Chap 13 partie 2 - Brasier
Le lendemain matin, c’est la lumière crue du soleil qui me réveille, traversant la pièce à flots. J’avais oublié de fermer les volets. Mon téléphone est tombé à côté de moi, encore chaud de notre conversation. Et malgré les courbatures, la gorge un peu sèche, les grains de sable collés à mes mollets… je souris. Je me lève et ferme les volets puis file dans la salle de bain pour une douche fraîche. J’en sors propre et réconfortée, je finis tranquillement de me sécher et bois une longue gorgée de jus de fruit avec mon cachet. Je baille fortement, la nuit a été courte, alors je retourne me glisser sous les draps. Je ne mets pas longtemps à m’endormir de nouveau, bercée par le bruit des mouettes et de la mer.
Quand je me réveille à nouveau, la chaleur pesante dans la chambre me fait souffrir. Je sors rapidement de sous mes draps qui me collent à la peau et ouvre à la hâte mes fenêtres et mes volets. Le soleil est déjà haut dans le ciel, et l’odeur de la mer finit de m’éveiller. Je m’habille tranquillement en fredonnant une chanson quelconque dont le nom m’échappe.
À l’accueil de l’hôtel, ce n’est pas Samantha qui s’y trouve, mais un homme d’âge mûr, aux cheveux aussi blancs que du sel et aux lunettes de travers. Il feuillette un journal, l’air absent. Il ne lève même pas les yeux sur moi, sans doute trop absorbé par la page des sports.
Dehors, l’air est lourd de l’humidité de l’eau et me colle à la peau. Le short et le débardeur que j’ai choisis étaient un choix avisé.
Je pense à Samia. Est-ce qu’elle dort encore, affalée quelque part avec des lunettes de soleil et une gueule de bois, ou est-ce qu’elle a déjà ouvert le café comme si de rien n’était, le sourire aux lèvres et une cafetière à la main ? J’avais promis de passer la voir, et cette idée me donne une excuse parfaite pour traîner mes pieds encore engourdis jusqu’à la terrasse en bois. Quand j’arrive devant, je la vois derrière le comptoir, les cheveux attachés à la va-vite, un tablier noué autour de la taille et l’air un peu fatigué. Dès qu’elle m’aperçoit, elle m’adresse un grand sourire et s’avance vers moi.
— Salut toi, dit-elle en m’embrassant bruyamment sur les joues. T’as survécu à la nuit ?
— À peine, je plaisante. J’ai des courbatures de fou à force de marcher dans le sable.
Elle éclate de rire.
— Faut avoir l’habitude ! Le sable, c’est traître.
Je ris avec elle, puis elle me fait signe de m’asseoir à une table. Je choisis celle près de la rambarde, d’où je peux encore apercevoir la mer. Je ne m’en lasse décidément pas.
— Je peux te prendre un cocktail aux fruits sans alcool ?
Elle arque un sourcil en souriant.
— Petite joueuse, lance-t-elle en partant vers le bar.
Je souris de plus belle. Le café n’est pas très rempli, juste quelques habitués éparpillés, comme la veille. Et comme hier, je remarque qu’ils semblent tous avoir leur place ici. Chacun à leur manière. Une vieille dame qui tricote, un couple qui partage un journal, un type qui tape à l’ordinateur comme s’il écrivait le roman de sa vie. Ici, on n’a pas besoin de se presser. Le temps a une autre allure. Et moi, je m’y fonds doucement, comme un morceau de sucre dans une tasse de café brûlante.
Quand Samia revient avec ma boisson, elle s’assoit un instant avec moi, le plateau encore en main. On discute de tout et de rien, elle me raconte quelques anecdotes du café, des clients bizarres ou attendrissants, des matins difficiles comme celui-ci. Au bout d’un moment, elle sort son téléphone et m’envoie la vidéo de la veille. Je la regarde immédiatement. C’est dingue. Le feu, les voix qui chantent faux, les gens qui dansent, moi avec la guitare sur les genoux, et Samia qui filme en gloussant. J’explose de rire. J’ai hâte de la montrer à Emma, Vivianne, Marie, et bien sûr à Alex et Antoine. Ils vont adorer.
Je grignote ensuite une planche de fromages locaux que Samia me conseille — forts, parfumés, un peu piquants, parfaits avec du pain et de la confiture. Puis je la remercie d’un geste de la main et reprends ma route vers la ville.
Je me balade au hasard, sans but précis. J’arpente les ruelles bordées de vieilles maisons colorées, toutes agrémentées de volets en bois. Je pousse la porte de plusieurs petites galeries d’art. Elles sont toutes charmantes, certes, mais se ressemblent un peu, des tableaux de mer, de voiliers, de plages. Des variations autour d’un même thème. J’y reste pourtant longtemps, observant, prenant des notes, dessinant parfois dans un coin.
