Chap 10 partie 2 - De mieux en mieux
Le soir du bal arrive bien plus vite que je ne l’aurais cru. L’excitation monte à mesure que le soleil décline, emportant avec lui les dernières hésitations. Dans la chambre d’Emma, c’est un joyeux champ de bataille. Des robes jonchent le lit, les cintres s’entrechoquent, du maquillage est éparpillé partout, et une douce odeur de vanille, d’alcool fruité et de laque flotte dans l’air. Les rires fusent, entrecoupés de soupirs exaspérés et de cris stridents.
— Non mais cette robe, elle me boudine ! On dirait un rôti ficelé ! s’exclame Emma en tentant d’enlever un corset trop serré, les bras levés et la bouche tordue.
— C’est toi qui l’as choisie, rappelle calmement Marie en haussant un sourcil, installée au bord du lit avec son verre à la main.
Emma enfile une nouvelle robe, cette fois un bustier bleu pastel aux reflets dorés. Elle se contemple dans le miroir avec une moue faussement modeste, avant de tourner sur elle-même tel un mannequin.
— Ok. Là c’est bon. Je suis une déesse grecque.
— Une déesse grecque un peu pompette, note Vivianne en ricanant depuis le sol, occupée à trier des paires de boucles d’oreilles.
Je les observe en silence, un verre d’alcool à la main. La musique passe doucement en fond, un vieux morceau de rock adouci par les rires. Je danse presque sans y penser, les pieds nus sur le parquet, le tissu de ma robe effleurant mes jambes à chaque pas. Devant le miroir, je me regarde avec un mélange d’émerveillement et d’incrédulité.
— Cette robe est… parfaite, je souffle, un sourire doux sur les lèvres.
Bleu nuit, longue et fluide, elle épouse mes formes discrètes sans les contraindre. De minuscules paillettes s’éparpillent dessus, comme une constellation tombée du ciel. On dirait que je porte la nuit sur moi.
— T’avais des doutes, mais moi j’savais, s’exclame Emma derrière moi. C’est LA robe.
Je la remercie d’un regard. C’est elle qui l’a choisie. Elle me l’avait montrée avec un air de conspiratrice, certaine que ce serait celle-là. Et elle avait raison. Encore.
Marie, elle, est plus silencieuse ce soir. Toujours ce même sourire tendre, mais moins présent, moins éclatant, moins énergique que d’habitude. Elle porte une robe blanche en voile léger, qui glisse sur sa peau comme un souffle. Un halo d’innocence, presque éthéré. Elle observe la scène, son verre levé devant ses lèvres, comme si elle hésitait à parler. Ses yeux papillonnent parfois vers nous, parfois ailleurs. Quelque chose la travaille. Mais elle ne dit rien.
Vivianne, quant à elle, est aux prises avec une robe rouge un peu trop courte à son goût. Marie la lui a tendue avec un grand sourire, et maintenant, Vivianne se débat entre envie de fuir et fierté mal placée.
— J’suis pas sûre, vraiment… Ça fait un peu “regardez-moi j’ai des jambes”, non ? dit-elle en tirant sur l’ourlet.
— Oui, et alors ?! T’AS des jambes. Autant les assumer ! rétorque Marie en éclatant de rire.
Vivianne hésite, puis hausse les épaules.
— Vous êtes sûres ? elle tord ses longs doigts fins avant de sourire face à nos regards appuyés. Bon… au point où j’en suis.
Elle disparaît dans la salle de bain et revient quelques minutes plus tard, vêtue de la fameuse robe rouge au tissu marbré qui lui épouse le corps à merveille. Un silence s’installe. Emma la regarde de haut en bas, puis lève son verre.
— Ok. On est officiellement les reines du bal.
On applaudit. On se lance des compliments à la volée, on ajuste des mèches, on applique du gloss, du mascara, des touches de parfum sur les poignets. Il y a des petits cris de joie quand une coiffure tient enfin, des jurons quand une boucle d’oreille s’égare sous un meuble, des rires, de la joie.
