Chap 3 partie 3 - Le réveil

10 minutes de lecture

Alex regarde un peu partout d’un air décontracté. Ses yeux finissent néanmoins par se poser sur moi, et, comme toujours, j’ai l’impression que ma peau me brûle. Il s’avance vers moi, un sourire qui n’annonce rien de bon aux lèvres, et s’arrête net à un pas de moi. Je peux presque sentir son odeur, mélange de cigarette et de dentifrice à la menthe.

— Alors, bien dormi, fillette ?

Il a décidé, depuis maintenant un mois, que j’étais son nouveau joujou, et ne cesse de me tourner autour en me lançant des piques. Je n’y prête pas attention, et je me suis même entraînée avec Emma à le rembarrer. Notre petit jeu commence à être bien rodé, autant de mon côté que du sien.

— Bonjour Alex. Je vais bien, et toi, comment vas-tu ?

— Pfff, comme un lundi… mal, quoi. Qu’est-ce que tu fais toute seule à cette heure-ci ?

— Rien, mentis-je, car je sais qu’il va se foutre de moi avec mes dessins. Et toi ? On ne peut pas dire que tu sois du matin. Enfin, on pourrait même dire que tu n’es pas de la journée tout court, mais bon…

— Ouche ! Touché en plein cœur !

Il pose sa main sur son torse et me fait une grimace de souffrance. Je soupire, excédée, et me lève, ne supportant qu’à moitié son sarcasme si tôt le matin.

— Oh, mais tu vas pas me faire la gueule, en plus ! Tu devrais être honorée que je te parle, toutes les filles du bahut crèveraient d’être à ta place.

— Si tu le dis.

Je saisis mon sac sous le banc et pars vers chez Emma. Il est 6 h 30 passées, je peux sans doute prendre un petit déjeuner chez elle.

— Décidément, t’es pas marrante comme meuf. Super coincée, je dirais même.

Je fais volte-face pour lui jeter un regard noir.

Décidément, il me met dans tous mes états. J’ai beau râler, dire qu’il m’agace, qu’il m’horripile, que c’est un emmerdeur doublé d’une mauvaise langue… au fond de moi, je suis heureuse. Heureuse, parce que j’ai compris depuis bien longtemps qu’Alex n’est infect qu’avec les personnes qu’il apprécie un minimum. Cette constatation me fait sourire malgré moi. Il n’y a pas le moindre doute : je craque complètement sur lui.

Je suis sans doute masochiste d’aimer un gars qui passe le plus clair de son temps à me piquer. Mais c’est plus fort que moi. J’aime ce côté un peu brut, cette façon d’être cash, de dire ce qu’il pense honnêtement, quitte à blesser les autres ou à se faire des ennemis. Oui, voilà, c’est surtout ça que j’apprécie chez lui : son honnêteté envers moi.

Arrivée devant chez Emma, je toque avec énergie, emplie d’une vague de bonne humeur. Sa mère vient m’ouvrir, un sourire fatigué sur les lèvres. Elle me souhaite le bonjour, m’annonçant qu’Emma n’est pas encore debout — ça m’aurait étonnée — mais que je peux, comme d’habitude, aller me préparer quelque chose dans la cuisine.

Je la remercie du plus chaleureux de mes sourires, puis me dirige vers la cuisine en frottant mes mains froides l’une contre l’autre, et en posant ma veste ainsi que mon sac sur le comptoir en marbre crème. Si chic !

Je commence par faire chauffer de l’eau et des tartines, puis je réchauffe mon thermos pour qu’il soit bien chaud. J’enclenche la machine à café et sors verres, tasses et assiettes pour toute la famille.

J’étais en train de tartiner une tranche de pain avec du beurre quand j’aperçois le museau encore endormi d’Emma.

— Bonjour ! lui lançai-je, aussi enjouée que possible.

— B’jours…

Elle se frotte les yeux avec la manche de son pyjama et vient me faire un câlin. Je souris et lui tends une tartine qu’elle engloutit goulûment avant de s’asseoir et d’en demander une autre. Je lui en tends encore une, accompagnée d’une tasse de thé fumant — elle a toujours préféré le thé le matin. Elle s’en saisit et le boit à grandes gorgées, se moquant éperdument du fait qu’il soit carrément bouillant. Elle soupire d’aise et me lance un regard un peu plus réveillé.

— T’es bien matinale, me dit-elle. Tu n’as pas dormi, encore ?

— Non, cette fois j’ai réussi, mais je me suis réveillée à cause de mon cauchemar…

— Toujours le même ?

J’hoche la tête, en regardant mes mains enroulées autour de la tasse. La chaleur apaise un peu mon angoisse et finit de dissiper le froid qui m’habite. Elle soupire et pose une main chaleureuse sur mon bras. Je lève les yeux vers elle. Les siens sont emplis de tendresse. J’esquisse un sourire et lui lance, faussement amusée :

— Dépêche-toi, il ne te reste plus que trente minutes pour te préparer.

