Chap 13 partie 1 - Brasier

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La plage crépite de rires et de musique, baignée dans une lumière orangée et vacillante. Au centre, un grand feu de bois projette des ombres dansantes sur les visages éparpillés tout autour. Des guirlandes solaires serpentent entre deux tentes improvisées, et des couvertures ont été étalées ici et là, comme des îlots de repos entre les vagues de sable. L’air sent la bière, le sel, la fumée de bois et l’herbe sèche. Un vieux haut-parleur diffuse une musique tantôt joyeuse, tantôt rêveuse, et tout autour, les gens dansent, discutent, s’embrassent ou observent simplement les flammes avec des sourires flous. Il n’y a évidemment que des jeunes, les plus vieux sont sans doute chez eux, sur leur terrasse ou dans les bars à boire dans un milieu qui leur correspond mieux.

Je suis pieds nus, mes sandales à la main, ma robe encore un peu froissée par la journée passée dans la valise. Le sable frais glisse entre mes orteils à chaque pas. J’ai l’impression de redevenir une gamine, libre et un peu invisible dans cette nuit. Le vent léger fouette mes cheveux, et les mèches folles me collent parfois aux lèvres. Je m’arrête un instant, observant la scène. C’est un joyeux bordel. Un tableau mouvant de chaleur humaine et, au milieu de ce vacarme désordonné, je me sens étrangement calme. Comme si ce chaos me faisait du bien, comme s’il calmait celui qui, dans mon ventre et mon cœur, ne semble jamais vraiment s’éteindre.

Mon regard balaie la foule, puis s’arrête sur une silhouette familière. Samia. Elle est appuyée contre une table basse bricolée avec des planches de récup, un gobelet rouge à la main, les joues rosies par l’alcool et le feu, les yeux brillants. Elle rit fort à une blague qu’un garçon en maillot de bain vient de lui faire, sa tête bascule en arrière, et je sens une bouffée d’affection douce monter en moi. Elle a l’air heureuse. Libre. Vivante. C’est fou comme elle dégage quelque chose de simple et lumineux, cette fille. On devrait toutes avoir une Samia dans nos vies, même juste pour une soirée.

Je contourne un groupe qui chante faux autour d’un ukulélé et m’approche. Quand elle me voit, son visage s’illumine aussitôt.

— Sophiiiiiie ! crie-t-elle en tendant les bras comme si elle m’attendait depuis une éternité et que nous étions des amies de longue date.

Elle titube légèrement en s’avançant vers moi et m’attrape dans une étreinte chaleureuse qui sent la bière tiède et un peu le feu de camp.

— T’es venue ! Je t’avais dit que t’étais la bienvenue, hein ?! Viens, viens, faut que je te présente à tout le monde, t’es une artiste, t’es une pépite, je l’ai dit à tout le monde !

— Tu m’as fait de la pub ? je rigole en la suivant.

— T’as pas idée. Je leur ai dit que t’étais genre… la prochaine Frida Kahlo, mais sans le monosourcil.

Je lève les yeux au ciel en riant, mais au fond de moi, je suis touchée. Elle m’entraîne sans me laisser le temps de répondre, le bras autour de mes épaules, bavarde, ivre mais sincère. Elle me glisse à l’oreille en riant :

— Je suis trop contente que t’aies dit oui. J’crois que j’avais besoin de toi ce soir, sans trop savoir pourquoi.

Et moi aussi, j’avais besoin de quelqu’un comme elle. Elle m’amène vers un petit groupe rassemblé près du feu. Les présentations sont rapides, joyeuses, pleines de sourires.

— Salut tout le monde ! Voici Sophie, la pépite dont je vous ai parlé !

Je souris en saluant le groupe :

— Bonsoir !

Un garçon aux cheveux bouclés me lance, curieux :

— C’est vrai que tu dessines ?

— Oui, je confirme. J’essaie même d’entrer dans une école spécialisée après le bac, je réponds, un peu timidement.

Des « wooow » admiratifs s’élèvent, et on m’accueille aussitôt comme si j’étais déjà des leurs, c’est si simple.

Un des garçons près du feu me tend un verre rempli d’un mélange sucré à la couleur douteuse. J’hésite une demi-seconde avant de le boire cul sec. Ça brûle un peu, mais ça passe. Avant même que je puisse poser le gobelet vide, un autre me le remplit en riant. Puis un troisième. Tout va vite, ça rit, ça parle fort, ça tourne un peu. Je me sens légère et heureuse. C’est à ce moment-là que Samia me reprend par les épaules. Elle rit encore, son gobelet presque vide dans une main, et m’entraîne vers l’eau, nos pieds nus traînant dans le sable. On s’arrête juste au bord, là où les vagues viennent mourir sur la plage. L’eau froide lèche nos orteils et on ne dit rien pendant un moment, les yeux tournés vers l’horizon. Puis Samia murmure :

— Tu crois qu’on peut recommencer à zéro, rien qu’en plongeant dans l’eau ?

