Chap 2 partie 3 - Le zénith

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Je ne sais pas trop combien de temps on reste comme ça, juste à se balancer imperceptiblement sur la musique, nos respirations presque en écho.
Mon cœur pulse en même temps que les basses, et la chaleur me gagne. Je passe ma main sur mon front et essuie la fine pellicule de transpiration.

— Pourquoi... ?

Il hésite un instant avant de continuer, dégageant doucement son bras de mon emprise et glissant sa main sur la mienne. Son contact est chaud, légèrement moite.
— Pourquoi tu m’as... arrêtée ?

Sa voix est hésitante, ses mots flous, comme s’il n’était pas certain de vouloir entendre la réponse.
Je pince les lèvres, cherchant mes mots.
— Je… Je ne voulais pas que tu aies des problèmes.
Il laisse échapper un léger rire, sans joie.
— Y aurait pas eu de problème, lance-t-il d’un ton dur.
Je fronce les sourcils.
— Ah ouais ? Parce que tabasser un mec en pleine soirée, c’est jamais un problème ?

Il ne répond pas tout de suite. Son regard dérive un instant sur la foule avant de revenir sur moi, indéchiffrable.
— Il l’aurait mérité.
— Peut-être, mais je n’aime pas la violence…

Ma voix est plus douce. Je le regarde avec sincérité, tentant de lui faire comprendre que ce n’était pas contre lui. Que malgré tout, je lui suis reconnaissante.
Mon regard le remercie de m’avoir sortie des pattes de ce salaud.

Il ne dit rien, mais je le vois serrer la mâchoire avant de se rapprocher légèrement. Il passe sa langue sur ses lèvres, lentement. Un geste inconscient ? Un réflexe ?
Cette proximité me gêne soudain, mais je ne bouge pas, encore engourdie par ce qui m’est arrivé.
Sa chemise frotte presque le haut de ma robe, et je vois quelques gouttes de sueur couler le long de sa mâchoire pour aller mourir sur le col de sa chemise.
Mon regard reste accroché un instant à ce détail, troublée par ma propre réaction.

— Moi, je l’utilise que quand y’a pas d’autre moyen, je réplique.
— Ben moi, je le fais quand j’en ai envie...

Son ton est tranchant, presque provocateur.
— Ouais, je vois ça.

Je détourne brièvement le regard, cherchant quoi ajouter.
— D’ailleurs, je suis désolée pour l’autre fois.
Il plisse les yeux, intrigué.
— Hein ?
— Quand je t’ai plaqué au sol, lui dis-je en rigolant face à son expression perplexe.
— Oh !!! J’avais complètement oublié.

Un sourire furtif passe sur son visage avant de disparaître aussitôt. Un instant, la tension se relâche, puis elle revient aussi vite. Il fait une pause en se reculant un peu, me regardant de haut en bas, comme s’il m’analysait.
Son regard glisse sur moi lentement, presque calculateur. J’ai l’impression d’être nue sous ses yeux, qui se sont assombris.

— Faut dire que tu restes pas dans les mémoires, t’es tellement invisible.

Un silence.

J’en ai le souffle coupé. Mon estomac se contracte instinctivement, comme si ses mots m’avaient frappée en plein dedans.
Pendant une seconde, je ne réagis pas, mon esprit peinant à assimiler ce qu’il vient de dire. Je cherche quelque chose à répondre : une réplique cinglante, un rire nerveux, n’importe quoi. Mais rien ne vient.

Puis, d’un geste brusque, je dégage ma main de la sienne, comme si son contact venait de me brûler. Mon regard le fusille sur place, haineux et blessé. Il hausse les épaules, semblant ne pas s’en préoccuper, ne pas peser ses mots, et part dans la direction opposée, me laissant pantelante.
Pourquoi me dire ça ? Juste pour blesser ? Ou est-ce une manière tordue de me tester ?
Il me faut quelques instants pour vraiment comprendre la scène.

Alors, je me sens bouillir comme une théière et, sans perdre de temps, je fonce à sa suite, bousculant les gens sur mon passage. Trop remontée pour m’excuser, je finis par le rattraper. Il est appuyé contre le mur, en train de discuter avec une jolie blonde.
On peut dire qu’il ne perd pas de temps. Je serre les dents. C’est quoi son problème ?