— Quoi ?!

Elle se tourne d’un coup vers la pendule murale de la cuisine.

— Et merde !

— Emma ! Ton vocabulaire… lance soudain sa mère depuis le salon.

— Pardon maman.

Elle me lance un sourire amusé et file à l’étage pour se préparer, mettant la radio au passage. Je me mets à me dandiner toute seule dans la cuisine, ma tasse toujours à la main et le sourire aux lèvres. Emma a le don de me remonter le moral. Elle me connaît par cœur, elle sait quoi dire et quoi faire quand ça ne va pas. Elle est devenue un morceau de ma vie, un bout de mon quotidien dont je n’imagine pas me séparer un jour.

J’espère juste que mon futur quotidien ne ressemblera pas à des toilettes de maisons inconnues, à des gueules de bois impossibles, à des réveils le matin les bras et les jambes entrelacés à ceux d’Emma, d’Alex ou d’Antoine, ou encore à des courses-poursuites dans la nuit.
Enfin… pourquoi pas après tout ?

Haletantes et en sueur, nous arrivons juste à temps en cours. Emma a mis trop de temps à se préparer et nous avons dû courir pendant tout le trajet pour être sûres d’être à l’heure. Je m’écroule sur ma chaise et pousse un long soupir pour reprendre mon souffle et calmer les palpitations de mon cœur. Antoine, assis à côté de moi, me lance un regard amusé. Le professeur de français commence son cours tandis que je regarde par la fenêtre, rêvassant déjà.

Le temps passe incroyablement vite et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la fin de la matinée sonne. Emma m’entraîne à la cafétéria malgré moi. Je n’aime pas y manger, il y a trop de bruit et les odeurs de nourriture me donne la nausée. Mais une fois par semaine, je mange avec elle ici, pour lui faire plaisir.

Nos plateaux à la main, nous faisons la queue, puis allons nous asseoir en compagnie des autres filles. Vivianne et Marie nous font de grands sourires et des signes de main.
– Salut les filles ! lance Emma tandis que nous prenons place.
– Salut, répond Vivianne avec un grand sourire.
– Alors, quoi de neuf ? demandé-je, pendant que Marie me fait la bise.
– Oh ! Plein de trucs ! commence Marie d’une voix enjouée.

Et elles se mettent à nous raconter leur week-end. Une fois que nous avons fini, nous allons nous allonger sur la pelouse pour profiter des quelques rayons du soleil sous le saule pleureur. Allongée sur l’herbe un peu humide, je profite du soleil qui chauffe mon visage. Je ferme les yeux, écoutant distraitement les filles parler.

Je m’assoupis sans doute, car quand je rouvre les yeux, il n’y a plus qu’Emma, étendue à côté de moi. Je me redresse sur les coudes et scrute la cour remplie d’élèves. Je repère soudain au loin une chevelure rouge et une autre blonde. Emma lève la main et leur fait signe de s’approcher.
– Bonjour les filles, nous dit Antoine d’un ton posé.
– Salut ! lance Emma pendant que je m’affale de nouveau par terre en posant mes bras en croix sur mon visage.
– Et l’autre, là, elle dit pas bonjour ? lance Alex avec toute sa délicatesse en me poussant du pied.

Je le saisis par la jambe et tire dessus de toutes mes forces. Il pousse un grognement tandis qu’il tombe à la renverse. Nous éclatons tous de rire pendant qu’il se masse la tête en me lançant un regard noir auquel je réponds en lui tirant la langue. Je lui souris pour m’excuser tout en ramassant mes affaires, puis je me lève. Je leur fais un petit signe de la main et pars en direction de la classe.

Le soleil m’a donné chaud malgré les températures de saison. La cloche sonne presque instantanément. Sans attendre plus longtemps, je fonce dans la salle de cours et m’assois mollement sur ma chaise, posant ma tête entre mes bras. J’ai un coup de mou. Le blues…

Les cours de l’après-midi commencent mais je n’ai pas la tête à ça, et sans que je ne m’en rende compte, trois heures sont passées. Je n’ai pas une seule fois relevé la tête. Je me lève et regarde autour de moi. Pas d’Emma à l’horizon.

Je sors alors de la classe en arpentant les couloirs sans but, me faisant bousculer par la horde d’élèves pressés de rentrer chez eux. Le regard dans le vide, mes pas me conduisent devant l’ancienne salle de musique, poussiéreuse et oubliée depuis longtemps. Je pose ma main sur la poignée, surprise de la trouver ouverte. Décidément, la direction ne s’intéresse plus à grand-chose dans cette école.

