Chap 10 partie 1 - De mieux en mieux
Quand je m’écroule silencieusement dans le lit à côté d’Emma, le sourire aux lèvres, je ne peux m’empêcher de repenser à toute cette soirée. C’est irréel. J’ai l’impression qu’à tout moment, la situation va virer au drame, qu’Alex va encore dire un truc de travers, qu’il va se réfugier dans ses réflexes de mec. Mais entre ses excuses et ce baiser, j’avoue qu’il m’a totalement prise de court. Cette nuit-là, je dors très mal. Pas pour les mêmes raisons qu’avant. Non, cette fois-ci, mon esprit est totalement perdu entre rêves éveillés et désillusion. Puis-je lui faire confiance ? Ne va-t-il pas, au bout d’un certain temps, en avoir marre et partir avec la première venue ? Je n’ai pas envie de souffrir. Je commence tout juste à voir une amélioration de ma santé, je ne sais pas si je suis prête à prendre ce risque. Mais que serait la vie sans risque ? Sans le goût de l’aventure qui te recouvre délicieusement la bouche ? Sans cette violente brûlure dans mon ventre ? Oui, voilà, cette brûlure que j’ai dans le ventre, qui me consume, qui prend toute la place et chasse même mes angoisses, ne peut pas être négative. Autant prendre le risque de tout perdre. De toute manière, je suis forte. Si jamais il me blesse, je saurai me relever. Le lendemain matin, j’ai évidemment droit à un interrogatoire de la part d’Emma. Toute la journée, elle ne me lâche pas, rassemblant tous les détails et les informations que je daigne lui donner. Elle est heureuse pour moi, mais évidemment, elle a peur qu’il ne se détourne de nouveau. Comme moi cette nuit-là, ses craintes sont fondées, mais encore une fois, je lui explique ce sentiment qui a supplanté tous les autres. Et surtout, surtout, cette sensation de faire le bon choix. Par moments, sans savoir pourquoi, on a cette impression que ce choix n’est pas une option. Pas parce qu’il ne nous appartient pas, mais parce qu’il est évident. Le soir même, nous nous retrouvons, Emma, Vivianne, Marie et moi, au Diana’s pour en discuter longuement. Elles sont toutes du même avis, évidemment, comme une seule voix qui s’élève au-dessus des autres.
Vivianne pose sa main discrètement sur la mienne. Elle a été la première à qui j’ai parlé de mes sentiments pour Alex, tout comme elle m’avait confié les siens pour Antoine. Son sourire lumineux confirme toutes mes décisions, toutes mes pensées, comme une prolongation logique de tout. La soirée est bien sûr animée de rires, de secrets à moitié avoués, de blagues et de promesses de soutien si jamais il fallait enterrer le cadavre d’un gars dans le jardin de l’une de nous. Quand je me couche dans le lit d’Emma, nos conversations et ce baiser remplissent mon esprit. Cette nuit, mes rêves sont beaux et colorés. La première fois que je le croise au lycée, je ne sais trop quoi faire : lui faire la bise ? L’embrasser ? Faire comme si nous ne nous étions pas réconciliés ? Et lui, que veut-il ? Mais mes craintes et interrogations sont balayées quand son regard croise le mien et que son sourire canaille illumine son visage. Il s’approche nonchalamment de moi, les mains dans les poches, Antoine à côté de lui, un immense sourire aussi accroché au visage. Il sort une main de sa poche et effleure ma joue du bout des doigts, déclenchant évidemment mon propre sourire. Puis il se penche et me claque un baiser fort sur la bouche, le genre de baiser qu’on échange quand ça fait dix ans qu’on est ensemble. Pas un mauvais baiser. Juste un baiser tendre, puissant, et qui a le mérite de dire aux autres qu’on est ensemble. Un rire malicieux m’échappe, et c’est tout naturellement que notre groupe se dirige vers notre prochain cours, discutant de tout et de rien. Les jours qui suivent ont un goût de bonheur étrange, comme un air d’après-orage. Je sens mon cœur, un peu cabossé, respirer et se redresser. Ce que nous vivons n’est ni tout à fait une fin, ni vraiment un début, mais un entre-deux fragile où l’on tente de recoller les morceaux. Et finalement, c’est exactement ça qu’il me fallait. On parle, rigole, se cherche. Et parfois, dans un couloir désert, il m’attire contre lui pour me voler un baiser au coin des lèvres. Je ressens encore