Chap 9 partie 2 - Doucement, un autre jour…

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Quand j’émerge de ma nuit, je me sens reposée, et je suis heureuse de constater que cela arrive de plus en plus souvent. Je m’étire sous mes draps, profitant des derniers vestiges de chaleur laissés par mon sommeil. À côté de moi, Emma dort paisiblement. Son lit est si grand que, même en m’étendant de tout mon long, je ne la touche pas. Heureusement, car elle a un sommeil agité — non pas à cause de cauchemars, mais parce que madame aime se tourner et se retourner, emmêlant draps et oreillers dans un désordre organisé. Je me lève doucement, l’enjambant avec précaution pour ne pas la réveiller.

Le soleil pointe à peine son museau derrière les lourds rideaux de la fenêtre. Dans la salle de bain, je me débarbouille rapidement avant d’enfiler ma tenue de sport. J’ai l’impression que cela fait une éternité que je n’ai pas couru, et l’envie commence à me titiller. Dans l’entrée, je prends le temps de m’étirer longuement, puis j’enfile mes chaussures et ma veste avant de franchir la porte et de m’engouffrer dans le froid matinal. Nous sommes en plein mois de février, et l’hiver refuse obstinément de céder du terrain.

Je commence à courir tranquillement, laissant le froid s’infiltrer sous ma veste tandis que mes muscles s’éveillent peu à peu. L’air glacial pique mes joues, et mes doigts, encore engourdis, fouettent l’air au rythme de mes jambes. Les rues désertes s’offrent à moi, silencieuses, comme figées dans l’attente du réveil de la ville. Les réverbères, encore allumés, projettent une lumière pâle sur le bitume humide. Quelques flaques gelées miroitent sous mes pas. La neige n’aura vraiment pas tenu longtemps. Seul le bruit rythmé de mes baskets frappant l’asphalte vient troubler cette quiétude matinale. Je slalome entre les trottoirs, évitant distraitement une poubelle renversée et quelques feuilles mortes que le vent n’a pas encore emportées. Mon souffle s’accorde à mon allure, profond et régulier, formant de petites volutes de vapeur qui s’élèvent et se dissipent aussitôt dans l’air.

Petit à petit, mon corps s’habitue à l’effort. Mes jambes trouvent leur cadence, mon cœur bat plus fort, et une chaleur diffuse commence à se répandre en moi. Un frisson me parcourt, non pas de froid cette fois, mais d’exaltation. Cette sensation de liberté, le simple plaisir de sentir mes muscles fonctionner, me donne envie d’accélérer. Alors, je pousse un peu plus sur mes appuis et me fonds dans le silence de la ville endormie.

Quand le froid mord trop fort ma peau, je fais demi-tour et rentre. La douche que je prends est délicieuse : elle réchauffe mon corps et soulage mes muscles endoloris par la course. Emma est réveillée. Ses longs cheveux, normalement soyeux, forment une sorte de nid d’oiseau sur sa tête, comme si une tornade était passée par là pendant son sommeil. Ce spectacle m’arrache un rire spontané, rapidement suivi par celui de mon amie, encore ensommeillée.
— Tu as l’air d’avoir mis ta tête dans une machine à laver puissance max !
Elle grogne en étirant ses bras au-dessus de sa tête, les paupières à moitié closes.
— Rooh, ça va ! Seules les roses sont belles dès le matin !
— Mais c’est que la demoiselle s’essaye à la poésie.

Je l’observe avec amusement tandis qu’elle passe rageusement ses doigts dans ses cheveux, tentant de dompter le chaos capillaire. Peine perdue. Elle finit par soupirer et abandonne la bataille.
— Tant pis, j’ai besoin d’une douche, décrète-t-elle en se levant avec une nonchalance exagérée.

Elle disparaît dans la salle de bain, et quelques instants plus tard, j’entends l’eau couler. Un léger sourire flotte sur mes lèvres en imaginant la scène. Emma doit être là, sous la douche brûlante, chantonnant une chanson qu’elle a en tête depuis des jours, ou peut-être simplement perdue dans ses pensées. Elle a cette capacité à s’évader n’importe où, à refaire mentalement le monde en observant les gouttes d’eau glisser sur la paroi vitrée.

