Chap 9 partie 1 - Doucement, un autre jour…
Ça fait déjà plusieurs jours que j’habite chez Emma, et cette conversation me tourne encore dans la tête. En cours, j’essaie de rester courtoise avec lui, même si j’évite au maximum de croiser son regard, lui et Sarah.
Mais mes amies voient bien que quelque chose cloche.
En parlant de Sarah, malgré la nuit qu’elle a passée avec Alex, il garde ses distances avec elle, la repoussant violemment quand elle lui saute dessus.
J’en ressens un profond plaisir. D’ailleurs, elle ne s’approche plus de moi, sans doute par peur que je lui refasse l’autre pommette. Car malgré la couche épaisse de fond de teint, on aperçoit encore par endroits des taches jaunes et vertes.
Après ma discussion avec Antoine, il est revenu me parler. Il m’a écoutée patiemment pendant que je lui racontais ma conversation avec Alex. Silencieux et bienveillant, il a décortiqué avec moi, pendant tout un déjeuner à la cafétéria, les sous-entendus d’Alex, et m’a rassurée sur ma décision, qu’il trouvait juste. Souffrir pour quelqu’un qu’on aime, pourquoi pas. Mais souffrir ne veut pas dire se détruire. Une fois détruit, on ne peut rien construire — ni seul, ni avec quelqu’un d’autre. Et Alex avait aussi besoin de se frotter à ses propres sentiments, à ses propres démons. Vivre dans le passé, ce n’est pas une vie. Moi-même, je commence à peine à m’en rendre compte et à sortir la tête de l’eau.
Je soupire, allongée sur le lit d’Emma, à contempler son plafond, triturant ma boîte de comprimés et profitant du silence de sa chambre, me contentant d’écouter le bruit calme de l’eau de la douche. Ce plafond est beaucoup trop blanc à mon goût. Je me donne rapidement mal à la tête, alors je me redresse juste au moment où Emma entre dans la chambre en pyjama.
Elle s’assied à côté de moi, brossant ses longs cheveux roux.
— Je ne t’ai pas demandé mais…
Elle se tourne vers moi, le regard interrogateur.
— Ça va mieux avec Maxime ?
Elle pousse un long soupir, pose sa brosse sur la table de nuit, puis s’étend de tout son long sur le lit.
Elle fixe le plafond, comme je le faisais quelques minutes plus tôt.
— Je dirais que oui. On fait comme s’il ne s’était rien passé à Noël. Mais… il ne m’a toujours pas expliqué ce qui s’est passé.
— Comment ça se fait ?
Je m’allonge sur le ventre à côté d’elle, calant ma tête dans le creux de mes bras.
— Je sais pas. Il est bizarre.
— Bizarre genre… il a rencontré une autre fille, ou genre le boulot est compliqué ?
— Franchement, je pense pas qu’il ait rencontré quelqu’un d’autre. C’est différent.
Ça pourrait être son boulot… mais dans ce cas, pourquoi ne pas m’en parler ?
Il me trouve trop bête pour ça ?
— Mais non ! C’est peut-être… j’en sais rien.
Tout ce que j’aimerais, c’est que ça s’arrange.
Je n’aime pas vous savoir comme ça.
— Moi aussi. Tu sais, je l’aime. De tout mon cœur.
Ça fait longtemps qu’on est ensemble, et le fait que je m’entende bien avec toute sa famille, c’est vraiment cool.
Mais je suis trop jeune pour me briser dans une relation qui ne marche plus — surtout si l’autre ne fait rien pour arranger les choses.
— Je comprends. Après, ça ne vous était jamais arrivé avant.
Tu dois lui laisser le bénéfice du doute, et du temps.
Le couple, c’est ça aussi.
— Je sais que les disputes font partie de la vie à deux.
Mais si on n’en parle pas, comment ça s’arrange ?
Elle attrape un oreiller et le serre contre elle.
— C’est comme ça. Tu le connais. Parler de sentiments, c’est pas son truc. Regarde sa famille !
Elle glousse en y pensant.
— C’est sûr ! Mais y a une différence entre ne pas parler de ses sentiments et cacher des choses.
— Comme je te l’ai dit : il faut lui laisser le bénéfice du doute. Et surtout, du temps.
— Oui, c’est vrai. Eh ben pour une meuf qui a été en couple y a mille ans, tu sais donner de bons conseils !
