Chap 11 partie 2 - Changement

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Je le regarde, un peu émue.

— Je sais, papa. Et je reviendrai. Promis. Je vais pas finir ma vie chez Emma de toute manière.

Il hoche la tête et me sourit. On se comprend. Il est à peine 18h quand mon téléphone vibre dans ma poche. Un message.

18h08 de Alex à Sophie "Hey. Si t’as pas encore de plan pour ce soir… Je joue un peu chez moi. Ça te dirait de passer ? J’ai envie de te voir."

Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Simple. Pas de pression. Juste lui, et cette façon qu’il a de me laisser choisir. Je regarde ma valise déjà refermée, puis attrape un sac plus léger. Deux trois fringues, un carnet de dessin, mon MP3 et mon chargeur. Ainsi que mon flacon de médicament qui ne me quitte jamais.

Je redescends, mon sac sur l’épaule, et annonce d’un ton calme :

— Je vais chez Alex ce soir, le garçon dont je t’ai parler. Je reste un peu chez lui.

— D’accord. Et… fais attention à toi.

Je l’embrasse sur la joue. Il me serre brièvement contre lui, un peu maladroit mais sincère. Puis je quitte la maison, dans le froid doux d’un dimanche soir de février.

Quand j’arrive devant chez Alex, il est là, sur le pas de la porte, une guitare à la main, en sweat noir et chaussettes dépareillées. Il sourit en me voyant, comme si c’était la chose la plus normale du monde.

— T’es venue.

— Bien sûr que je suis venue.

Je monte les marches en silence, et il me tend la main. Nos doigts s’entrelacent naturellement. La porte se referme doucement derrière moi. Comme toujours, je suis accueillie par un mélange d’odeur de cigarette, de poussière et de plastique. Démon court vers moi et manque de me renverser, déclenchant le rire presque hystérique d’Alex. Les vieilles habitudes ont la vie dure, comme on dit. J’abandonne rapidement sac et veste à l’entrée pour aller m’affaler sur le canapé pourri.

— C’est marrant, mais plus tu viens, plus tu fais comme chez toi ! me lance Alex depuis la cuisine où il s’est rendu.

— Et ça te gêne ?

— Mmm, nan. Tant que tu laisses pas traîner tes soutifs ou tes culottes ?

— Au cas où tu ramènerais une amante ? le taquinai-je en esquissant un sourire espiègle.

— Nan, histoire d’éviter que Démon les bouffe !

J’éclate de rire en le voyant revenir vers moi avec deux bières à la main.

— Rigole pas, la dernière fois j’avais laissé un jean et il a bouffé la moitié de la jambe gauche. Un JEAN, s’t’eut plaît !!!

Mon rire redouble tandis qu’il trinque négligemment sa bière contre la mienne.

— Il m’a coûté plus cher en véto qu’en croquettes, pour te dire.

— J’imagine !

Je bois une longue gorgée fraîche et repose la bouteille sur la table basse.

— Bon et sinon, ça en est où cette chanson sur laquelle vous bloquez, tous les deux ?

— Bouge pas, je vais te montrer.

Il se redresse comme un ressort et file dans son petit studio. Il revient quelques instants plus tard, partitions et guitare à la main. Il se cale dans le fauteuil en face de moi et me tend les feuilles.

Ça fait un moment que je n’ai plus joué. J’espère ne pas être trop rouillée.

Je parcours la partition des yeux et chantonne la mélodie pendant qu’Alex accorde rapidement sa guitare. Puis il se lance, et la musique emplit son petit appartement. Je reprends ma bière d’une main, et étale les partitions sur la table de l’autre. Démon, quant à lui, s’est couché sur mes pieds, se disant sûrement que j’avais froid.

À ce moment-là, je me dis qu’après tout ce qu’on a vécu, on ne s’en sort pas trop mal. Deux bières, une guitare, un chien maladroit et un peu trop d’histoires derrière nous, mais on est là. Entiers. Ensemble. Encore.

— Bon, souffle-t-il en grattant un accord suspendu. Ce couplet, on l’a, mais le pont... le pont, c’est l’enfer. On voulait un passage en drop D avec un rythme ternaire, mais ça sonne creux.

— En drop D ? répétai-je, un peu perdue.

Il sourit doucement.

— Tu descends ta corde de mi grave d’un ton. Ça te donne un son plus profond, plus lourd, presque folk.

— Ah ouais, genre... tum-tum-bloum, dis-je en mimant une rythmique avec la bouche.

Il éclate de rire en faisant tourner agilement le médiator dans sa main.

— Voilà. C’est pas académique, mais je vois ce que tu veux dire.

— Tu me parles d’académie, mais ce que t’as appris, c’est avec des clodos dans la rue !

— Ouais, bah ils étaient vachement pédagogues !

Je rigole un coup, puis j’attrape une des partitions et je me mets à fredonner une ligne mélodique. C’est bancal, pas très juste, mais il y a une sorte de logique instinctive dans ma voix, comme si le morceau voulait bien de moi.

— T’as pas joué depuis combien de temps ?

