Chap 11 partie 1 - Changement
Après le bal et le vacarme du lycée a laissé place à un calme étrange, presque déroutant. Ce matin-là, le silence à la maison m’a semblé plus lourd que d’habitude. Pas de réveil en panique, pas d’Emma qui nous met en retard, pas de devoirs oubliés ou de sac à refaire à la dernière minute.
J’ai hésité. Longtemps. Et puis j’ai envoyé un message à mon père. Trois mots. "Je peux venir ?"
Sa réponse n’a pas tardé. "Bien sûr, ma puce."
Simple. Sobre. Presque pudique, à son image. Je suis donc là, valise à la main, dans l’entrée, face à lui. Il me sourit, maladroitement. Moi aussi. Le temps a passé depuis notre dernière vraie conversation, depuis la dispute, depuis les silences. Mais il n’y a pas d’animosité dans ses yeux. Juste un peu de gêne et de fatigue. Et peut-être, de l’espoir. Je monte rapidement dans ma chambre qui n’a évidemment pas bouger depuis que je suis partie il y a plus de trois semaines. J’ouvre en grand les rideaux ainsi que les fenêtres pour laisser entrer la brise matinale. Je pose ma valise sur mon lit et m’y assois un moment, cette chambre renferme tans de souvenirs, surtout des souvenirs douloureux. Mes nuits emplis de cauchemars, mes nombreux questionnements sur ma mère, et mon avenir… En redescendant dans le salon j’y trouve mon père assit au comptoir de la cuisine, une tasse à café et son journal à la main. Il redresse la tête vers moi et son regard rassurer trahis son angoisse, il devait penser que je m’enfuirais par la porte de derrière. Il esquissa un sourire en reposant le journal.
— J’ai prévu quelques trucs, dit-il en se dirigeant vers l’entrée. Ciné, resto, balade si tu veux… Ou on peut juste rester à la maison et s’engueuler devant un film pourri comme avant.
Je ris malgré moi.
— Marché conclu. Mais c’est moi qui choisis le film au cinéma.
Il grogne pour la forme, mais je vois qu’il est soulagé. Comme si ce simple rire venait de fissurer la glace entre nous. On sort tous les deux, un peu maladroits, un peu rouillés, comme deux vieilles pièces de puzzle qui tentent de s’emboîter à nouveau. Le froid nous picote les joues, et on marche côte à côte dans les rues presque calmes du centre-ville. On discute de tout et de rien. De la pluie qui n’arrive pas, du café trop fort de la machine de son bureau, de la voisine qui parle à ses plantes comme si elles allaient lui répondre. Je ris. Lui aussi. Et parfois, entre deux silences confortables, on laisse passer des souvenirs. Des miettes de ma mère, glissées dans la conversation comme si elles y étaient toujours restées. Il me raconte qu’elle avait horreur du froid, qu’elle mettait trois paires de chaussettes en hiver et râlait qu’on ne vivait pas au soleil. Je souris doucement, une chaleur étrange dans la poitrine, j’ai toujours rêvé de vivre au soleil, dans la chaleur d’une plage et d’un été qui ne finit jamais.
Arrivés devant le cinéma, il me regarde en coin, déjà méfiant.
— Alors ? Tu veux voir quoi ? Un drame social qui fait pleurer ? Une comédie romantique avec des dialogues creux ? Une animation débile avec des lapins qui parlent ?
— Film d’horreur, je tranche avec un sourire carnassier.
Il cligne des yeux. Longuement.
— Tu détestais ça quand t’étais petite.
— J’ai grandi. Et puis c’est marrant de flipper pour des trucs qui n’existent pas. Les monstres, les esprits… ça fait moins peur que la vraie vie, tu trouves pas ?
Il me fixe une seconde, soupire dramatiquement, puis prend deux places pour Les Ombres de Black Hollow, avec l’air résigné de quelqu’un qui sait déjà qu’il va regretter.
La salle est plongée dans le noir. À côté de moi, mon père croise les bras, bien droit dans son fauteuil, comme un soldat prêt à encaisser l’horreur avec dignité. Spoiler : il ne tiendra pas longtemps. Le film commence. Bruits stridents. Plans qui s’éternisent dans des couloirs sombres. Apparitions brutales. Je sursaute parfois, mais je ris aussi. J’adore cette adrénaline. Lui, je l’entends souffler dans sa moustache imaginaire, les doigts crispés sur l’accoudoir.
À la fin de la séance, les lumières se rallument je cligne des yeux et me tourne vers lui, j’éclate de rire. Il est pâle comme un linge, les yeux écarquillés, la mâchoire serrée comme s’il avait survécu à une guerre.
— T’as aimé ? je demande, moqueuse.
Il me jette un regard noir.
— C’était affreux. Ton goût pour les films malsains est inquiétant. Je vais faire un signalement. T’es pas censée aimer ce genre de trucs à ton âge.
— Et toi t’es pas censé fermer les yeux pendant un tiers du film, je réplique, hilare.