Je ne réponds pas tout de suite, mais mon regard se perd sur l’écume.

— Peut-être pas repartir de zéro… mais avancer, ouais. Se laver un peu la tête. Le cœur. C’est déjà pas mal.

On boit toutes les deux, silencieuses, partageant ce moment fragile et parfait, suspendu dans le temps. On reste à peine quelques minutes et j’ai pourtant l’impression que ça fait des heures. Puis on retourne vers les autres, bras dessus bras dessous, les pieds encore humides et collants de sable.

Je repense à Alex. Il aurait adoré être là. Il aurait sûrement lancé des blagues débiles, renversé sa bière dans le sable et chanté trop fort. Il aurait dansé, aussi, peut-être même un slow idiot sous les étoiles. Une boule se forme un instant dans ma gorge. Cette virée, je l’ai choisie seule, et j’en suis heureuse. Mais depuis que je le connais, je réalise que je l’aime. Même quand j’ai besoin d’être seule, je veux qu’il soit là. Seuls, mais ensemble. C’est idiot, et il adorerait ça.

On passe juste à côté du garçon à la guitare qui nous interpelle en souriant. Il joue quelques notes, entouré d’autres personnes. Une fille est assise sur une sorte de grosse caisse en bois et tape dessus en rythme. Ça danse autour d’eux, ça chante aussi, des gobelets s’entassent de ci de là, et la musique semble flotter tout autour de moi. Je le regarde en souriant et je m’approche un peu plus, dans un élan de courage qui puise sans doute sa source dans l’alcool. Je lui murmure à l’oreille pour lui demander si je peux emprunter sa guitare, et sans un mot, le sourire aux lèvres, il me la tend.

Je m’installe sur une couverture à côté de lui, j’inspire, et commence à jouer la chanson qu’Alex et moi avons composé la veille. Au début, seuls quelques visages se tournent vers moi. Puis peu à peu, tous s’arrêtent pour écouter. Les premières notes claquent dans l’air comme un appel. Des gens se redressent, s’approchent. Les voix se taisent, puis reprennent en fredonnant un méli-mélo de paroles inventées, de sons déformés, mais portés par une mélodie qui les rassemble. Et soudain, la plage s’enflamme. Les gens chantent à pleins poumons, tapent des mains, certains dansent pieds nus autour du feu, les bras levés. Des rires fusent, des cris de joie éclatent dans la nuit. Le garçon à la guitare tape sur sa jambe pour garder le rythme, la fille sur sa caisse donne la cadence. C’est le chaos. C’est magnifique.

Je tourne la tête, un rire m’échappe. Samia est en train de danser comme une folle, ses cheveux éparpillés dans tous les sens, son gobelet levé comme un trophée.

— Samia ! Filme ! Filme !

Elle trébuche un peu, cherche son téléphone dans sa poche en riant elle aussi, et commence à filmer. Le feu, les voix, les sourires. Le genre de souvenir qu’on n’a pas besoin de retoucher. Juste de revivre encore et encore, comme un film dont on ne se lasse jamais. Et au fond de moi, une petite voix me souffle que ce moment, je m’en souviendrai toujours. Même quand le sable aura quitté mes pieds, même quand la musique sera loin.

Puis le temps se met à filer sans que je m’en rende compte. Le feu baisse doucement, les voix deviennent plus basses, presque murmurées. Après quelques autres chansons et des éclats de rire partagés, je rends la guitare au garçon, encore un peu essoufflée.

— T’as grave assuré, souffle-t-il en reprenant l’instrument. C’était trop cool.

Je souris, un peu gênée, et hoche la tête en guise de remerciement. Puis, quand l’ivresse commence à me peser dans les jambes et que mes paupières deviennent trop lourdes, je me tourne vers Samia. Elle est encore en train de danser pieds nus sur le sable, ses cheveux collés à son front, le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Je m’approche, l’attrape par la main.

— Je vais rentrer, je suis KO.

Elle me tire dans ses bras sans protester et m’embrasse sur la joue. Alors, dans un élan d’affection un peu brumeux, je l’embrasse aussi. Un baiser simple, rapide, sans arrière-pensée. Juste... une chaleur douce à partager.

— Promis, je viens te voir demain.

— Promis de chez promis ?

— Gravé dans le sable, dis-je en riant.

Elle rit aussi, et me laisse partir. Avant de m’éloigner, je fais un signe à la petite foule encore éveillée autour du feu. Ils m’applaudissent une dernière fois, quelques sifflements enthousiastes fusent. Je souris, le cœur gonflé et les pieds alourdis par cette soirée.