Pendant ce temps, je m’installe dans le salon, m’enfonçant dans le canapé moelleux, les jambes repliées sous moi. Devant moi, sur la table basse, ma tasse de café encore fumante diffuse une odeur réconfortante. J’en prends une gorgée, savourant la chaleur du liquide qui glisse dans ma gorge. Puis, je la repose et ouvre mon carnet, laissant mes doigts tracer des lignes instinctivement, sans vraiment réfléchir. Le reste de la matinée se déroule ainsi, paisible, rythmé par mes coups de crayon et nos discussions animées.

Lorsque Emma me rejoint enfin, vêtue d’un large pull et les cheveux encore humides, elle s’installe en tailleur sur le fauteuil d’en face et attrape sa propre tasse. On parle comme toujours de tout et de rien : mode, soirées, garçons. Elle me raconte, avec ce sourire malicieux qui lui est propre, une anecdote sur un type qu’elle a croisé la veille. Je l’écoute d’une oreille, hochant la tête par moments, mais mon esprit reste ailleurs, absorbé par mes esquisses. Et puis, inévitablement, le sujet Alex finit par être mis sur la table. Je sens immédiatement un nœud se former dans mon estomac. Je garde les yeux baissés sur mon carnet, comme si mes dessins allaient soudainement me fournir une échappatoire. Emma, elle, ne lâche jamais le morceau.
— Tu devrais discuter avec lui, me dit-elle en jouant avec la cuillère de son café. Lui laisser la chance de s’excuser encore.
Je lève les yeux vers elle, serrant mon crayon entre mes doigts.
— À quoi bon ? Il ne comprend rien.
Emma pose sa tasse avec un bruit sec et me fixe, l’air plus sérieux cette fois.
— Mais lui as-tu au moins expliqué ce que tu ressens ?
Je reste silencieuse. Mon regard se perd sur mon carnet, mais mes pensées, elles, sont ailleurs.

J’ai essayé. J’ai voulu. Mais mettre des mots sur ce que je ressens me semble toujours plus difficile qu’il n’y paraît. J’ai peur de dire quelque chose de travers, peur de blesser, peur d’être blessée en retour.
Et si, au fond, je ne savais pas vraiment comment lui parler ?
Je ne dis rien. J’ai essayé d’expliquer, mais je ne suis pas douée avec les mots. Je pose mon carnet et sors mon portable de ma poche. Je devrais le voir, j’en ai envie. Mais est-ce que je vais réussir à lui faire comprendre ? À garder mon calme ?

Et finalement, on décide de se voir le soir même. Je m’appuie contre le mur froid de l’entrée du bar, hésitant à entrer. Mon souffle forme de légers nuages dans l’air nocturne. Mon téléphone vibre dans ma poche – un message d’Emma : Ça va ? Je réponds rapidement avant de le ranger. Non, ça ne va pas vraiment, mais je suis là, prête à affronter la soirée. Je pousse la porte du Diana’s. Aussitôt, la chaleur du bar me saisit, tranchant avec le froid extérieur. L’odeur familière du café et de l’alcool flotte dans l’air, mêlée aux éclats de voix des habitués. Mon regard balaie la pièce jusqu’à ce que je le repère. Alex est là, assis dans un coin, la main autour d’un verre. Il relève la tête en me voyant et esquisse un sourire hésitant.

Je m’avance, chaque pas résonnant comme une hésitation.
— Salut, je lâche en m’asseyant face à lui.
— Salut, répond-il en jouant avec son verre.

Un silence s’installe, étouffé par le bruit ambiant. Je commande un verre, puis nous trinquons, une habitude que nous avons gardée. Il prend une gorgée avant de lever les yeux vers moi.
— Ça va mieux ? demande-t-il.
Je le regarde, l’air un peu perdu.
— Je parle de ton passage à l’hôpital…
— Ah ouais. Le traitement fonctionne, doucement mais sûrement.

