Chap 14 partie 1 - De mieux en mieux

12 minutes de lecture

Le lendemain je pousse la porte du café une dernière fois, un pincement logé sous les côtes. L’odeur familière du bois, du café corsé et de la mer se mêle comme une signature. Samia est déjà là, un torchon sur l’épaule, un air faussement bougon sur le visage. Elle fait semblant de râler quand elle me voit, mais son sourire trahit tout le reste. Elle contourne le comptoir, m’attrape dans ses bras avec une force qui ferait rougir un catcheur, et me murmure un « tu vas me manquer l’artiste » à l’oreille. Je ris, émue sans trop vouloir le montrer, et lui promets que ce n’est pas un adieu. Je lui propose de venir chez moi, de changer un peu de décor, de laisser la mer pour les rues pavées de ma ville. Elle accepte sans hésiter, comme si c’était déjà prévu. Comme si nos chemins avaient encore plein de pages à écrire.

On s’installe près de la rambarde. Deux cafés brûlants fument entre nous, comme deux petits soleils prêts à éclater. On parle de tout, de rien, comme si le temps s’étirait pour nous laisser finir tranquillement ce qu’on a commencé. Elle me parle d’un client qui l’a draguée en lui récitant du Baudelaire, d’une vieille dame qui laisse toujours des billets pliés en origami, d’un rêve qu’elle a fait où elle possédait un lama. J’éclate de rire. Elle me dit que je suis trop expressive, que j’ai les yeux qui pétillent quand je ris vraiment. Je rougis un peu, mais je la crois. On parle de musique, de dessin, de ce qu’on aimerait faire si on osait tout plaquer. Elle veut un jour ouvrir un Food truck littéraire. Je promets d’en dessiner la façade.

Quand midi approche, la lumière devient plus vive, presque blanche. Les clients du midi commencent à arriver, des habitués qui saluent Samia d’un clin d’œil ou d’un sourire complice. Je sens le moment venir, celui que je repousse depuis que j’ai ouvert les yeux ce matin. Je me lève à regret, attrape mon sac, la serre une dernière fois. Pas trop fort, pas trop longtemps, mais assez pour qu’elle le sente. Elle me glisse un mot griffonné sur un vieux ticket de caisse, son adresse, un "viens quand tu veux" souligné trois fois. Je souris et m’éloigne en marchant à reculons, incapable de me retourner tout de suite. Le vent emporte avec lui un bout de quelque chose que je laisse là. Et je repars un peu plus pleine qu’en arrivant.

Une fois dans la gare tout va très vite, comme pour réellement marquer la fin de cette bulle bleue et salée. Le train file à travers la campagne, et je regarde défiler les champs, les gares, les bouts de villes sans vraiment les voir. J’ai collé mon front contre la vitre froide, les écouteurs enfoncés, mais je n’écoute pas vraiment la musique. Elle ne fait que masquer le brouhaha de mon cerveau. Je pense à Samia, à la plage, au feu, à ce moment où la guitare m’a donné l’impression d’exister autrement. Je pense aussi à après les vacances, aux cours, aux routines, à la fatigue qui revient trop vite. Le paysage s’étale sans fin, et moi je flotte quelque part entre deux mondes. Le compartiment est calme, quelques voyageurs endormis, un enfant qui ronfle sur l’épaule de sa mère. Je ferme les yeux un instant, le cœur un peu serré.

Quand j’arrive enfin à la gare, le monde semble soudain s’accélérer de nouveau, comme si quelqu’un s’amusait à retourner encore et encore le sablier de ma vie. Des gens partout, des valises qui roulent, des annonces floues dans les haut-parleurs. Et puis je le vois. Alex. Dos contre une barrière, les bras croisés, l’air faussement nonchalant, mais les yeux qui fouillent la foule comme s’il cherchait un trésor perdu. À peine nos regards se croisent qu’il bondit comme un ressort, fend la foule, et me soulève dans ses bras sans me demander mon avis. Je pousse un petit cri de surprise, il rit contre mon cou.

— Putain, t’as aucune idée à quel point tu m’as manqué, je lui souris en riant.

— Alex, ça fait deux jours. Deux. On fait ça tout le temps.