Pire encore, ces changements de caractère me mettent hors de moi.
Un moment, il est infect, me balançant saleté sur saleté, et celui d’après, il se montre agréable et protecteur. À croire qu’il est bipolaire. Toute cette situation me laisse un goût amer dans la bouche, et je me repasse en mémoire tous les regards qu’il m’a lancés : tantôt amicaux, tantôt ennuyés, tantôt désintéressés.
Je pousse un soupir tout en regardant autour de moi, cherchant un moyen de me venger.
Je ne supporte pas l’idée de le laisser filer cette fois-ci.

Et soudain, l’illumination. Je me dirige vers le bar, où un nouveau barman a pris place. Ils doivent se relayer comme dans un marathon, à croire qu’ils sont des dizaines à attendre leur tour en file indienne.
Je me penche vers lui et lui demande un grand verre de son alcool le plus fort.

J’apporte le verre à mes lèvres une fois qu’il me le tend.
Le goût trop âcre me fait grimacer et plisser le nez. Parfait. Je me retourne vers Alex, toujours adossé au mur avec sa blonde. Il est penché vers elle et la dévore des yeux... ou plutôt, il dévore des yeux sa poitrine à peine couverte par son haut.
Ils sont tellement proches qu’on dirait qu’ils sont à deux doigts de s’embrasser contre le mur. En m’approchant, je finis par la reconnaître. C’est Sarah.
Avec ses longs cheveux blonds ondulants, ses grands yeux bleus et ses formes opulentes, elle a ce genre de beauté qui attire immédiatement les regards.
Elle est peut-être sympa, mais c’est typiquement le genre de fille que je déteste.
Le genre sûr de son effet, qui attire les mecs sans même s’en rendre compte et qui dénigre les autres filles pour se glorifier.

Je me dirige vers eux, regardant autour de moi l’air de rien, bougeant mes hanches au rythme de la musique.
Arrivée à leur hauteur, je fais semblant de trébucher et renverse tout le contenu de mon verre sur Alex, qui pousse un grognement rageur en se reculant. Sarah pousse un cri strident, digne des filles qui se font égorger en premier dans les films d’horreur.
Elle passe ses mains sur son haut et son pantalon, si serré qu’on devine le string en dessous.
Je retiens un sourire. Deux pour le prix d’un.

— Oups, excuse-moi, Alex. Mais faut dire que t’es le genre de personne qu’on ne remarque pas. T’es tellement invisible.

Il me fixe de ses yeux écarquillés par la stupeur et tire sur son haut détrempé et collant.
Son expression vaut tout l’or du monde. Touché.

Un frisson d’excitation me parcourt.
Une part de moi veut croire que c’est une victoire totale, mais une autre se demande si je n’ai pas un peu trop poussé le jeu.
Trop tard pour reculer.

Je lui souris de toutes mes dents, laisse tomber le verre à leurs pieds et me détourne d’eux, le menton relevé. Je ne lui laisse pas l’occasion de répondre, ni même de rattraper la situation.
Derrière moi, j’entends Sarah pestiférer, s’agiter, sans doute en train d’essayer d’éponger son haut avec une indignation exagérée.
Son cri suraigu résonne encore à mes oreilles et, malgré moi, un rire satisfait m’échappe.

Arrivée au bar, Emma, qui a délaissé la piste de danse, me regarde avec de gros yeux, un sourire à moitié dissimulé derrière son verre.
— Toi, t’as encore fait une connerie, constate-t-elle avant même que j’ouvre la bouche.

Je m’accoude au comptoir et lui fais un rapide récapitulatif de cette dernière heure.
À mesure que je parle, je vois ses yeux s’agrandir, puis, soudain, elle éclate de rire, la tête en arrière, secouée d’un fou rire incontrôlable.
Son verre manque de lui glisser des mains, et elle se rattrape de justesse, hilare.
— Non mais… sérieux… toi ! s’exclame-t-elle entre deux hoquets.

Je me mords la lèvre, oscillant entre fierté et légère appréhension. Et si j’étais allée trop loin ? Emma se redresse, encore secouée de rires, et pose une main sur son ventre, reprenant son souffle. Son mouvement attire brièvement l’attention autour de nous, et je remarque quelques regards glisser sur son décolleté, mis en valeur par sa posture. Elle ne semble pas s’en soucier une seconde.

Je ne peux m’empêcher de rire à mon tour. Après tout, autant assumer jusqu’au bout.
Je ris avec elle, oubliant le passage avec Thomas.
— Ça n’a pas dû être de tout repos.
— Non, effectivement.
J’hausse les épaules.
— Mais bon, face aux idiots, y’a pas trente mille solutions.
— Ouaip, réplique-t-elle en engloutissant la fin de son verre.
— Tu veux pas aller danser encore ?
— Carrément !