Je baisse les yeux sur mon verre, passant mon doigt sur la condensation qui perle sur le verre. Il hoche la tête lentement, comme s’il hésitait avant de poser la question suivante.
— Tant mieux… Antoine m’a un peu expliqué. C’est un problème de… thyroïde, c’est ça ?
Je relève à peine mon regard vers lui. Je ne sais pas si je suis gênée par le sujet ou par le fait qu’il ait demandé des informations à Antoine plutôt qu’à moi.
— Grossièrement, oui, je réponds en haussant les épaules. Je serai malade toute ma vie, mais si je prends soin de ma santé, que j’écoute mes médecins, que je prends bien mes médicaments, je vivrai longtemps. Alors ne t’en fais pas.

J’essaie d’adopter un ton léger, comme si tout cela n’avait pas d’importance. Pourtant, un nouveau silence s’installe. Il semble vouloir ajouter quelque chose, peut-être une autre question, mais il se ravise. Je prends une gorgée de ma bière, espérant détourner la conversation avant que cette sensation d’inconfort ne s’installe pour de bon. Il sourit timidement avant de se replonger dans son verre. J’aimerais que cette conversation soit plus facile, plus naturelle. Avant, on pouvait parler des heures sans s’arrêter. Aujourd’hui, chaque mot semble pesé, chaque phrase une tentative maladroite de recoller quelque chose de brisé.
— Et avec ton père ? reprend-il.
— On a parlé. Un peu. Ça s’arrange, je crois.

J’aimerais en dire plus, expliquer la tension, la douleur, mais je n’y parviens pas. J’étais pourtant venue pour ça : expliquer, lui faire comprendre. Mais comme toujours, les mots se bloquent dans ma gorge. Je regarde les bulles remonter lentement à la surface de ma bière, tandis qu’Alex fixe la table, l’air perdu.
— Je suis désolé, finit-il par souffler.
Je relève les yeux.
— Pour quoi exactement ?

Il baisse la tête. Il sait très bien. Moi aussi. Mais il n’y a pas encore de pardon, pas encore d’apaisement. Juste cette tension suspendue entre nous, comme un fil prêt à se rompre. Alors, au lieu d’affronter ce qu’il faudrait régler, on fait semblant. On parle de tout et de rien, on évite soigneusement le vrai sujet. Quelques rires forcés, quelques anecdotes sans importance. Mais sous la table, mes mains restent crispées sur mon verre. Le Diana’s est toujours aussi animé. Des rires fusent d’une table à l’autre, et le brouhaha ambiant contraste avec le silence qui s’est de nouveau installé entre nous. Je joue distraitement avec une serviette en papier, la déchirant en petits morceaux du bout des doigts, tandis qu’Alex trace des cercles sur le rebord de son verre, comme perdu dans ses pensées.
— Tu dors toujours chez Emma ? demande-t-il après un moment.
— Ouais. Pour l’instant.
— Elle doit être contente de t’avoir avec elle.
Je hausse légèrement les épaules et bois une gorgée de ma bière.
— Mmmh.

Mon ton est neutre, presque distant. Il le sent, et un voile de frustration passe dans son regard. Il sait qu’il marche sur un fil, qu’un mot de travers peut tout faire basculer. Pourtant, il continue, tentant de combler le vide entre nous.
— Tu comptes rentrer chez ton père ?
Je prends une longue inspiration, laissant mon regard errer sur la table avant de répondre :
— Je sais pas encore.

C’est faux. Je sais très bien que je vais devoir y retourner un jour. Mais pas tout de suite. Pas encore. Pas après notre dispute, pas après ces mots échangés qui résonnent encore dans mon esprit. Je n’ai pas la force d’affronter mon père maintenant. Alex acquiesce lentement, comme s’il cherche quoi dire d’autre. Mais rien ne vient. Il boit une dernière gorgée avant de se lever.
— J’vais prendre un autre verre. T’en veux un ?
— Non, ça va.

Je le regarde s’éloigner vers le comptoir. Son pas est un peu traînant, comme s’il portait un poids invisible. J’aurais voulu que cette soirée se passe autrement. Qu’on retrouve cette complicité qui nous manque tant. Mais la douleur est encore là, tapie sous la surface, prête à ressurgir au moindre faux pas. Quand il revient, il s’appuie contre le dossier de sa chaise et croise les bras. Il reste silencieux quelques secondes, puis souffle :
— J’ai merdé.
Je relève lentement les yeux vers lui.
— Je sais.