La journée passe vite. Parce que je me suis levée tard. Parce que je me suis perdue dans le temps. Mais ici, ce n’est pas grave. Le temps n’a pas d’importance quand on n’a rien à faire. Et surtout, quand on est bien. Le soleil décline lentement, projetant des couleurs chatoyantes sur les rues pavées et les devantures colorées. Les vitres renvoient les derniers éclats orangés du jour, et les enseignes s’allument une à une, comme des lucioles bien dressées. Une lumière dorée s’étire sur les murs comme un dernier câlin, et la ville, doucement, passe en mode nocturne.
Les odeurs se mélangent, jasmin des jardins cachés, sauces épicées qui mijotent dans les cuisines, pain chaud, poisson grillé. Des bribes de conversations s’échappent des balcons, des éclats de voix d’enfants, une vieille télévision qui diffuse un jeu télé. Tout est vivant, tranquille et doux. Ce genre de soirée qui s’imprime quelque part entre les côtes et les souvenirs.
Quand mon ventre crie famine, je choisis un restaurant un peu au hasard, attirée par la lumière chaleureuse qui s’échappe des fenêtres embuées et par la pancarte bancale devant la porte : “Huîtres fraîches, musique vivante et vin blanc du coin.” Il ne m’en faut pas plus.
Dedans, c’est un vrai bouillonnement, le restaurant est plein à craquer, les tables sont serrées, les serveurs filent entre les clients avec une souplesse de funambule, les verres tintent, les rires fusent. Le bruit des discussions se mêle à la musique, jouée par un petit groupe installé dans un coin de la salle sur une scène à peine surélevée. Une guitare acoustique, une contrebasse, un cajón, et une chanteuse à la voix rauque comme un vieux vinyle. Leur musique est douce, jazzy, teintée de blues, et colle parfaitement à l’ambiance.
Je m’installe à une petite table pour deux, coincée entre un couple qui se tient par la main en se regardant comme dans un film et un groupe d’amis bruyants qui commentent la bouffe comme des critiques gastronomiques. Une serveuse m’accueille avec un sourire ravi, me tend la carte et me recommande les huîtres. Je lui fais confiance.
Elles arrivent sur un plateau couvert de glace pilée, accompagnées de citron, de pain de seigle grillé et d’un petit pot de vinaigre à l’échalote. Je croque dans la première avec une appréhension enfantine. Le goût est intense, salé, minéral, presque électrique. C’est la mer, brute et vivante, servie à même la table. Le vin blanc est sec et fruité, parfait pour suivre. Je prends mon temps. Entre chaque bouchée, j’écoute les conversations autour de moi, des touristes qui essaient de comprendre le menu, des habitués qui parlent du port, une femme qui raconte à sa sœur que son fils veut devenir boulanger.
La musique continue, sans jamais couvrir les voix mais en les accompagnant comme un second souffle. Je ferme parfois les yeux, juste pour ressentir. C’est comme si tout me réchauffait de l’intérieur, le bruit, le vin, la musique, la vie.
Puis, poussée par l’envie de boire un peu avant de rentrer, je sors du restaurant en laissant les bonnes odeurs derrière moi, et je me dirige vers un bar repéré plus tôt, tout en briques rouges et plantes suspendues. De l’extérieur, on entend déjà les cris enthousiastes d’une foule car un match de foot est en cours, diffusé sur plusieurs écrans dispersés dans la salle pleine.
À peine la porte poussée, je me retrouve plongée dans une atmosphère de stade miniature. Des maillots colorés, des pintes levées, des "OHHH !" collectifs à chaque action. Le sol colle un peu, l’air est chargé d’humidité et d’enthousiasme.
Je m’approche du comptoir et commande une bière locale, curieuse. Je regrette immédiatement. Dès la première gorgée, l’amertume me saute à la gorge. Je fais une grimace pas très glamour, ce qui ne passe pas inaperçu. Le barman me voit et rigole franchement, essuyant un verre sans trop se presser.
— Ah, celle-là, c’est pas une limonade, hein ! Première fois ?
J’acquiesce, les yeux encore plissés par la surprise.
— T’inquiète, ça fait ça à tout le monde. Faut un peu de soleil dans le sang pour l’apprécier.