— Nan mais oh ! Exagère pas non plus !
Je lui balance mon oreiller à la figure.
Évidemment, ça finit en bataille d’oreillers bien cliché, mais qu’est-ce qu’on rigole !
Je préfère la voir rire que se morfondre. Oui… c’est mieux comme ça. Le lendemain, le réveil d’Emma me tire du sommeil. Sa présence, là, tout près, m’empêche de faire des cauchemars. Et je ne sais pas si c’est les médicaments que je prends chaque matin ou un effet de ma psyché, mais j’ai l’impression de mieux dormir.
Je me tourne sous les draps, cherchant encore le sommeil chaud et sans rêve, mais il se dissipe aussitôt. Faut croire qu’il ne faut pas trop en demander. Je me redresse, me frotte les yeux, bâille à m’en décrocher la mâchoire.
Je lui jette un coup d’œil et manque de m’étouffer de rire : la tête qu’elle fait est un subtil mélange entre un singe et les fesses fripées d’une vieille dame.
C’est "la belle et la bête", version sommeil ! Je me lève, étouffant un fou rire, et fais un tour rapide dans la salle de bain, qui déborde littéralement de produits de beauté et de maquillage en tout genre. Je m’habille : un jean bleu clair et un tricot noir à col roulé.
J’enfile une paire — hélas dépareillée — de chaussettes.
Putain de machine à laver qui me bouffe mes chaussettes.
Je sors discrètement de la chambre. Emma se met à ronfler bruyamment, comme pour me donner du courage. Le son colle parfaitement à l’image. Je glousse.
Je descends les escaliers, entre dans la cuisine — et suis surprise d’y trouver son père. Grand, taillé comme un athlète, costume impeccablement ajusté, cheveux blancs, yeux noirs, une tasse à café dans une main et un journal dans l’autre. Le stéréotype même de l’homme d’affaires. Il se tourne vers moi et me lance un sourire de pub pour dentifrice. Il est beau à damner un saint — comme sa femme, avec ses incroyables cheveux roux et sa peau couverte de taches de rousseur. La génétique fait vraiment des merveilles dans certaines familles.
Je m’approche et le salue poliment.
Il me sert une tasse de café fumant, que je bois tranquillement en écoutant le silence de la maison, seulement brisé par le froissement du journal.
Je dois avouer que je n’aime pas trop leur maison.
Toute en marbre et en métal poli, elle dégage une froideur typique des intérieurs de magazine — presque impersonnelle.
Quand j’ai rencontré Emma, elle m’avait expliqué que ses parents étaient comme ça : aimants, mais froids.
Leur maison ne pouvait être que le reflet d’eux-mêmes.
Je suis bien contente qu’Emma, elle, ne soit pas comme ça.
Je me lève, finis ma tasse, la pose dans l'évier, puis sors de la cuisine en lançant un "Bonne journée" au père d’Emma. J’enfile ma veste bordeaux, mon écharpe, ainsi que mes rangers noires, et je sors. J'ouvre de grands yeux émerveillés et pousse un petit cri de joie devant ce spectacle qui ravive des souvenirs d'enfance. Pendant la nuit, la neige est tombée et maintenant, il y en a presque dix centimètres sur le sol. La dernière fois qu’il a neigé ici remonte à si loin que les souvenirs sont soit heureux, soit très flous. Je me penche et prends une petite poignée qui glace aussitôt la paume de ma main. Je frissonne en formant une petite boule tout en continuant mon chemin vers le parc, prenant garde à ne pas glisser sur une plaque de verglas. Ma boule de neige terminée, je la dépose sur le bord d'un muret et reprends ma route. J’expire et souris en voyant de petits nuages blancs s’échapper de ma bouche. Je continue ce jeu un moment jusqu’à ce que mes pieds glissent et que je manque de m’étaler par terre comme une idiote. Je me stabilise avec mes bras et pousse un soupir de soulagement. Je franchis le portail du parc et m’assois sur un banc à l’écart, j’en sors mon carnet et j’esquisse quelques dessins. Les paysages blancs sont délicats à représenter, tout en ombres et lumières. Il n’y a pas grand monde à cette heure-ci, quelques maîtres et leurs chiens, des promeneurs comme moi. Un frisson me parcourt l’échine et je décide de rentrer : le médecin a conseillé de ne pas prendre froid, déjà que mon corps y est beaucoup plus sensible. Mais j’avais besoin de prendre l’air, de sentir mon corps de nouveau en mouvement, et surtout de me sentir plus libre. Le fait d’être malade à vie n’a rien d’enviable, mais je peux enfin mettre des mots sur ce que je ressentais et que je ne comprenais pas. Rien n’est encore acquis, mais c’est un pas en avant qui chasse les idées noires qui ne me lâchaient plus.