un peu l’ombre de cette soirée qu’il a passée avec Sarah, mais son enthousiasme et sa douceur me font du bien. J’avoue être également troublée par cette douceur dont il fait preuve. J’aime ça… mais son côté acide me manque. Comme une absence de piquant dans une recette qu’on connaît par cœur. Je ne sais pas si c’est lui qui a changé ou si c’est moi. Peut-être un peu des deux. Assise en cours, ce matin-là, je suis incapable de me concentrer. La voix du prof résonne en arrière-plan, lointaine, comme un vieux poste de radio mal réglé. Mon stylo tourne entre mes doigts, et mes yeux sont posés sur la fenêtre. Dehors, des flocons tombent paresseusement, et ça ressemble presque à une carte postale. Le mois de février est glacial, mais il ne neige pas assez pour que cela tienne sur le sol. Je pense à tout ce qui s’est passé. À sa voix grave quand il murmure mon prénom. À ses bras autour de moi, à ses yeux qui me regardent comme si j’étais le centre de son foutu univers. Il a réussi à se faufiler dans mes failles, dans mes habitudes, dans mon quotidien. Il est devenu… indispensable. Et ça me fait un peu peur. J’ai toujours appris à ne compter que sur moi-même. À me débrouiller seule, à encaisser. Alors m’attacher comme ça ? À lui ? C’est terrifiant. Quand nous nous sommes croisés tout à l’heure, il a soufflé à mon oreille de le rejoindre après les cours, puis il m’a volé un baiser et est parti dans la direction opposée. Rien de plus, rien de moins. Juste ça. Et pourtant, depuis qu’il me l’a glissé à l’oreille, je n’arrête pas d’y penser. Qu’est-ce qu’il veut ? Juste qu’on se voie ? Me dire quelque chose ? Me montrer un morceau de sa vie encore inconnu ? Ou simplement passer du temps avec moi, parce que c’est devenu un besoin pour lui aussi ? Je soupire discrètement, la joue dans ma main, mes doigts gelés contre ma tempe. Mon cœur papillonne d’espoir, malgré moi. J’aimerais que ça marche. J’aimerais qu’on réussisse à recoller les morceaux, à se comprendre, à s’aimer sans se détruire. Le temps nous le dira, je pense. Le coup de coude d’Emma me ramène brutalement à la réalité. Elle me lance un regard de biais, mi-exaspéré, mi-amusé.
— Tu rêves encore à ton rouquin, hein ?
Je lève les yeux au ciel, mais mon sourire me trahit. Elle glousse sans retenue, fière d’elle. Et puis, comme pour me rappeler que le reste du monde existe encore, le professeur m’interpelle brusquement :
— Mademoiselle Sophie, puisque vous semblez particulièrement inspirée ce matin, voulez-vous répondre à la question ?
Je cligne des yeux. Merde. Quelle question ?
Un silence pesant s’installe. Quelques têtes se tournent vers moi, curieuses, moqueuses, ou carrément compatissantes. Le professeur m’observe par-dessus ses lunettes, ses sourcils haussés en attente de ma réponse. Je pourrais improviser un truc. Deviner. Piocher dans mes souvenirs des trois dernières phrases qu’il a pu dire. Mais là, maintenant, mon cerveau est aussi vide que le frigo un dimanche soir.
— Heu… 42 ?
Quelques rires étouffés éclatent dans la classe, et le professeur lève les yeux au ciel avec un soupir.
— Très bien, Mademoiselle Sophie. Je vous conseille de rester avec nous la prochaine fois. Même si je suis sûr que vos pensées sont passionnantes…
Je baisse la tête, les joues légèrement rouges, et marmonne un « oui monsieur » à moitié audible. À côté de moi, Emma secoue doucement la tête en gloussant.
— 42 ? Sérieux ? T’as cru que t’étais dans un roman de science-fiction ou quoi ?
Je lui donne un coup discret sans répondre. Je suis trop occupée à fixer l’horloge au mur, à prier pour que les aiguilles fassent un bond magique dans le temps. Il ne reste que trois minutes. Trois longues, interminables minutes.
Alors j’attends. Je griffonne des traits absurdes sur mon cahier, laissant mes pensées glisser de nouveau vers Alex, vers ce rendez-vous après les cours, vers son sourire en coin quand il me dit de le rejoindre. Est-ce qu’il va me parler de nous ? Est-ce qu’on va s’embrasser encore ? Est-ce que cette fois, je vais réussir à ne pas trembler de l’intérieur comme une feuille d’automne ? J’ai l’impression d’avoir de nouveau treize ans avec mon premier béguin d’école.