Elle dit quelque chose au blond qui ne l’a toujours pas quittée et part vers la piste de danse. Prise de pitié par le regard de biche du garçon, je me penche vers lui, posant ma main sur son bras pour qu’il me regarde. Il a de beaux yeux marron en amande, qui lui donnent un air tendre mais naïf.
— Elle a un mec, et elle est pas douée pour se rendre compte qu’on la drague. Désolée...

Son regard se ternit, mais il me remercie et me sourit tristement avant de partir dans une direction inconnue. Le pauvre… Il n’est pas le premier et ne sera pas le dernier.
Emma est trop gentille et pense, à tort, que puisqu’elle est en couple, les mecs vont rester loin d’elle — qu’ils soient au courant ou pas.

Je me tourne vers la piste de danse et rentre par mégarde dans quelqu’un.
Décidément, je ne suis pas douée ce soir.
— Oups, désolée, lançai-je.
— Ne t’en fais pas, Sophie.

Je lève les yeux, surprise, et découvre alors Antoine dans une chemise légère blanche et un pantalon de smoking sombre.
Peut-être un peu chic pour ce genre de soirée, mais bon sang, que ça lui va bien !
Son sourire déclenche le mien. Il a les yeux qui pétillent de malice, ce genre de regard qui trahit une énergie contenue, un amusement discret, comme s’il observait tout ce qui se passe autour de lui avec une certaine distance.

— Hey, salut ! Ça va ?
Il tangue légèrement tout en me regardant fixement.
Il serre un peu plus son verre dans sa main, l’air de se concentrer pour ne pas chanceler.
L’alcool fait autant de ravages chez lui que chez moi, et je dois m’accrocher à son bras, manquant de perdre l’équilibre sur mes talons, qui commencent d’ailleurs à me faire mal aux pieds.
— Très bien, et toi ? Tu t’amuses ?
— Oui, beaucoup, même si j’ai eu un petit accrochage. Mais ça s’est arrangé.
— Oh, est-ce vrai ?
— Oui, avec un certain Thomas…

Il fronce légèrement les sourcils avant de hocher la tête.
— Oh... Je le connais, et il n’a vraiment pas une bonne réputation. Je comprends d’ailleurs pas comment il a bien pu s’incruster ici.
— Sais pas.

Antoine allait répondre, mais un cri nous coupe.
— Hey !

Emma nous rejoint, les joues rouges, essoufflée, probablement après avoir dansé trop longtemps sans s’arrêter.
— Regarde qui j’ai rencontré !
— Oh, Antoine !

Sans hésitation, elle se jette dans ses bras, avec la spontanéité qui la caractérise.
— Bon... Bonsoir, Emma, comment vas-tu ?
— Au poil !

Je lève les yeux au ciel en souriant. Emma a toujours eu cette énergie débordante, qui ressort encore plus lorsqu’elle a bu.
— Emma, lâche-le ! Je sais que t’es du genre tactile quand t’es saoule, mais bon…
— Oh mince…
Elle le lâche aussitôt, riant légèrement de sa propre maladresse.

— Désolée, Antoine, je ne veux… pas t'embarrasser… dit-elle en gloussant.
— Ne t’en fais pas. Je crois que je commence à comprendre ton style.

Son ton est léger, sans la moindre gêne, et Emma rit de plus belle.
— Nous ne nous connaissons pas depuis longtemps, mais je sais que tu sors avec mon frère !
— Quoi ?!
Nous disons d’une même voix.
— Maxime est ton frère ?! s’empresse-t-elle d’ajouter.
— Oui. Il ne t’a pas dit qu’il avait un frère ?
— Si, mais… je ne m’attendais pas à ce que… ce soit… ben, toi !

Elle plaque ses mains sur son visage avant de lâcher un rire mi-amusé, mi-déconcerté.
— Tu ne trouves pas que nous nous ressemblons ? On nous l’a souvent dit.
— C’est vrai que vous vous ressemblez… Il m’a dit que son frère faisait des études à Londres, c’est vrai ?
— Oui. Je veux devenir compositeur et j’y suis allé pendant mes années de collège pour parfaire mon anglais et ma maîtrise des textes.
— C’est super, je réplique , heureuse de rencontrer un amoureux de la musique comme moi.
J’adore la musique, moi aussi. Londres devait être un endroit merveilleux…
— Oh oui, la ville est emplie de mystère et d’histoire, et la musique court ces rues de long en large et…
— Décidément, la famille s’agrandit ! hurle presque Emma en éclatant de rire, coupant court à notre début de conversation.