Ma promenade est brève, mais quand je passe le seuil de la porte, Emma est réveillée et habillée, quant à son père, il a dû partir travailler car il a disparu de la cuisine.
— Ah, tu es rentrée, me lance Emma en enfilant sa veste. Les filles nous attendent chez Diana’s, tu t’en souviens ?
Je m’immobilise dans l’entrée, coupable.
— Roh, sérieux ! Je sais qu’avec ce que tu vis, tu ne penses pas à tout, mais les copines, c’est important !
— Oui, oui, tu as raison, désolée ! Je remonte vite la fermeture éclair de ma veste, le sourire aux lèvres. De toute manière, je n’avais rien de prévu, donc t’inquiète pas !
Elle me lance un regard en coin avant de prendre ses clés et de m’entraîner dehors. Elle clapit de plaisir face à la neige, mais ne s’attarde pas, tirant vivement sur mon bras. Elle me conduit à sa voiture. Puis, dans le gloussement de nos conversations rythmées par la musique, nous rejoignons rapidement les filles.
Déjà installées et en pleine discussion, Vivianne et Marie sont au fond de la salle, deux grandes bières devant elles — totalement normal à, à peine dix heures du matin. Je m’assois à côté de Marie, Emma en face de moi, à côté de Vivianne.
— Salut les filles ! lance Emma en regardant vers le bar.
— Salut, répond Vivianne, les joues un peu rouges, les mains enveloppant son verre.
— Yo, on vous a pas attendues, balance Marie en portant son verre à sa bouche, un sourire roublard lui mangeant le visage.
J’esquisse un sourire en enlevant mon écharpe et ma veste. Il n’y a pas beaucoup de monde à cette heure, normal : en général, il y en a plus le soir ou à la rigueur à midi pour manger. Mais même si l’ambiance du Diana’s est super, que les groupes sont géniaux et que leur alcool est abordable, leur nourriture mériterait un procès : elle est contre nature. Je me souviens encore de la fois où mon père et moi avons mangé ici ; on avait été malades pendant presque une semaine et il avait perdu cinq bons kilos. Mieux qu’un régime ! Emma ne tarde pas à se relever pour aller chercher des verres — impatiente comme elle est — et elle revient presque aussitôt avec deux bières. Visiblement, je n’ai pas mon mot à dire. J’esquisse un sourire et nous trinquons tous les quatre avant de lancer notre discussion de la journée.
— Bon, et sinon, vous avez reçu le mail de la directrice ? murmure Vivianne.
— Yep, sur notre fiche d’avenir ? Je savais même pas qu’on faisait encore ça, se moque Marie.
— Perso, je sais pas du tout quoi faire, gémit Emma.
— Tu voulais pas peut-être aller bosser dans la mode ? je propose.
— Si, mais bon, faudrait aller à l’étranger et je sais pas si je suis prête pour ça, surtout que mon anglais est catastrophique.
— Pas autant que le mien, lâche Marie en faisant craquer ses mains.
— Moi, j’ai fini mon dossier pour mon école d’art, la professeure d’art l’a validé. Je suis tellement reconnaissante qu’elle ait pris le temps de le faire, nous dit Vivianne.
— Moi, tout ce dont je suis reconnaissante, c’est la directrice qui a fini par ne pas me virer suite à l’histoire avec Sarah.
— Oh c’est vrai !!! s’écrie Marie. Comme on t’a vue revenir après être passée chez la dirlo, j’ai complètement zappé c’t’histoire.
— Avec tout ce qui s’est passé, et l’intervention de mon père, elle a fini par changer d’avis, je réponds.
— En même temps, cette garce l’avait grave mérité, lâche Marie.
— Totalement d’accord avec toi, miss, enchaîne Emma.
— Ouais, mais par contre, je me retrouve avec un gros point rouge dans mon dossier. J’espère que ça m’empêchera pas d’aller là où je veux.
