronce les sourcils.
— Papa ?
— Oui ?
— Comment ça se fait que tu sois déjà debout ? lui demandé-je en entrant dans la cuisine.
— Cette nuit, j’ai entendu une petite souris sortir d’ici, et ce matin, j’ai voulu m’assurer qu’elle était bien retournée dans son trou.
Il me jette un regard en coin, non sans sourire. Il n’a pas l’air en colère, mais autant tout lui dire pour ne rien lui cacher. De toute façon, mon père est trop futé pour ne pas deviner ce qui m’est arrivé.
— Excuse-moi… Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis sortie courir…
— Mmmh, mouais. Bon, je n’aime pas trop te savoir dans les rues aussi tard. Mais quand j’ai vu la lumière sous ta porte ce matin, ça m’a rassuré. Je me suis dit que tu allais bien.
— Excuse-moi…
Il dépose une tasse de café fumante devant moi avant de se glisser derrière ma chaise. Je n’ai même pas le temps de la prendre qu’il glisse brusquement ses mains sous mes bras et sur mes côtes, déclenchant une avalanche de chatouilles.
Je pousse un cri de surprise et me mets à rire comme une dinde en me tortillant sur ma chaise.
— Papa… pi… pitié !!! Tu sais bien que… que je crains vachement les… les chatouilles !!!!!
Mais il continue, encore et encore, jubilant comme un gamin. Moqueur et taquin comme toujours, il pousse même des rires victorieux dignes d’un méchant de série Z.
N’en pouvant plus, je me retourne brusquement pour tenter de le faire basculer, mais la seule chose qui bascule… c’est ma tasse de café.
Le bruit sec de la céramique brisée nous fige tous les deux.
— Oh non… C’était ma tasse préférée… couinai-je en me penchant pour constater l’étendue des dégâts.
— J’y suis pour rien, j’y suis pour rien ! s’exclame-t-il avant de détaler vers le salon, les mains en l’air, hilare.
Je soupire en me levant et vais chercher le balai et la serpillière. Une fois le carnage nettoyé, j’essuie mon front dégoulinant de sueur et repose le matériel dans un coin de la pièce. Je me sers une nouvelle tasse de café bien chaud et m’assois à nouveau.
Je masse un peu mes jambes. La course de cette nuit a peut-être été un peu trop physique. Elles sont courbaturées, et ça m’arrive de plus en plus souvent. Il faudra que je fasse de meilleurs étirements.
Je commence à peine à boire une gorgée quand je manque de m’étouffer en voyant l’heure.
— Non, non, je vais être en retard !!!
Je pose ma tasse si brusquement que du café éclabousse la table. Tant pis, papa s’en occupera !
Je fonce vers l’entrée, manque de me ramasser sur un chausson orphelin et enfile mes chaussures à la hâte en criant :
— Bon sang, papa, ton chausson !
— Désolé ! crie-t-il depuis le salon, pas plus alerté que ça par la vague de panique qui m’avait submergée.
Un vrai gamin.
Poussant un énième soupir, je prends mon sac et ouvre la porte. Je n’ai même pas eu le temps de prendre mon petit-déjeuner !
— À ce soir !!!
Sans attendre sa réponse, je claque la porte et me mets à courir vers le lycée.
Malheureusement, j’étais en retard… et le portail était fermé. Mais depuis quand ils ferment le lycée pendant les heures de cours ?!
Je scrute le portail de haut en bas, cherchant une solution. Et il a fallu que je mette une robe aujourd’hui, bien sûr… Impossible de passer entre les barreaux. Personne ne semble dans les parages pour m’ouvrir. Il ne me reste plus qu’une option : escalader.
Prenant mon courage et ma robe à deux mains, je grimpe aux barreaux. Heureusement, le portail ne fait que trois mètres. Je ne mets pas longtemps à atteindre le sommet, mais alors que je m’apprête à sauter de l’autre côté… évidemment, ma robe se coince dans l’un des pics en fer forgé.
J’essaie désespérément de la dégager sans la déchirer, mais elle ne cède pas.
— Oh non, pitié… Elle est coincée… Putain, sérieux, qu’est-ce qui pourrait être pire ?!
Tandis que je rage, perchée comme une idiote sur ce foutu portail, je ne remarque pas tout de suite le regard d’acier posé sur moi avec amusement.
— Tu veux un coup de main ?
Je sursaute violemment, manquant de basculer en arrière. En baissant les yeux, je pâlis aussitôt. Alex me fixe, l’air amusé. Sans attendre ma réponse, il commence à escalader le portail et s’arrête à mon niveau.
— Alors, un coup de main ?