— Ouais, mais là t’étais loin. Et quand t’es loin, j’peux pas débarquer chez toi quand j’veux. C’est pas pareil.

Je ris encore. Ses mains sont chaudes dans mon dos, son odeur familière.

— T’es un peu dramatique, non ?

— J’suis un artiste, princesse. Laisse-moi vivre mes émotions.

Je secoue la tête en souriant, mais il ne me laisse pas le temps de répondre. D’un geste à la fois brusque et tendre, il m’attire contre lui et m’embrasse. Un vrai baiser. Fiévreux. Pressé. De ceux qu’on ne calcule pas. Il y met tout : le manque, le soulagement, la peur, l’envie. Et moi, je chavire. Mes doigts s’accrochent à son t-shirt, mon cœur s’emballe, et le quai de gare disparaît. Il n’y a plus que lui. Sa bouche, son souffle, cette urgence douce qui m’enlace.
Quand il finit par me relâcher, nos fronts restent collés un instant. Il sourit, un peu essoufflé.

— Bon… faut vraiment qu’on y aille. Sinon je vais finir par foutre le feu à la gare.

Je ris doucement. Il attrape ma valise d’une main, glisse l’autre dans la mienne.

— Tout le monde t’attend au Diana’s. Ne les faisons pas patienter.

On sort de la gare main dans la main, et je le vois s’arrêter net devant sa moto garée en travers du trottoir. Toujours aussi noire, toujours aussi cabossée, toujours aussi tape-à-l’œil. Il me jette un regard par-dessus l’épaule, un demi-sourire au coin des lèvres.

— J’espère que t’as pas perdu l’habitude, princesse, je lève un sourcil, amusée.

— Je suis partie deux jours, pas dix ans. Tu crois quoi, que je suis devenue fragile ?

Il rit, sort un casque de son sac et me le tend.

— Nan. Je crois juste que t’es encore plus belle avec ce truc sur la tête.

Je secoue la tête en souriant, lui donne un petit coup dans les côtes et enfile le casque. Il grimpe sur la moto, m’installe derrière lui et passe mes bras autour de sa taille. Sa chaleur est immédiate, familière. Quand le moteur rugit sous nous, je sens mon ventre se tordre d’un mélange d’adrénaline et d’excitation. Il fonce dans la ville comme s’il l’avait volée, et moi je ris, le front collé dans son dos, les cheveux fous sous le casque, déjà portée par la promesse de ce qui m’attend.

Quand on pousse la porte du Diana’s, une clameur joyeuse m’accueille aussitôt. Emma bondit de sa chaise pour me serrer contre elle, suivie de près par Vivianne et Marie qui m’entourent comme si j’étais partie six mois. Antoine glisse un « bienvenue chez les fous » avec son éternel sourire calme, une bière à la main. La table déborde de verres, de chips, de frites à moitié froides et de souvenirs à rattraper.

Derrière nous, un type au fond du bar hurle une chanson de Johnny avec une voix de casserole. Ça donne à l’ambiance un charme douteux mais parfaitement local. Un serveur passe à côté d’Alex et lui balance, hilare :

— Hey mec ! Ça y est, ta meuf est rentrée ?

Alex, sans se démonter, lui fait un doigt avec un grand sourire. Antoine éclate de rire.

— Tu l’aurais vu hier, à chouiner dans tout le bar, genre “elle me manque, j’vais mourir sans elle…”

Rires collectifs. Alex lève les yeux au ciel, faussement vexé. Je m’assois, un peu sonnée par l’énergie collective, et tout le monde me bombarde de questions. Je raconte tout en vrac, en gesticulant comme une possédée : la fête sur la plage, la musique, Samia, les huîtres, même le barman bronzé qui m’a traumatisée avec cette bière amère à en devenir folle.

Quand je montre la vidéo du feu de camp, c’est l’explosion. Les garçons crient au génie. Alex déclare qu’il faut en faire un clip, que c’est « de l’or pur », et les filles acquiescent comme s’il venait d’annoncer qu’on avait gagné l’Eurovision.

Et puis, entre deux éclats de rire, Emma lâche en se penchant vers moi :

— Franchement, pas envie de retourner au bahut pour revoir tous les idiots.