Je rentre, referme doucement la porte derrière moi et inspire l’odeur si particulière des lieux. Passant le bout des doigts sur les instruments, je m’arrête sur l’une des rares guitares de l’école. Je saisis le manche et m’assois sous la fenêtre, soupirant d’aise en sentant son poids sur mes cuisses. Je me mets à gratter les cordes et, comme si mes doigts agissaient d’eux-mêmes, c’est la mélodie que ma mère avait écrite pour moi. Elle me la chantait toujours. Doucement. Cela me calmait à chaque fois… enfin, c’était avant.

Je commence à la jouer timidement, comme si mes mains hésitaient. Puis elles se délient. Je fredonne les paroles comme elle le faisait, sans forcer. L’émotion me serre le ventre. Ma tête se remplit de tout ce qui faisait d’elle ce qu’elle était : ses baisers, ses câlins, ses rires, ses sourires, ses blagues nulles, ses plats délicieux, son parfum, ses cheveux doux, son rire de travers…

Mes mains glissent sur les cordes. La musique emplit la pièce. Je ferme les yeux, totalement plongée dans mes souvenirs. La salle est maintenant baignée dans une lumière cuivrée. Les dernières notes résonnent, puis le silence retombe, doux, rassurant. J’ouvre soudain les yeux, attirée par un léger craquement. Je cherche du regard… et je me fige. Mon cœur manque un battement.

Alex me fixe, intensément.

Mes muscles se crispent, mon cœur accélère, mes joues s’embrasent. Son regard me transperce, brûlant ma peau. C’est à la fois étrange, agréable et dérangeant. Il s’avance vers moi et s’assoit à mes côtés, prenant la guitare de mes mains. Il passe ses doigts sur les cordes, comme pour jauger l’instrument, puis se met à jouer doucement. Ses doigts glissent, précis. Il me jette parfois des regards que je ne comprends pas, comme s’il me demandait la permission d’être là, avec moi. Lui, si brut, me paraît à cet instant incroyablement doux.

Sans même m’en rendre compte, je fredonne à nouveau. Il esquisse un sourire et joue avec plus d’énergie. Sa voix s’élève entre nous. Grave, un peu rauque, chaude. Rien à voir avec le sarcasme qu’il réserve aux autres.

Les yeux au plafond, je me détends, juste présente, bercée par sa chanson. Au bout d’un moment, il s’arrête, et le silence revient, doux, pas pesant.

Je tourne doucement la tête vers lui. Il regarde droit devant lui, les bras posés sur ses genoux repliés, la guitare entre les jambes. Il a un beau profil : un nez aquilin, une mâchoire carrée parsemée de petites cicatrices, des épaules larges. Ses cheveux lui tombent sur les yeux, voilant son regard.

Il se tourne brusquement vers moi, comme s’il avait senti que je l’observais. Mon corps se tend, mon cœur bat si fort que j’ai peur qu’il ne l’entende. Il me fixe, puis se penche vers moi, tout doucement, ses yeux dans les miens. Son visage à quelques centimètres du mien embrase mon ventre.

Son souffle effleure ma joue, mon nez. Un frisson me traverse. Quelques mèches caressent mon front. Tous mes sens s’éveillent. J’ai tellement envie d’enfouir mon visage dans son cou, de sentir sa peau, de savoir quel goût elle a…

Mais il se redresse, me lance un sourire en coin, saisit son sac, la guitare, et sort sans un mot.

Je me redresse, le souffle court, et j’éclate de rire avant de me précipiter dans le couloir. Mon cœur bat, je sprinte jusqu’à chez moi.

Arrivée devant la maison, j’ouvre violemment la porte et fonce dans ma chambre. Je sors un jogging de l’armoire et me change à toute vitesse. Il faut que je me calme, que je fasse disparaître ce feu dans mon ventre, ces fourmillements sur mes lèvres.

J’enfile mes baskets, saisis mes écouteurs et dévale les escaliers, jetant un regard rapide à l’horloge. 19h02.

J’étais restée presque deux heures de plus au lycée.

Je claque la porte derrière moi. Je m’échauffe rapidement en mettant mes écouteurs. Une fois prête, je me mets à courir. Doucement au début.

L’air est glacé. Mes bras nus se hérissent. Est-ce à cause du froid ou de ce baiser qui n’a pas eu lieu ? Mon cœur bondit et j’accélère, me concentrant sur la musique, sur ma course. Je me dirige vers la forêt. Les arbres nus ressemblent à des squelettes géants, leurs ombres s’étirant en formes étranges. Le ciel se couvre de nuages noirs. Soudain, je m’arrête net. Je touche mes joues. Humides. Des larmes glissent le long de mon menton, s’écrasent sur le sol. Je serre les poings. Je lève le visage vers le ciel… La pluie se met à tomber.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Awdur-Pennaf ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0