— Heu… je veux bien… balbutiai-je.
Son sourire s’agrandit et, sans prévenir, il saute en bas du portail.
— En fait, je vais te laisser galérer, c’est trop drôle à voir !
Puis il repart tranquillement vers l’entrée, sans même se retourner. Je sens mes joues s’embraser, ma bouche s’ouvrir en grand.
Non mais… pour qui il se prend, cet abruti ?! Bon merde, j’en ai marre.
Je sors les ciseaux de mon sac, attrape le bas de ma robe et coupe net le tissu coincé. Une fois libérée, je saute en bas du portail et jette un regard à ma tenue.
— Oh, ça va… On dirait juste que j’ai une robe fendue, maintenant…
Un ricanement sarcastique m’échappe alors que je me dirige vers le bâtiment. Curieusement, ce même rire résonne derrière moi. Je me fige en croisant la directrice, postée devant l’entrée, bras croisés.
— Mademoiselle Sophie ?! Il est 8 h 23, où croyez-vous donc être ? Ici, on arrive à l’heure !
— Excusez-moi, madame, mais le portail était fermé, alors…
— Je ne veux pas entendre d’excuses. Le cours est bien trop avancé pour que vous y alliez. Je vous demande donc de vous rendre en salle de colle jusqu’à la fin de l’heure.
— Mais madame…
Son regard noir suffirait à faire frémir un bélier. Il me coupe net. Super. Je traîne les pieds jusqu’à la salle de colle, maudissant cette directrice. En entrant, je sens mon moral s’effondrer un peu plus. Alex, affalé sur sa table, dort paisiblement.
Mais qu’est-ce que j’ai fait de mal pour mériter ça ?!
Je m’assois discrètement au premier rang, espérant qu’il dorme jusqu’à la fin de l’heure. Je sors mon calepin et commence à dessiner, faute de mieux.
Après quelques instants d’hésitation, mon crayon trace un gros chat allongé sur les genoux d’un garçon. Une fois encore, la question du visage du jeune homme s’impose à moi. À quoi devrait-il ressembler ? Cheveux longs ? Nez droit ? Yeux en amande ? Une bouche fine ?
L’inspiration me manque. La cloche me fait sursauter, me coupant dans mes tergiversations. C’est là que je le remarque. Alex, assis à califourchon sur la chaise à côté de moi, observe mon dessin avec un demi-sourire, à moitié caché par sa main.
Je plaque ma main sur ma feuille et relève les yeux vers lui. Il me fixe toujours, amusé.
J’étire un sourire faux.
— Tu veux quelque chose ? lancé-je.
— Non. C’est qui, le garçon que tu dessines ?
— Personne.
Il semble déçu… ou peut-être satisfait du petit effet d’exaspération qu’il provoque en moi. Je ne saurais dire. Son visage est tellement difficile à déchiffrer… Quand le silence devient trop pesant, je range mon carnet, glisse mon crayon dans ma trousse et sors de la salle, ignorant totalement Alex derrière moi. C’est dans un flou de fatigue que la matinée défile, jusqu’à l’arrivée de l’heure du déjeuner.
Pour mon plus grand plaisir, deux de nos trois cours de l’après-midi sont annulés, ce qui me permet de dormir quatre précieuses heures. Je me dirige donc vers mon petit coin du jardin. Je m’assois, grignote un morceau et… sens une goutte me tomber sur le nez. Je lève la tête vers le ciel. Il est gris. Des éclairs commencent à zébrer doucement l’horizon. De gros nuages noirs s’amoncellent, assombrissant encore plus l’atmosphère.
— Non mais c’est une blague ?!
Je râle comme un charognard devant cette journée pourrie et l’enchaînement de catastrophes qui s’acharnent sur moi. Agacée, je me lève rapidement et retourne vers le bâtiment.
La chaleur étouffante des corps et le brouhaha assourdissant des élèves m’assaillent aussitôt. Super…
Je cherche frénétiquement un endroit calme pour dormir ou au moins me reposer, mais partout où je vais, c’est envahi de monde et de bruit. Finalement, je croise Emma, accompagnée de Marie et Vivianne.
— Salut, les filles ! lancé-je.
— Salut, répondent Emma et Marie en chœur.
— Bonjour, tu vas bien ? me demande Vivianne, l’air inquiète.
— Oui, pourquoi ?
— Ben, t’es très pâle, remarque Emma. Tu n’as pas bien dormi cette nuit ?
— Heu… Si, si, mais il fait très chaud ici, j’étouffe un peu.
— Tu sais qu’on n’a pas cours cet après-midi ? intervient Marie avec un sourire. Le seul prof encore présent a finalement annoncé qu’il ne pouvait pas.