Il grogne mais finit par rire avec moi. Un rire vrai, libérateur. Et en sortant du cinéma, son bras se glisse naturellement autour de mes épaules. Comme avant. Comme si rien ne s’était jamais vraiment brisé. On quitte le cinéma, et malgré le froid mordant, on ne rentre pas tout de suite. On marche un peu, le nez rougi, les mains dans les poches. Le silence s’installe, puis vacille légèrement lorsqu’il murmure :
— Ta mère aurait détesté ce film.
Je tourne la tête vers lui, un peu surprise qu’il en parle sans que je le relance.
— Elle aurait râlé pendant toute la séance, puis elle aurait mal dormi pendant une semaine, ajoute-t-il avec un petit sourire attendri.
Je ris doucement. Ce rire-là est étrange, un peu triste, un peu doux. J’ai peu de souvenirs d’elle, et chaque morceau qu’il m’offre devient un petit trésor.
— Elle aimait quoi, comme films ?
— Les comédies romantiques. Les trucs mièvres avec des fins heureuses. Et les documentaires sur les animaux. Elle adorait les éléphants.
Je souris, mais au fond de moi, ça remue, j’aurais aimé savoir ça plus tôt. J’aurais aimé... tout savoir, en fait.
— Et toi, tu les regardais avec elle ? je lui demande en coin, mi-curieuse, mi-provocante.
— Bien sûr. Je râlais comme un ado, mais je regardais quand même. Surtout si elle préparait du pop-corn, avoue-t-il avec un demi-sourire.
Un silence retombe, plus lourd cette fois, on continue à marcher. J’hésite. Et puis je me lance.
— Tu penses encore à elle ?
Il s’arrête une demi-seconde, puis reprend sa marche.
— Tous les jours.
Il ne dit rien de plus. Et moi, je n’ose pas poser cette question, celle qui me brûle les lèvres depuis des semaines. Celle qui parle de l’homme qu’il a aidé à sortir de prison. Alors je range ma curiosité pour plus tard, ce week-end n’est pas pour régler des comptes c’est juste pour... recoller un peu les morceaux.
— Tu veux qu’on aille manger ? finit-il par demander en me jetant un coup d’œil.
— J’ai trop faim pour dire non.
On s’engouffre dans un petit resto tranquille, pas très loin du cinéma, coincé entre deux autres bâtiments à la devanture morne. Une vieille brasserie avec du bois partout, des nappes à carreaux et une odeur de viande grillée flotte à l’intérieur. Le genre d’endroit où tu sens que les serveurs connaissent la carte par cœur et où les desserts sont faits maison. Une fois installés et après avoir regardé d’un œil distrait le menu il commande à la serveuse un steak-frites, fidèle à lui-même, et moi une salade bien généreuse. La serveuse s’éloigne, et mon père replonge dans son verre d’eau.
— Tu ressembles beaucoup à elle, tu sais.
Je lève un sourcil.
— Physiquement ?
Il fait non de la tête.
— Pas vraiment. Tu as son regard. Mais surtout son entêtement. Et sa façon de sourire quand tu essaies de cacher tes peurs.
Je reste silencieuse. Mon cœur bat un peu plus fort.
— Elle était forte, ta mère. Et toi aussi.
Je baisse les yeux. C’est rare qu’il parle comme ça. Rares, ces moments où il lâche un peu ses défenses.
— Elle me manque, je dis dans un souffle.
Il hoche la tête.
— À moi aussi.
Pas de grandes phrases. Pas de démonstrations. Juste ça. Les plats arrivent, et pendant un instant, on s’affaire à couper, assaisonner, comme si on n’osait pas relancer la discussion. Puis il repose sa fourchette, s’essuie vaguement les lèvres, et reprend, les yeux perdus quelque part entre la table et ses souvenirs :
— Tu sais, ta mère... elle n’a pas toujours été cette image douce et calme que tu as gardée d’elle.
Je relève la tête, intriguée, mastiquant une tomate juteuse.
— Quand elle était jeune, elle brûlait d’un feu... Elle voulait changer le monde. Se battre contre les injustices, l’oppression, les silences, elle manifestait, organisait, criait plus fort que tout le monde. Une vraie furie.
Il rit doucement, mais son regard reste sérieux.
— Elle ne t’a jamais parlé de ça, hein ?
Je secoue la tête, un peu déboussolée.
— Non. Pour moi, elle était... parfaite. Maman gâteau, toujours un mot gentil, toujours une chanson en tête...
— Et elle l’était, aussi. Mais elle portait tout un monde dans le ventre, avant toi. Et parfois même un peu après.
Il attrape son verre, le fait tourner lentement entre ses doigts.
— Un an après ta naissance, elle est repartie. Pas longtemps. Trois jours. Une expédition dans un labo pharmaceutique. Des tests sur des singes, je crois. Elle n’a rien pu sauver, elle en a été dévastée et elle a été arrêtée. Garde à vue de vingt-quatre heures, puis elle a été juger.
Je reste figée, la fourchette suspendue entre mon assiette et mes lèvres.
— Elle a été arrêtée ? je murmure.
Il acquiesce, l’air grave.