À un moment, je m’assois sur le lit, mon verre à moitié vide entre les doigts. Mes yeux se posent sur nous quatre, dans cette chambre familière, baignée de lumière jaune et d’éclats d’amitié. Mon cœur se serre. C’est l’un de ces instants qu’on voudrait figer dans le temps.
— Vous savez que je vous aime ? je lâche sans réfléchir.
Emma me lance un regard attendri.
— On sait, idiote. Et on t’aime aussi. Même si t’as aucun goût musical.
On rigole toutes, même Marie esquisse un vrai sourire. Elle lève son verre, comme un petit geste symbolique.
— À nous, dit-elle.
— À nous, on répète à l’unisson.
Et puis, comme le temps file toujours trop vite quand on est bien, l’heure finit par arriver. Emma attrape une dernière fois le miroir de poche pour vérifier sa coiffure, Vivianne remet du parfum derrière ses oreilles, Marie lisse nerveusement les plis invisibles de sa robe. On enfile nos vestes, nos talons, on glisse nos téléphones dans nos pochettes.
Dans la cour, les phares de la voiture d’Édouard, le beau-père de Marie, nous attendent. Il sort pour nous ouvrir la porte, toujours aussi élégant et discret. On grimpe toutes à l’arrière, serrées mais heureuses, l’excitation battant à nos tempes. À travers les vitres, la ville scintille doucement, et dans mon ventre, des papillons se débattent déjà.
Ce soir, c’est le bal. Ce soir, c’est peut-être un de ces moments qu’on n’oubliera jamais.
La salle est méconnaissable. À croire qu’ils ont engagé une armée d’elfes de Noël sous acide pour tout décorer. Des guirlandes lumineuses serpentent le long des murs, projetant des reflets dorés sur les visages encore timides. Les voilages blancs qui tombent du plafond ondulent doucement sous les souffles d’air chaud, et une pluie de neige artificielle tombe par intermittence d’un vieux projecteur fixé trop haut. Les boules à facettes lancent des éclats d’argent partout, jusqu’au plafond, où flottent de gigantesques flocons en carton-pâte qui se balancent paresseusement.
Le sol lui-même semble avoir été transformé, recouvert d’un tapis bleu nuit pailleté. On pourrait croire que l’on marche sur une mer gelée parsemée d’étoiles. La musique pulse doucement dans les enceintes, un rythme doux et dansant qui résonne dans les ventres. Les élèves, habillés comme s’ils allaient fouler un tapis rouge, déambulent entre les buffets, dansent en petits groupes, rient à gorge déployée ou posent devant une arche géante tapissée de guirlandes, de fausse neige et de fleurs d’hiver.
Tout le monde semble jouer un rôle ce soir, celui de la version la plus éclatante de soi. Les timides se prennent au jeu, les populaires brillent comme jamais, et même les enseignants, postés discrètement dans les coins, arborent de rares sourires.
J’aperçois Alex, appuyé nonchalamment contre un mur, chemise noire parfaitement ajustée, veste cintrée, les cheveux légèrement en bataille comme s’il venait de passer une main nerveuse dedans. Son pantalon sombre épouse ses jambes avec une précision presque indécente, soulignant ses hanches et ses fesses avec une aisance déconcertante. À côté de lui, Antoine est l’élégance incarnée dans un costume blanc cassé, une touche lumineuse à ses côtés. Le contraste entre eux est saisissant — l’un ténébreux, l’autre solaire. Alex parle, rit même, la tête légèrement inclinée vers son ami, mais soudain il tourne les yeux, et son regard accroche le mien. Il s’immobilise. Ses pupilles d’acier me scannent de la tête aux pieds, suivant lentement les courbes de ma robe bleu nuit, s’attardant un instant sur mes hanches. Il pince légèrement sa lèvre inférieure, puis me renvoie un regard brûlant, un de ceux qui font grimper la température malgré la climatisation.
Il ne bouge pas. Et moi non plus. Pas de geste. Pas de mot. Juste ce fil tendu entre nous, ce sourire à mi-chemin entre la provocation et l’aveu. C’est assez. Pour l’instant.