Il grimace légèrement, baisse la tête.
— Je voulais pas te blesser. Je sais que j’ai déconné…
Je serre les lèvres. J’aimerais lui répondre quelque chose, lui dire que je comprends, que je lui pardonne.
— Tu m’en veux toujours ? demande-t-il, la voix plus hésitante.
Je fais tourner mon verre entre mes doigts, fixant le liquide qui danse sous la lumière tamisée du bar.
— Qu’est-ce que tu veux que je dise, Alex ? Que tout va bien ? Que j’ai oublié ?

Mon ton est calme, mais mon regard parle pour moi. Je n’ai pas oublié. Il passe une main nerveuse dans ses cheveux, cherchant une issue, une phrase qui réparerait l’irréparable.
— Non… mais j’aimerais que ça s’arrange.
— Moi aussi.

Et pourtant, on est là, face à face, incapables de franchir cette frontière invisible qui nous sépare. Les secondes s’étirent, pleines de non-dits. Je sais que je pourrais rester là encore longtemps, à attendre qu’il dise quelque chose d’important, quelque chose qui changerait tout. J’inspire profondément, puis je me lève.
— Je vais y aller.
Alex hoche lentement la tête, comme s’il s’y attendait.
— D’accord.

J’attrape mon manteau, hésite une seconde avant de plonger mon regard dans le sien.
— Bonne nuit, murmuré-je.
Il entrouvre les lèvres, prêt à répondre, mais aucun son ne sort. Finalement, il baisse les yeux. Je tourne les talons et quitte le Diana’s. Dehors, l’air est froid, piquant contre ma peau. J’enfonce mes mains dans mes poches et avance d’un pas rapide dans la rue presque déserte. Je n’ai fait que quelques pas quand j’entends des bruits précipités derrière moi. Avant même de me retourner, une main chaude attrape mon poignet, me forçant à m’arrêter.
— Sophie, attends…

Alex.
Je ferme les yeux une fraction de seconde, luttant contre cette vague d’émotions contradictoires qui me submerge. Puis je me retourne lentement. Il est là, face à moi, les joues rougies par le froid, le regard brûlant d’une intensité que je ne lui ai pas vue depuis longtemps. Et avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, il me prend dans ses bras. D’abord, mon corps se raidit sous la surprise. Mais son étreinte est forte, sincère, et malgré moi, je sens quelque chose en moi se fissurer. Son souffle tremblant se perd dans mes cheveux alors qu’il murmure :
— Je t’aime, Sophie. Plus que tout.

Mon cœur rate un battement.
— Je sais que j’ai tout gâché, que j’ai fait des erreurs impardonnables, mais je t’aime. Et je veux que tu le saches, quoi qu’il arrive.

Ses bras se resserrent autour de moi comme s’il avait peur que je ne disparaisse. Et moi ? Moi, j’ai envie de lui en vouloir encore, de lui dire qu’il est trop tard. Mais ce serait un mensonge. Parce qu’au fond, malgré tout ce qui nous a éloignés, je l’aime aussi, et j’aimerais goûter au bonheur d’être avec lui. Alors je chuchote, ma voix à peine audible :
— Moi aussi, Alex.

Il se fige, comme s’il n’osait pas y croire.
— Mais… je ne t’ai pas encore pardonné, je murmure doucement.

Je sens son souffle s’accélérer contre ma peau.
— Je comprends, dit-il.
Je recule légèrement pour croiser son regard.
— Mais j’essaierai.

Une lueur d’espoir traverse ses yeux. Il hoche la tête, incapable de parler, alors je prends une inspiration tremblante avant de poser une main sur sa joue. Il ferme les yeux sous mon contact, et à cet instant, tout ce qui nous entoure disparaît. Puis, lentement, il approche son visage du mien. Et cette fois, je ne recule pas. Nos lèvres se rencontrent dans la fraîcheur de la nuit, mêlant nos doutes, nos regrets et cet amour que nous n’avons jamais vraiment perdu. Il y a dans ce baiser la promesse fragile d’un recommencement, d’une chance que nous seuls pouvons décider de saisir.

Le froid de la ruelle n’a plus d’importance. Parce qu’en cet instant, dans ses bras, je me sens enfin réchauffée.

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