— C’est là que j’ai craqué. Je lui ai dit que je ne pouvais pas... pas continuer à te regarder grandir sans savoir si ta mère allait rentrer ou si elle allait risquer sa vie pour une cause. Je lui ai posé un ultimatum. Je ne suis pas fier de ça, tu sais, mais j’avais peur. Peur de devoir t’élever seul et peur de te voir souffrir.
Un silence, encore.
— Et elle a choisi de rester ? je demande doucement.
— Oui. Elle a tout arrêté. Les manifs, les groupes d’action, les nuits blanches à rédiger des tracts... Elle est devenue cette mère que tu as connue. Douce. Attentionnée. Dévouée. Mais...
— Mais ? je souffle.
— Mais je crois qu’une partie d’elle est morte ce jour-là. Pas tout. Mais un petit bout.
Je regarde mon assiette sans vraiment la voir. Cette femme que j’ai idéalisée, portée comme un modèle... elle avait ses fêlures. Ses failles. Ses combats.
Et je comprends. Je comprends que ça ne fait pas d’elle une moins bonne mère, juste une femme, avant tout. Une femme complexe, passionnée, déchirée entre deux amours, celui de ses idéaux, et celui de sa fille.
Je respire lentement.
— Tu sais, je crois que je l’aime encore plus maintenant, dis-je en relevant les yeux vers lui.
Il me regarde longuement, puis acquiesce.
— Moi aussi.
On mange un peu, chacun absorbé dans ses pensées, mais le poids dans l’air n’est plus le même. Il est là, oui, mais moins étouffant. Plus... vrai, où les pensées se bousculent sans qu’aucune ne demande à être dite à voix haute. Le genre de silence qui dit : « J’ai compris. On a fait un bout de chemin. »
Arrivés à la maison, mon père s’étire en retirant son manteau, puis file allumer un feu dans la cheminée du salon. Il adore ça, le feu. Il dit toujours que ça le détend, que ça lui rappelle les soirées d’hiver avec ma mère, quand ils se racontaient leurs journées en grignotant des trucs immondes devant des jeux télévisés. Je vais dans la cuisine et prépare deux chocolats chauds. Avec de la cannelle pour moi. Du cacao pur pour lui. Et une montagne de chantilly sur les deux, parce que ça, c’est notre religion familiale.
Quand je reviens avec les tasses fumantes, il a déjà étalé une vieille couverture sur le canapé, et l’odeur du bois qui crépite remplit la pièce. Je me blottis contre lui, les jambes repliées sous moi, et il passe un bras autour de mes épaules. On ne dit rien pendant un long moment. Juste le feu, nos souffles tranquilles, les doigts autour de nos tasses chaude.
— Tu te souviens, demande-t-il, de la fois où ta mère t’a laissé peindre le mur de la cuisine ?
Je pouffe de rire.
— Tu veux dire le « chef-d'œuvre » abstrait que t’as gardé pendant cinq ans, juste parce que maman disait que c’était "plein d’émotion brute" ?
— Exactement celui-là. Je l’ai jamais vraiment aimé, tu sais. Mais elle, elle y voyait une rébellion en germe. Elle était fière.
Je souris en buvant une nouvelle gorgée de chocolat. C’est réconfortant de l’entendre parler d’elle comme ça. De nous, à cette époque. Le reste de la soirée se passe comme dans un vieux souvenir d’enfance retrouvé. On sort un jeu de société poussiéreux, qu’on triche éhontément tous les deux, on rit beaucoup. Et puis on sort, juste un peu, dans le froid du soir, marcher dans la forêt à quelques minutes de la maison. La fine neige étouffe un peu nos pas, les arbres semblent endormis.
— Elle adorait ces balades, tu sais. Elle disait que la nature, c’était le seul endroit où elle se sentait vraiment libre.
— Je crois que je comprends, je murmure.
Il me sourit. Et dans ce sourire, je lis une tendresse nouvelle comme s’il me voyait enfin autrement. Pas seulement comme sa fille. Mais comme une jeune femme qui avance, vacille parfois, mais continue de marcher.
Quand on rentre, il me souhaite bonne nuit d’un simple baiser sur le front, et je monte me coucher, le cœur apaisé. Pour la première fois depuis longtemps, cette maison ne me semble plus étrangère elle ressemble à ce qu’elle est, un endroit où je peux revenir. Quand j’en ai besoin. Le dimanche passe dans une atmosphère paisible, presque irréelle. Mon père et moi prenons notre petit déjeuner tardif en silence, mais un silence complice, sans tension. L’après-midi, on se promène encore un peu, puis on trie quelques vieilles affaires dans le grenier, on tombe sur une boîte remplie de vieux albums photo, de dessins froissés, de lettres oubliées. Il les garde précieusement, sans le dire, mais ça se voit à la façon dont il les manipule.
Plus tard, alors que je replie mes affaires dans ma valise, il s’appuie contre l’encadrement de la porte et croise les bras.
— Je pense que c’est bien que tu restes encore un peu chez Emma, dit-il doucement. T’as trouvé ton équilibre là-bas, et moi… j’ai besoin de réapprendre à faire des choses pour moi. Ça veut pas dire que je veux pas que tu reviennes, tu sais ça ?
Annotations
Versions