— Longtemps. Assez pour que mes doigts soient tout rouillés… mais pas assez pour oublier ce que ça fait quand une chanson vibre juste.

Il me regarde un instant, un peu plus sérieux.

— J’aime bien quand tu dis ça. Quand une chanson vibre juste.

— Parce que c’est vrai. C’est comme les gens. Tu sais quand ça sonne faux.

Un silence s’installe. Doux. Dense. Un peu flippant, mais pas désagréable.

Il reprend sa guitare et joue ce fameux passage en drop D, je laisse mes doigts battre la mesure sur ma cuisse, ma voix trouve sa place sans trop réfléchir. Ça marche. C’est fragile, encore à construire, mais ça marche. Et dans ses yeux, je vois qu’il le sent aussi. Il sourit, se gratte le haut du crâne, et la musique reprend doucement la place du vide entre nous.

Démon n’a pas bougé sur mes pieds. Sa queue bat doucement le rythme, et un soupir lui échappe, comme s’il avait tout compris. Je danse un peu sur place et vide le fond de ma bière. Quand on joue de la musique, l’alcool descend toujours trop vite à mon goût.

— Tu sais ce que je me dis ? lançai-je après un moment. Un truc plus lent, plus planant… ça collerait mieux avec le texte.
— Planant ? Il fronce les sourcils. Tu veux faire un morceau pour endormir les gens ?
— Pas endormir, juste… leur filer des frissons. Un truc qui prend aux tripes.
— Ouais mais moi je veux que ça claque. Que ça réveille. Que ça tape là, tu vois ? dit-il en tapant du poing contre sa poitrine.
— Rockeur jusqu’au bout des chaussettes dépareillées.
— Et fièrement, ouais !

On se regarde en coin, mi-sérieux, mi-moqueurs. Le débat est lancé.

On balance des noms, des styles, on défend nos goûts comme si on parlait de politique ou de religion. Lui cite du Nirvana, du Queens of the Stone Age, moi je parle d’Aurora, de London Grammar, d’ambiances qui montent en douceur et qui font frémir les tripes. On ne tombe pas d’accord, on hausse le ton, on rit et on s’engueule, à un moment on parle si fort que Démon relève vivement la tête et pousse un aboiement railler et grave. Mais c’est pas grave. En fait, je crois que j’aime bien ça. Ne pas penser pareil. Avoir des échanges plus énergiques, constructive, ça nourrit le truc entre nous, ça l’empêche de se ramollir, comme pour la musique, ça résonne et ça vibre.

Il recommence à jouer, obstiné. Je l’écoute, j’essaie de poser ma voix. Je cherche un rythme. Je tâtonne. Puis soudain, ça clique. Je trouve une mélodie. Simple. Juste. Elle tombe pile.

Alex s’arrête net, les yeux écarquillés. Il me fixe, puis recommence le passage, plus lentement cette fois. Je rechante, appuis sur ma voix, monte et descend, fait sonner les notes. À la troisième tentative, on chantonne tous les deux en même temps, un accord parfait, bordélique et magnifique.

Il bondit de son fauteuil comme un gosse.
— C’est dingue ! C’est parfait, putain !

Il finit sa bière d’un trait et file dans la cuisine, guitare encore coincée sous le bras, continuant à jouer inlassablement cette dernière partie. Je l’entends râler contre une bouteille vide qui traine par terre, puis fredonner comme un mec possédé par sa propre trouvaille.

Et moi je souris. Parce que ouais, on ne s’en sort pas trop mal tous les deux, que ce soit en amour ou en musique. Le temps file sans qu’on y pense. Une heure, peut-être même deux ou trois. Les aiguilles tournent, mais dans cette pièce où l’odeur de bière, de poussière et de musique sèche flotte en suspension, le temps semble ne plus obéir à rien. On discute à voix basse, à voix haute, par-dessus les accords, par dessous les rires. On affine certains passages comme si on sculptait quelque chose d’essentiel. On gratte des bouts de refrains avec la concentration fébrile des faussaires qui tentent de recréer un chef-d'œuvre perdu.

Les partitions s’empilent, s’éparpillent, se froissent. Elles se couvrent de ratures nerveuses, de flèches qui partent dans tous les sens, de petits griffonnages absurdes, une étoile, un smiley, un cœur barré, laissés là dans un coin du papier comme des pensées inconscientes. On laisse des commentaires moqueurs à la marge, on souligne des mots qu’on déteste, on entoure des bouts de phrases qu’on adore. On s’engueule pour un accord suspendu qui refuse de sonner comme il faut, on se réconcilie dans la seconde suivante sur un refrain à deux voix qui tombe juste, pile, presque sans qu’on comprenne comment.

Une bière, puis deux. Puis quatre. Les capsules jonchent le sol, roulent sous la table basse, cliquettent doucement comme une pluie métallique. Le pack de bières finit éventrer à côté de nous, éventré comme nous, rincé mais encore debout. Démon, lui, s’en fout royalement. Il roupille en boule contre le radiateur où il est allé se mettre loin du bruit de notre conversation, profondément indifférent à nos débats musicaux fiévreux. Son souffle régulier et son museau enfoncé sous sa patte rappellent qu’au moins une âme ici a compris comment vivre tranquille.