— C’est l’école en Australie, c’est ça ? me demande Vivianne, les yeux pétillants, en trempant ses lèvres dans son verre.
— Oui. J’ai toujours rêvé d’y aller. Ça fait quatre ans que je bosse comme une malade. J’ai fait des peintures, des aquarelles, du fusain, du crayon, mais j’ai aussi fait des photos et j’ai écrit des poèmes.
— Ah ouais, on voit que t’es à fond.
Marie me donne un gentil coup dans les côtes qui me fait grincer des dents. Elle a une force de malade, vu son gabarit de crevette.
— Et toi, d’ailleurs ?
— Moi ? sursaute Marie. Bof, je sais pas trop. J’avoue que j’ai plus envie de me faire un tour du monde à pied et d’écrire des carnets de voyage, profiter de la liberté ! J’ai jamais trop kiffé être enfermée dans la société.
— C’est pas mal, tu verrais plein d’endroits et rencontrerais des tonnes de gens, commente Vivianne en levant les yeux au ciel, admirative.
Je bois une longue gorgée de ma bière fraîche et passe ma langue sur mes lèvres.
— Je pourrais pas, perso. Trop peur de rencontrer des tarés ! renchérit Emma.
— Dis surtout que c’est ton confort qui te manquerait trop ! je rigole en posant mon verre.
— Ça, c’est clair ! s’exclame presque Marie.
— Faut avouer que tu es une princesse dans ton genre, ajoute Vivianne.
Nous explosons toutes les trois de rire sous le regard outré mais amusé de notre amie. Il est vrai qu’Emma est la plus prude de nous quatre. Vivianne, la plus timide. Marie, la plus forte. Et moi, la plus extrême. On se complète bien. Emma finit théâtralement son verre avant de recommander une tournée, chaleureusement applaudie par nous.
— Et sinon, comment tu te sens, Sophie ? Les médocs et tout...
C’est Vivianne qui lance le sujet, du bout des lèvres, en posant une main bienveillante sur la mienne. Emma boit une gorgée de sa bière et me regarde. Elle sait déjà tout ce qu’il y a à savoir. Après mon altercation avec Alex et ma discussion avec Antoine, je suis rentrée chez elle où nous avons eu une longue discussion qui a duré jusque tard dans la nuit. Marie et Vivianne le méritent aussi, ce sont de précieuses amies, après tout.
— Franchement ? Je me sens soulagée de savoir que j’ai une maladie que je peux gérer. Avant, tous mes symptômes me donnaient l’impression que c’était mon cerveau qui était atteint. Ça me faisait horriblement peur. Je termine mon verre en posant ma main sur celle de Marie, souriante. Je vais mieux. Je peux pas dire que je vais bien, parce qu’il y a encore des parts d’ombre, mais… On ne peut jamais être bien à cent pour cent. Le mieux qui arrive me fait du bien. Et d’ailleurs… Je voulais vous remercier.
Elles me regardent, troublées, ne sachant pas trop quoi dire. Je m’empresse de poursuivre pour ne pas leur laisser le temps de réfléchir.
— Depuis la seconde où on s’est rencontrées, Marie et toi, Vivianne, vous êtes devenues aussi importantes qu’Emma. Vous m’avez soutenue, compris mes moments de faiblesse, et apporté votre amour et votre bienveillance quand j’en avais besoin. Un sanglot fait trembler ma voix. Je vous aime, les filles, et merci d’être mes amies.
Toutes s’exclament avec amour, des bras et des mains m’enlacent et me tirent dans tous les sens. Vivianne et Emma s’avancent au-dessus de la table et nos quatre têtes se touchent. Un silence vibrant nous envahit, les yeux humides et le sourire aux lèvres.
— Trinquons !
crie presque Emma en se dégageant de notre étreinte. Nous nous levons à notre tour, nos verres à la main.
— À nous ! hurlons-nous en chœur !
Je jette un coup d’œil dans le fond déjà vide de mon verre, et une vague de chaleur m’envahit le ventre. Cet instant, je pense l’avoir attendu toute ma vie depuis le décès de ma mère. Un moment de bonheur et de partage, avec des gens que j’aime et qui m’aiment. Un moment sans la moindre tache sombre, juste elles et moi, parfaitement en accord, et là où on veut être.
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