DRIIIIIIIIIIIIING !
La sonnerie explose dans la classe comme un cri de délivrance. Je pousse un long soupir de soulagement, comme si je venais d’échapper à une exécution publique.
— T’as survécu, félicitations, dit Emma en rassemblant ses affaires.
Je souris et commence à fourrer mes cahiers dans mon sac. Elle me lance un regard complice, malicieux.
— Tu vas le voir, hein ?
Je hoche la tête en silence, un petit sourire s’étirant sur mes lèvres, les joues à nouveau un peu chaudes. Elle me donne un coup d’épaule joyeux.
— Tu me raconteras. Et pas de résumé pourri, je veux du croustillant, du grandiose, de l’explosif !
Je roule des yeux, mais mon cœur bat déjà un peu plus vite. Autour de nous, le soleil de fin d’après-midi filtre à travers les stores, et un vent frais fait danser quelques feuilles dans la cour. Nous traînons un peu dans les couloirs, comme si le temps pouvait s’étirer encore un peu.
Emma me lance un regard de côté, malicieux, avant de me donner un petit coup d’épaule.
— Bon, changeons de sujet. Le bal !
Je lève les yeux au ciel en soupirant.
— Je le savais ! Tu pouvais pas t’en empêcher, hein ? T’étais à deux doigts d’exploser.
Elle éclate de rire, fière d’elle.
— Avoue que t’attendais que ça. Tu viens, un point c’est tout !
Je fais mine de réfléchir, mais elle enchaîne déjà, les yeux brillants :
— Tu vas pas me laisser y aller toute seule ! Maxime a un défilé, je suis officiellement célibataire pour la soirée. Alors on sort les robes, on met les paillettes, on invite Vivianne et Marie, et on s’offre une nuit de reines.
Elle marque une pause, puis baisse légèrement la voix, sourire en coin :
— Et peut-être que tu changeras d’avis en voyant Alex en costard…
Elle m’adresse un clin d’œil appuyé, et malgré moi, je souris. Il faut dire qu’imaginer Alex dans un costume, c’est... déroutant, mais terriblement intrigant, lui qui ne porte que des jeans et des hauts simples, surmontés par moments de sa veste en cuir dont l’odeur hante encore certains de mes rêves. En parlant de lui, le voilà qui sort d'une salle de classe, l'œil brillant et le sourire roublard. Il se penche vers moi et me murmure doucement avant de poursuivre sa route :
— J’espère que tu ne m’oublies pas pour ce soir ?
Je hoche la tête en riant, et il disparaît dans une autre salle de classe. La journée se poursuit, et après avoir dit au revoir aux filles, je fonce dehors, le cœur battant à tout rompre. Il est là, appuyé contre le muret, une cigarette à la bouche. Il l’éteint en me voyant arriver, et de nouveau, son sourire illumine son visage. Il m’attrape par la taille et m’embrasse doucement, sa bouche a le goût de cigarette et d’un bonbon à la menthe, un nouveau mélange qui se grave aussitôt dans ma tête. Puis il se recule et me tend la main, que je saisis avec plaisir. Sur le chemin jusqu’à chez lui, on parle beaucoup de musique, des derniers morceaux qu’il compose avec Antoine, des paroles et des notes qu’il aimerait rajouter. Je suis heureuse, je lui parle un peu de mes peintures et dessins, il me dit en plaisantant qu’il faudra que je le dessine, je n’ose lui dire que je l’ai déjà dessiné des dizaines de fois. Je sens mes joues rougir violemment, mais heureusement pour moi, nous arrivons enfin devant chez lui. Il entre rapidement avant de ressortir tout aussi vite, accompagné de Démon qui, en me voyant, tire fort sur sa laisse pour venir à moi.
— Sérieux, normalement ce chien aime personne, qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Mmmm sans doute la même chose qu’à toi !
Il éclate de rire avant de me pousser de son épaule, tout en se dirigeant vers le parc. Pendant les deux semaines avant le bal, ce devient notre petit rituel : promenade avec Démon, discussion sur tout et rien, rapprochement lent mais passionné autour d’un café au Diana’s ou d’une bière chez lui avec de la musique en fond sonore. Le sexe, c’est encore un peu tôt pour nous. Nous n’en avons pas discuté, mais je pense qu’il le sent. J’ai besoin de temps pour oublier le corps de Sarah et ne penser plus qu’à lui, à nous. J’y arriverai, je sais que j’y arriverai, mais le temps fait son travail, alors autant le laisser faire.
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