Alex loupe trois fois le même accord, lâche un « merde » bien senti qui fait écho entre les murs, et finit par soupirer longuement. Il repose la guitare contre un coin du mur avec un geste résigné, comme si elle lui en voulait personnellement. Il s’étire, bras levés, dos qui craque, puis se met à chercher quelque chose du regard, les sourcils froncés, comme s’il suivait une intuition. Il traverse la pièce, pousse un vieux carton, trifouille dans un placard à moitié ouvert. Quelques objets tombent, une boîte de thé périmée atterrit au sol sans que personne ne s’en préoccupe.

Puis il met la main sur ce qu’il cherchait. Un vieux poste CD, jauni, rayé, cabossé par le temps, qu’il enclenche d’un geste sûr. Le lecteur grésille un peu, proteste, puis obéit. Une musique instrumentale commence à tourner, un peu rock, un peu bancale, aux riffs hésitants et à la batterie lo-fi. Ça colle parfaitement avec le décor et notre état d’esprit.

Sans un mot, Alex disparaît une seconde derrière un autre placard. Il fouille, s’agite, grogne légèrement, soulève un peu la poussière qui danse dans la lumière de ces lampes dépareiller disséminer aux quatre coins de la pièce. Puis ressort triomphalement, tel un chasseur victorien, une bouteille à la main. Une bouteille ambrée, poussiéreuse, qui n’a clairement pas vu la lumière depuis des années. Il l’agite devant mon nez avec un regard brillant de malice.

— Whisky. Enfin, je crois. Tu veux, ou c’est trop fort pour une fille comme toi ?

Je hausse un sourcil, l’air de dire « vraiment ? », et je lui arrache la bouteille des mains sans prendre la peine de répondre.

Je débouche, un clac sec, l’odeur me monte au nez comme un avertissement. Je hume, j’hésite une microseconde, puis je bois une gorgée. La brûlure est immédiate. Elle me traverse comme un éclair, allume un feu instantané dans ma gorge, dans ma poitrine, jusqu’à mes oreilles. Je tousse comme une cheminée mal ramonée, les yeux plissés, les poumons en feu, ma dignité perdus quelque part entre deux spasmes. Alex éclate de rire, hilare, sans même chercher à cacher sa joie.

— J’te l’avais dit… c’est pas pour les fillettes !

Il récupère la bouteille avec fierté, s’installe à côté de moi sur le canapé, et lève le coude comme s’il s’apprêtait à entrer dans l’histoire. Sa gorgée est longue, trop confiante. Il ne tient pas deux secondes avant de devenir rouge comme une pivoine alcoolisée, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte. Il tente de garder contenance mais finit par tousser lui aussi après avoir difficilement avaler sa gorgé, pris dans la même tempête brûlante.

— C’est quoi cette merde ?! balance-t-il entre deux quintes de toux.

J’éclate d’un rire cassé penchée en avant, la main sur le ventre, le souffle coupé par l’absurdité de la scène. Il regarde la bouteille, me regarde, regarde la bouteille à nouveau, incrédule. Je lance après m’être calmé :
— Attends… c’est pas du whisky.
— Ah non, ça… c’est de la sorcellerie.
— C’est un mélange maison ?
— Ou un piège à humains.

On finit tous les deux à fixer le liquide sombre à l’intérieur comme s’il allait nous parler. Il a une consistance suspecte, une couleur trop dense, un reflet louche sous la lumière. Mais évidemment, comme les idiots qu’on est, on recommence à en boire. À petits coups d’abord, en grimaces discrètes, puis à peine plus. On s’y fait. Presque. Et à ce stade, franchement, on n’est plus à ça près.

Le reste de la soirée se dilue doucement, comme une aquarelle trop mouillée. Nos rires, nos anecdotes absurdes, nos souvenirs mal rangés remplissent la pièce. Alex ressort des CD qu’il rangeait dans une vieille boîte à chaussures, des compils faites maison, gravées à la hâte, annotées au feutre noir. Il me fait écouter du rock crasseux, des pépites grunges oubliées, un album acoustique enregistré « dans la salle de bain d’un pote », je le crois à moitié, mais c’est pas la peine de remettre ça en question.

Puis vient mon tour. Je sors mon MP3 de ma poche. Celui qu’il m’a offert. Celui que j’ai baptisé « le chasseur de cauchemars ». Celui qui ne me quitte jamais. Je le branche aux enceintes, et d’un coup, la musique change d’univers.

Des voix aériennes, des nappes sonores étranges, des harmonies lentes et rampantes. Des mélodies qui ne se laissent pas attraper tout de suite. Elles glissent sous la peau, serpentent doucement, s’installent sans prévenir.

— C’est quoi, ça ? demande-t-il, intrigué.

— C’est une balade dans mon cerveau. Tu montes ou tu descends, c’est toi qui choisis.

Il sourit. Un sourire fatigué, un peu flou, mais sincère. On est complètement bourrés, les cheveux en bataille, les fringues froissées, la pièce sens dessus dessous. Et pourtant, tout est à sa place. Même nous.

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