Avec les filles, nous nous mettons à danser. On rit. On boit un peu de soda tiède en gobelet plastique, en regrettant de ne pas avoir pris une petite bouteille d’alcool pour pimenter un peu plus tout ça. Quand la chaleur nous monte à la tête et que nos pieds nous tirent, on décide de s’éloigner un peu de la piste et de l’agitation ambiante. On se retrouve assises toutes les quatre sur un banc, un peu à l’écart, discutant joyeusement de tout et de rien. Seule Marie semble nerveuse, elle tripote sa robe et évite nos regards. Finalement, elle murmure, presque inaudible :
— J’ai quelque chose à vous dire...
On se tourne toutes vers elle. Emma, sans surprise, brise le silence :
— Bah vas-y, tu sais que tu peux tout nous dire.
Marie inspire profondément, les joues un peu pâles, elle se lèche les lèvres et boit une longue gorgée de son verre :
— Je crois que j’aime les filles...
Un silence s’ensuit. Mais pas un silence gênant. Plutôt un moment suspendu, comme si le monde attendait notre réaction.
— OK, dit Emma avec un sourire. Et donc ? T’as craqué sur qui ?
On éclate toutes de rire. Vivianne passe un bras autour des épaules de Marie avec la tendresse qui lui est propre.
— Merci de nous l’avoir dit. T’es courageuse. Et on est avec toi.
Je hoche la tête, touchée par sa sincérité, par cette manière pudique qu’elle a eue de le dire. Elle qui est toujours si forte, si énergique, si peu démonstrative, elle nous avoue ça comme si c’était une faute. Je pose ma main sur la sienne.
— Tu peux aimer qui tu veux, Marie. T’es toi, et c’est tout ce qui compte.
Elle sourit enfin, soulagée, et retrouve peu à peu des couleurs. Et pour moi, c’est un moment précieux. Un moment de sororité, de vérité, de chaleur humaine. Avant, je n’avais personne. Puis Emma est arrivée et je pensais être comblée. Puis il y a eu Vivianne et Marie, Alex et Antoine, Mark, et là je peux dire que je suis comblée, et heureuse. Nous sommes rapidement rejointes par Alex et Antoine pour notre plus grand plaisir, et je ne peux m’empêcher de voir Vivianne rougir légèrement. Alex s’assoit lourdement à côté de moi, se plaignant de ses chaussures et de sa veste trop serrée. J’esquisse un rire qui s’amplifie quand je le vois sortir de ladite veste une petite bouteille en verre, qu’il me tend aussitôt après l’avoir portée à ses lèvres. L’odeur qui parvient à mon nez ne fait aucun doute sur l’origine du liquide, j’en bois une longue gorgée qui me brûle la gorge.
— T'aurais pu la diluer un peu, ta vodka, je tousse un coup en lui rendant sa bouteille.
— Déjà qu'elle est pas grande, alors en plus, si je mets du soft dedans !
Je lui claque gentiment la cuisse, ce qui le fait rire de plus belle. Mais forcément, cette joie et ces rires ne peuvent pas durer. Le drame Sarah arrive. Littéralement. Alors que la musique bat son plein, Sarah s’avance d’un pas décidé vers notre groupe dans sa robe courte et moulante. Elle s’arrête net devant moi et Alex, les bras croisés, le regard venimeux.
— J’espère que t’es fière de toi, Sophie. Toujours à piquer les mecs des autres, hein ?
Un murmure de surprise parcourt la foule. Autour de nous, la piste se dégage légèrement, attirée par le parfum d’un scandale imminent. Je croise les bras à mon tour, le regard planté dans le sien, glacé.
— Ils viendraient pas à moi si t’étais à la hauteur pour eux, non ?
Elle blêmit, mais ne recule pas. Au contraire, elle avance d’un pas, le menton relevé.
— T’as pas changé. T’es toujours aussi... pitoyable. Tu fais la fille paumée pour qu’on te plaigne, mais t’es juste une garce manipulatrice.