Elle marque une pause, puis ajoute avec un ton plus sec :

— Surtout Sarah.

Le silence s’installe une seconde. Son regard file droit sur Alex. Il croise ses bras, esquisse un sourire nerveux, puis souffle au bout d’une minute :

— Ouais ouais, je sais. Dis rien. Si jamais je foire avec Sophie, tu seras la première à pouvoir me mettre un coup dans les parties.

Emma tend la main, sérieuse :

— Deal ?

Ils se serrent la main solennellement. Le malaise passe. Les rires reprennent, plus forts qu’avant. Les verres se remplissent et se vident à une vitesse inquiétante. Emma me demande quand Samia viendra les rencontrer, Vivianne veut voir tous mes croquis, Marie veut qu’on refasse une soirée sur la plage « mais avec des marshmallows et une sono qui crache ». Je flotte un peu, portée par cette énergie douce et bordélique qu’ils savent si bien créer. Je me rends compte que ce qui m’a manqué, ce n’est pas juste la ville, c’est eux. Le bruit, la chaleur, les disputes débiles, les projets à moitié lancés.

La soirée se prolonge sans qu’on s’en rende compte. Et quand Alex m’effleure le bras d’un geste discret, je sais déjà que la suite est en marche. Il fait nuit quand on quitte le bar. L’air est doux, l’énergie retombe. On roule en silence, collés l’un à l’autre sur la moto. La porte claque à peine derrière nous que Démon surgit en bondissant, tournoyant autour de mes jambes en jappant de joie. Je ris, accroupie pour le caresser, mais Alex l’écarte doucement du pied, sans le repousser vraiment.

— Pas maintenant, mon vieux.

Son regard me cherche déjà. Il referme la porte à clé, puis me rejoint d’un pas lent mais décidé. Ses mains se posent sur ma taille, son front contre le mien, son souffle chaud contre ma joue.

— J’ai cru que j’allais devenir fou sans toi.

Je n’ai pas le temps de répondre. Il m’embrasse comme on revient au monde. Fiévreusement. Amoureusement. Avec cette urgence tranquille qu’il garde juste pour moi. Ses lèvres quittent les miennes à peine une seconde, juste le temps de murmurer un « j’en peux plus » qui me fait frissonner jusqu’aux orteils. Mes mains glissent sous son t-shirt, ses muscles roulent sous mes doigts comme si mon toucher les appelait. Il me porte presque jusqu’au canapé, sans cesser de m’embrasser, en trébuchant sur son sac de guitare. On rit. Il m’étale doucement sur les coussins, ses yeux plongés dans les miens, brillants de quelque chose entre le désir et l’amour brut.

Ses mains sont fébriles, ses baisers plus désordonnés. Il mord ma lèvre, je grogne. Je tire sur son t-shirt qu’il enlève rapidement, puis le mien rejoint rapidement le sol. On se cherche, on se touche, et tout devient flou, électrique, urgent. Mais au moment de m’enlever mon soutien-gorge, je le sens hésiter. Ses doigts se battent avec l’agrafe, il souffle, grogne un juron, s’arrête.

— Putain mais... c’est quoi ce modèle, série limitée NASA ?

Je ris à gorge déployée, le torse à moitié dénudé.

— T’as qu’à le découper avec les dents, rock star.

Il feint de réfléchir, puis reprend la lutte, plus concentré qu’un chirurgien. Après un troisième essai, c’est moi qui craque, je le débloque en un clic. Il lève les yeux au ciel en riant.

— C’est une humiliation que je n’oublierai pas.

— J’espère bien.

Mais la tension est là, intacte. Il m’embrasse à nouveau, cette fois plus doucement, presque avec retenue. Sa main glisse sur ma peau, et c’est comme une promesse. Je m’agrippe à lui, haletante. On roule sur le canapé, puis je me cogne le genou contre la table basse.

— Aïe, bordel...

— Tu veux qu’on passe au lit ? propose-t-il, essoufflé.

— Non. Ici c’est bien. Si on survit au salon, on survivra au reste.