Antoine lui sourit à son tour en rigolant, se passe une main dans les cheveux, comme s’il n’est pas encore habitué à l’idée que sa famille s’agrandisse socialement aussi vite qu’Emma le décrète.
Je lance alors :
— Vous ne voulez pas aller boire un verre ? J’ai plus envie de danser, puis il fait trop chaud…
— Avec joie, nous lance Antoine tandis qu’Emma passe son bras sous le mien.
— Un autre shooter alors !!! décrète Emma en riant toujours.

C’est ainsi que nous nous dirigeons tous les trois vers le bar.
L’ambiance est toujours aussi électrique, mais il y a moins de monde agglutiné autour du comptoir qu’un peu plus tôt, et j’en suis soulagée.
Les verres vides s’entassent sur le bois verni, et le barman, un brun aux bras tatoués — encore un nouveau — s’active à remplir des shooters à la chaîne pour un groupe bruyant à notre gauche. Je secoue légèrement le bas de ma robe, tentant d’évacuer un peu de chaleur. Sérieusement, il n’y a zéro fenêtre ouverte dans cette baraque ?
L’air est lourd, saturé d’alcool et de sueur, et chaque bouffée semble plus étouffante que la précédente. Je ne sais pas combien de fois je me suis posé la question, mais certainement beaucoup trop.

Une fois nos verres en main, nous nous éloignons légèrement du bar, nous trémoussant doucement au rythme de la musique.
La basse vibre jusque dans ma cage thoracique, et je sens l’ivresse me détendre, rendant les conversations plus fluides, plus légères.

On parle de tout et de rien.
Antoine me raconte ses études, sa passion pour la musique, ses projets.
Plus il parle de Londres, plus je m’imagine déambuler dans ses rues pavées, entourée de cette effervescence artistique qu’il décrit avec tant d’enthousiasme. Il évoque les petits cafés où il aime s’asseoir pour écrire, les concerts improvisés dans les parcs, l’inspiration qu’il puise dans chaque recoin de la ville. Il parle aussi un peu d’Alex, de leur rencontre à un concert et de l’alchimie qui est née entre eux depuis.
J’ai du mal à imaginer Alex à Londres. J’apprends plus tard qu’il y a été envoyé en pensionnat par son père.

Trois semaines que les cours ont repris, et je sens déjà le quotidien reprendre son emprise sur moi. Les horaires fixes, les obligations, les cours qui s’enchaînent…
Pourtant, dans cette soirée, en écoutant Antoine parler, j’ai l’impression d’une parenthèse, d’une ouverture vers un ailleurs plus vaste, plus prometteur.

J’apprécie de plus en plus Antoine. Il a cette douceur naturelle, ce charisme tranquille qui le rend immédiatement attachant. Il s’entend bien avec tout le monde, a déjà tissé des liens avec la plupart des élèves. Peut-être parce qu’il ne cherche pas à impressionner, qu’il ne joue aucun rôle. Tout l’opposé d’Alex.

Difficile de comprendre comment deux personnes aussi différentes peuvent s’entendre.
Autant Antoine semble sincère et posé, autant Alex est une contradiction ambulante.
À peine avons-nous commencé les cours qu’il s’est déjà mis à dos plusieurs profs, arborant ce petit sourire insolent qui lui vaut à la fois des regards exaspérés et des soupirs admiratifs. Il est du genre à provoquer juste pour voir les réactions, à tester les limites sans jamais vraiment les franchir. Et bien sûr, il a un succès fou. Le genre de mec qui peut dire les pires conneries et s’en sortir avec un sourire.

Il faudra que je pose la question à Antoine un jour, quand nous nous connaîtrons mieux.
Comment voit-il Alex, lui ? Est-il aveugle à ses défauts ou bien les accepte-t-il malgré tout ?

Je jette un coup d’œil à Emma, qui rit en racontant une anecdote absurde, puis à Antoine, dont le regard pétille sous l’effet de l’alcool et de l’ambiance festive.
Une pensée me traverse l’esprit, fugace mais tenace : je me sens bien. À ma place. Ici, entre eux deux. Aussi étrange que cela puisse paraître.

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