— L’année vient de commencer et y a déjà des profs absents, c’est fou, réplique Emma.
— C’est clair. Mais ça fait au moins une bonne nouvelle aujourd’hui. Je laisse échapper un soupir de soulagement. Ben moi, je rentre alors. À demain, les filles !
— Oh, attends ! s’exclame Emma. On allait faire du shopping, tu ne veux pas venir ?
— Ah, j’aurais bien aimé mais… J’ai plein de boulot à faire. Une prochaine fois.
Elles me sourient toutes les trois, me rassurant que ce n’est pas grave, puis elles se retournent et s’enfoncent dans la foule.
Je sors du lycée, et la pluie commence doucement à tomber. Ma robe se trempe rapidement, collant désagréablement à ma peau. Je referme ma veste et presse le pas. Dans la rue, les gens courent se mettre à l’abri sous leur parapluie. En repassant devant la maison de cette nuit, je repense à ma course effrénée avec l’inconnu. C’était quoi, cette histoire ? J’allais reprendre ma route quand un vertige me cloue sur place.
Brusquement, j’ai du mal à respirer. Des étoiles dansent devant mes yeux. Une voix retentit derrière moi, mais quand je tourne la tête, le mouvement accentue mon malaise.
Je bascule.
La seule chose que je ressens avant de sombrer, ce sont des bras forts qui m’attrapent par la taille et la chaleur d’un buste contre ma joue.
« Je cours. Quelqu’un… ou quelque chose me pourchasse. Mes pieds frappent violemment le sol, chaque pas résonne comme une détonation dans l’immensité silencieuse de cette forêt. Les arbres défilent autour de moi, sombres et menaçants, leurs branches s’écartent à mon passage comme si la nature elle-même me traçait un chemin. L’air est glacial. Il s’engouffre brutalement dans mes poumons, brûle ma gorge à chaque inspiration. Mes jambes, lourdes de fatigue, me supplient d’arrêter. Mais je ne peux pas. Derrière moi, cette présence invisible me glace le sang. Pourquoi ? Pourquoi me pourchasse-t-elle ? Qui est-ce ? Que me veut-elle ?! La panique m’étreint, serre ma poitrine jusqu’à l’étouffement. J’ai peur. Tellement peur. Mon cœur bat à tout rompre, tambourine contre mes côtes comme s’il voulait s’enfuir lui aussi.
— Au secours ! À l’aide !!! Ma voix fend l’air, se brise contre les troncs d’arbres et s’évanouit dans la nuit.
Seul l’écho me répond. Le silence qui s’ensuit est terrifiant. Au-dessus de moi, la lune projette des ombres difformes sur le sol. Des silhouettes cauchemardesques qui semblent se mouvoir dans l’obscurité, prêtes à m’engloutir.
Et soudain… le vide.
Le sol disparaît sous mes pieds. Je chute. L’air est aspiré hors de mes poumons alors que je plonge dans un gouffre noir. L’impact est brutal. Une nappe glaciale m’entoure aussitôt. L’eau s’insinue dans mes vêtements, enveloppe mon corps d’une morsure insupportable, je veux bouger, remonter, respirer, mais mes membres sont raides, ankylosés. Comme figés. La panique me submerge.
Je flotte. Ou plutôt… je sombre. L’eau, d’abord glaciale, devient tiède. Presque agréable. Je ferme les yeux. Laisse-toi aller…
Un bruit. Un éclat dans le silence.
Je rouvre brusquement les yeux, le souffle coupé, l’eau autour de moi change. Elle rougit. D’abord par fines volutes, comme une encre se diluant dans un verre, puis c’est une marée, une marée sombre et épaisse, le rouge m’entoure, et alors, je le vois.
Un corps. Il coule lentement vers les profondeurs, mes entrailles se tordent. Je tente de reculer, de fuir cette vision d’horreur, mais mon corps ne bouge pas. Je suis piégée. Mon regard, figé sur la silhouette qui descend inexorablement, distingue enfin ses traits. Une femme. Grande. Élégante. De longs cheveux blonds flottent autour d’elle comme une auréole dorée, sa robe blanche danse dans l’eau, virevolte avec grâce…
Du sang, il s’échappe d’elle en rubans écarlates, se mêle à l’eau, m’enveloppe dans un linceul de peur.
Et soudain, elle se tourne vers moi. Ses yeux vides m’accrochent, un cri m’échappe, un hurlement muet qui se perd dans les abysses, je ferme les yeux aussi forts que possible. Ne pas regarder. Ne pas voir. Mais je sens sa présence. Tout près. Trop près. »
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