Et il rit, ce rire rauque que j’adore, et puis on continue, entre éclats de voix, soupirs et vêtements éparpillés. C’est maladroit parfois, trop rapide ou pas assez. Nos gestes se cherchent, s’ajustent, se calent enfin. C’est fou, c’est brut, c’est imparfait et tellement nous. Et quand il me prend enfin contre lui, avec une douceur qu’il n’avait jamais montrée avant, je me sens fondre, entière, là, dans ses bras. Pas parce que c’est parfait, mais parce que c’est vrai. Et parce qu’on est là, ensemble, à moitié nus et complètement vivants.

Je me réveille lentement, le corps engourdi, les draps emmêlés autour de mes jambes nues. Il y a une chaleur délicieuse qui m’enveloppe, comme un cocon moelleux. La lumière douce filtre à travers les rideaux, dorant les murs, et je sens tout de suite que je ne suis pas seule. Sa respiration, lente, régulière, vibre contre ma nuque. Sa main repose sur ma hanche, possessive et détendue. J’ouvre les yeux et reste là quelques secondes, immobile, le cœur étrangement calme. J’ai un goût de déjà-vu dans la bouche, mais pas celui qui fait peur. Celui qui apaise. Comme si tout ça m’était familier, attendu. Et c’est bon. Vraiment bon. Je tourne la tête, le regarde. Alex dort encore, un bras replié sous sa tête, les cheveux en bataille, les cils posés sur ses joues comme un enfant. Mon ventre se serre doucement. C’était bien ? Je n’ose pas le dire tout haut. Mais lui ouvre un œil, comme s’il avait senti ma question flotter dans l’air. Il me regarde un instant, avec ce petit sourire fatigué qui ne veut rien dire et tout à la fois.

— Tu regrettes ? je chuchote.

— Pas une seconde, répond-il. Et toi ?

— Non. C’était… ouais. C’était bien.

Il m’attire contre lui, son torse nu contre ma poitrine, et je me love dans ses bras, le nez dans son cou, inspirant son odeur familière. Puis, sans prévenir, je roule sur lui, attrape son visage entre mes mains et l’embrasse comme s’il allait partir. C’est brûlant, c’est impatient, c’est presque sauvage. Il me serre contre moi, ses mains glissent sur mes hanches, et très vite, nos souffles deviennent courts, nos gestes plus pressés. Mon corps réclame déjà le sien, et ses lèvres murmurent ce besoin avec fièvre. Mais juste au moment où tout redevient torride, mon téléphone sonne, strident, insistant, indécent. On se fige, à bout de souffle.

— Sérieux ? Maintenant ? je râle.

Je tends le bras à l’aveugle, attrape le téléphone au bord du lit. Évidemment. Emma.

— Elle va pas exploser si je lui réponds dans une heure ?

— T’as qu’à lui dire que t’étais en train de sauver le monde. Ou de me manger vivant.

Je décroche quand même, la voix encore rauque.

— Ouais ?

— Sophiiiiiie, faut que tu viennes m’aider à trier mes fringues, j’en peux plus, j’ai l’impression d’être au bord d’une crise d’angoisse textile !

Je pousse un long soupir et lance un « j’arrive » puis raccroche. Alex rit contre ma peau.

— Elle a le sens du timing, ta sœur spirituelle.

J’étire un sourire ravageur.

— Je te promets qu’on reprend là où on s’est arrêtés ce soir, souffle-t-il à mon oreille. Ou dans une heure. Ou dans deux. Ou dans les escaliers.

— T’as intérêt, grogne-je, avant d’enfouir mon visage contre son torse avec un sourire idiot.

Les jours qui suivent s’étirent comme du caramel chaud. Chaque matin débute tard, avec des cafés partagés en silence, encore à moitié endormis sur le canapé d’Alex. Je commence à y laisser mes affaires sans m’en rendre compte, une brosse à cheveux et à dents, un tee-shirt ou deux, un carnet de croquis. Parfois je repars chez Emma, mais c’est rare. Sa voix me retient. Sa peau aussi. On passe nos journées à errer entre le Diana’s, les maisons d’Emma et d’Antoine, les rues ensoleillées et les draps froissés. Il me porte sur son dos dans les escaliers, on se dispute sur des playlists, on cuisine des pâtes infâmes qu’on mange dans des bols avec les doigts. On est jeunes, amoureux, et un peu idiots. Et c’est parfait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Awdur-Pennaf ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0