Mon sang ne fait qu’un tour.
— Ferme-la, Sarah. Tu fais pitié à tout le monde avec ton cinéma. Va pleurnicher ailleurs, t’as assez pollué ma soirée comme ça.
Elle s'apprête à répliquer, le visage tordu de rage, mais en faisant un geste sec du bras, son talon ripe sur une tache de soda au sol. Elle chancelle, lâche un petit cri, puis s’effondre brutalement sur le parquet. Un bruit sourd, puis un craquement net. Sa lèvre percute le sol.
Un cri strident fend l’air. Du sang. Beaucoup.
Sarah se redresse précipitamment, son maquillage coulant, les mains couvertes de rouge. Son regard croise ses doigts tachés, et un nouveau cri plus aigu, presque enfantin, s’échappe d’elle. Elle panique. Tremble. Elle hurle. Un instant figé, je ressens un mélange étrange, une surprise glaciale, et un vague malaise. Je ne m’attendais pas à ça. À cette peur animale sur son visage. Quand je lui avais mis un coup, j’étais partie avant de voir sa réaction. C’est fulgurant, mais je ne regrette rien. Ce que je lui ai dit, elle l’a mérité. Juste... je n’imaginais pas que cette chute aurait cet effet-là.
Personne ne bouge. La foule est figée, suspendue à cette scène surréaliste.
Sauf Vivianne.
Sans un mot, elle s’approche, pose une main ferme sur l’épaule de Sarah et la redresse doucement. Sarah ne résiste pas. Elle a l’air vide, absente, conduite comme une poupée de chiffon. Vivianne l’entraîne vers les sanitaires, hors de vue.
Je reste plantée là, le souffle un peu court, les battements de mon cœur assourdissants dans mes tempes. Autour, les conversations reprennent peu à peu, la musique aussi. Mais quelque chose a changé. En Sarah. En moi. Je ne sais pas encore quoi. Juste... quelque chose. On ne la revoit pas de la soirée. Mais plus tard, elle passera près de moi sans lancer de pique. Juste un regard. Presque doux. Elle ne dira rien. Et ce silence-là est plus fort que tous ses mots venimeux.
Après toute cette galère, quelqu’un vient nettoyer rapidement le sol, enlevant les dernières traces du drame, puis la soirée continue comme s’il ne s’était rien passé. Les lumières deviennent plus douces, la musique plus lente. Alex me propose une danse, et j’accepte. Mon cœur bat fort. Son bras autour de ma taille est chaud, rassurant. Je ne recule pas. Je ne doute plus. Je le laisse me guider, simplement. Sans peur. Alors que nous glissons lentement sur la piste, je jette un coup d’œil en direction de l’endroit où Sarah est tombée plus tôt. Elle n’est plus là, et un silence plane un instant dans mon esprit.
— J’ai quand même un peu de peine pour elle, je souffle.
Alex me regarde, sans se moquer ni minimiser, il hoche doucement la tête.
— C’est une fille paumée. Elle joue un rôle, comme beaucoup. Mais elle s’en sortira, un jour. Il suffit qu’elle trouve quelqu’un qui l’aime vraiment.
Il marque une pause, puis ajoute, plus bas :
— Comme moi, quand je t’ai trouvée.
Je baisse les yeux, le cœur serré par une tendresse douce. Cette fois, je ne me cache pas. J’accepte ce qu’il me donne. Ce qu’on construit. Je sens sa main dans mon dos, juste assez présente pour me rappeler qu’il est là, et je me surprends à penser que je pourrais m’y habituer. La lumière des guirlandes se reflète dans ses yeux, et pendant un instant, je ne vois plus le garçon qui m’a blessée, seulement celui que j’aime.
— Merci d’avoir dit oui, murmure-t-il.
— T’avise pas de marcher sur mes pieds, c’est tout.
Il rit, un vrai rire, et je souris aussi.
Ce n’est pas encore une fin heureuse. Mais c’est une avancée. Un pas de plus vers demain.
Annotations
Versions