Chez nous, la bière c’est comme les gens d’ici : forte, bien frappée, et bronzée tout l’été. Je ris avec lui, et cette fois je garde la pinte entre les mains sans y retoucher tout de suite, comme une relique qu’on respecte de loin. Je reste un long moment dans le bar, engloutie dans cette marée humaine, secouée par les cris, les rires, les exclamations qui fusent dans tous les sens. Autour de moi, les supporters sont comme possédés. Ils bondissent sur place, frappent dans leurs verres dont parfois le contenu se répand par terre, sur les épaules, s’agrippent les uns aux autres à chaque action un peu décisive. C’est tribal, presque animal.
D’autres clients, pas intéressés par le match, discutent fort, s’échangent des potins de comptoir ou des souvenirs gonflés par les bières. Ça gueule, ça gesticule, ça rit à gorge déployée. Le volume global de la pièce semble augmenter toutes les deux minutes. Il fait une chaleur écrasante. L’air est épais, poisseux, chargé d’une moiteur qui s’accroche à la peau et vous pousse à chercher un peu d’air frais sans jamais en trouver. Les odeurs de bière tiède, de transpiration et de friture se mélangent sans pitié. Mes cheveux collent à ma nuque, ma robe me serre au mauvais endroit, et pourtant… je ne pars pas.
Je m’adosse au comptoir. Je bois à petites gorgées la bière que j’ai réussi à apprivoiser à la deuxième tentative. Elle reste amère, mais elle commence à me faire rire. Le barman revient vers moi, toujours hilare, toujours bronzé comme s’il dormait dans un grille-pain.
— Alors, elle passe mieux ?
— À force, j’y prends goût. Je crois que je suis en train de devenir une locale.
Il éclate de rire, secoue la tête.
— Tu rigoles, mais si t’arrives à finir ta pinte, on te file une carte de fidélité et un tatouage de l’équipe de foot sur le mollet.
Je rigole aussi, avec cette légèreté un peu grisée qui rend tout plus drôle que ça ne l’est. Je ne connais personne ici, mais ce soir, ça n’a aucune importance. Les barrières fondent dans la chaleur, dans le bruit, dans les verres levés.
Quand l’équipe locale finit par marquer le but de la victoire, le bar tout entier explose littéralement de joie. Une clameur jaillit, collective, assourdissante. Des bras s’élèvent, des cris résonnent, des chaises tombent. Un mec saute sur une table pour hurler des paroles incompréhensibles, une fille l’arrose de bière en riant comme une possédée. La musique s’enclenche d’un coup, un vieux tube de rock qui semble connu de tous. Tout le monde chante, hurle les paroles approximatives, tape des pieds, des mains.
Je suis emportée moi aussi. Je tape en rythme, je crie, je lève mon verre, je chante faux, je me marre. Je deviens une goutte de sueur parmi d’autres dans cette grande vague humaine. Un mec m’attrape par les épaules pour danser, je tourne deux fois avec lui avant d’éclater de rire et de me dégager doucement, les joues en feu, mais le cœur léger.
Mais toute fête a une fin.
La chaleur finit par devenir étouffante. Mon corps réclame une pause. J’ai besoin de respirer, de retrouver un peu de silence. Alors, sans prévenir, je me glisse vers la sortie, je salue le barman d’un signe de main qu’il me rend avec un clin d’œil, et je pousse la porte du bar. La nuit me cueille comme une gifle douce. L’air est frais, presque froid après cette fournaise. Il me caresse les bras, soulève mes cheveux, me donne des frissons. Le silence est presque violent au début, mais tellement bienvenu.
Je commence à marcher doucement vers l’hôtel, ma veste à la main. Mes pieds sont chauds, gonflés, collants de poussière. La rue est presque vide. Les quelques échos de fête qui traînent encore sont lointains, diffus, comme si la ville avait mis un oreiller sur ses oreilles.
Je souris, sans vraiment m’en rendre compte. Je me sens heureuse. Vraiment.
Et puis, une minute après, une vague plus floue me prend à revers. Une tristesse douce, pas celle qui fait mal, mais celle qui serre un peu la gorge, comme quand on ferme un livre qu’on a adoré une fois la dernière page lue.
Je rentre demain. Déjà, dans l’après-midi.
Je repense au feu sur la plage, à Samia, au dessin, aux huîtres, à la bière trop amère, au barman bronzé, au rire collectif, au silence qui m’enveloppe maintenant. À Alex. À sa voix au téléphone. À ce “Deal” qu’on s’est promis sans trop y croire mais avec toute la tendresse du monde. Et je me dis que ce genre de moments, les vrais, les vivants, les imparfaits, c’est ça en fait grandir. Avoir un peu mal, et beaucoup de joie. Quand j’arrive à l’hôtel, je monte doucement les escaliers. La réception est vide, les couloirs silencieux. Je pousse la porte de ma chambre, et me laisse tomber sur le lit sans même allumer la lumière.
Je suis fatiguée. Je suis bien.
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