Je quitte la plage à pas lents, mes sandales toujours à la main. La nuit est douce, l’air chargé de cette humidité salée propre à l’océan. Je frissonne dans ma veste, près du feu et entourée de toutes ces personnes, j’avais chaud. Là, seule dans la rue silencieuse, je sens la fraîcheur me mordre doucement les jambes. Mais c’est une morsure tendre, presque bienveillante. Comme si la nuit elle-même venait refermer le chapitre de cette soirée avec délicatesse.

Les lampadaires diffusent une lumière jaune et floue, et mes pas crissent à peine sur le sol pavé encore tiède du soleil. Quand j’arrive devant l’hôtel, tout est silencieux. Je monte doucement les escaliers, croise mon reflet dans une vitre et m’étonne de l’éclat de mes yeux. Même fatiguée. Même un peu saoule. Il y a quelque chose de vivant, là, que je n’avais pas vu depuis longtemps. Je pousse la porte de ma chambre, laisse tomber mon sac près du lit, pose mes sandales à l’entrée. Le sable colle encore à mes pieds, mais je n’ai pas la force de filer sous la douche. Je m’effondre sur les draps, en travers du lit, les bras écartés. Je fouille dans mon sac à tâtons, en extirpe mon portable et l’allume. La lumière trop vive m’agresse les yeux, m’obligeant à les plisser. Quand je les ouvre de nouveau en grand, une foule de messages m’attend.

9h56 – Papa : Bonjour ma puce, pense à mettre de la crème solaire sur la plage. Bisou, papa.

12h38 – Emma : Coucou chérie, j’espère que ta journée s’est bien passée. Pense à moi !

12h47 – Emma : Oh, et prends des photos !!!

13h12 – Alex : Salut princesse ! Ne m’oublie pas pendant ton séjour !

15h26 – Vivianne : Coucou, la mer doit être magnifique ! Il faudra que tu me montres tes dessins en rentrant ^^

16h59 – Alex : Alors cette plage ?!

18h25 – Alex : Eh ben ? T’as pas ton tel sur toi ?

19h11 – Alex : Pitié, dis-moi que tu ne me trompes pas avec un surfeur bronzé et musclé ?!?!?!

20h02 – Alex : Tu me manques, princesse…

20h36 – Alex : Il n’y a que toi pour me rendre dingue comme ça !

21h07 – Alex : Pitié, réponds ou je débarque sur ta plage !!!!

23h49 – Alex : Je suis sorti avec Antoine pour pas devenir fou sans toi !

Je souris de toute la force qu’il me reste et j’enclenche un appel. Il décroche presque aussitôt, sa voix rauque et familière déborde dans le combiné :

— Putain enfin ! Tu sais que je commençais à vraiment me dire que j’allais débarquer là où t’es !!!

— Comment tu aurais fait ? Tu sais même pas où je suis.

— J’aurais fouillé toute la côte, t’inquiète. Rien ne m’arrête, moi.

On éclate de rire en même temps, et cette sensation douce me serre un peu la poitrine. Derrière lui, j’entends du bruit, des verres qui s’entrechoquent, de la musique.

— T’es où ? je demande en plissant les yeux.

— Au Diana’s avec Antoine.

— Salut Sophie ! lance Antoine en arrière-plan, la voix lointaine mais enjouée.

— Salut toi ! je réponds en souriant de nouveau.

Alex reprend :

— Alors, raconte. Comment ça se passe là-bas, princesse vagabonde ?

Je m’étire doucement sur le lit, les yeux mi-clos, le téléphone contre l’oreille.

— C’est… incroyable. La plage, la ville, les gens… tout est beau, tout est simple. J’ai rencontré une fille géniale, Samia. Et ce soir, il y avait une fête sur la plage. C’était fou. J’ai joué notre morceau à la guitare, tout le monde a dansé comme des fous.

— T’as joué notre morceau ?! Sa voix s’élève, mêlée de fierté et d’émotion. Putain, j’aurais adoré être là.

— Je sais. J’y ai pensé. J’me suis dit que t’aurais adoré l’ambiance. Et… j’ai pensé à un truc.

— Ouais ?

— Après le bac… on part. Tous les deux. Voyager. Peu importe où. Juste… partir.

— Mais carrément ! s’enthousiasme-t-il. Quand je serai une rock star, on se paiera le tour du monde, princesse.

— Deal.

Un silence doux s’installe. On ne dit rien pendant quelques secondes, juste le bruit de nos souffles mêlés dans les haut-parleurs.

— Tu me manques, Sophie.

— Toi aussi, Alex.

On continue à parler encore un long moment. Des mots doux, des projets, des bêtises aussi. Il me raconte une vanne nulle d’Antoine, je lui décris le bruit des vagues au loin. Et puis, doucement, sans que je m’en rende compte, ma voix devient moins assurée, mes yeux se ferment, mes doigts se desserrent sur le téléphone.

Je m’endors.

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