Chap 14 partie 2 - De mieux en mieux

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Un soir, Emma nous embarque tous dans une virée improvisée au bord du lac. On emporte de la musique, des bières, une vieille couverture et zéro plan. On chante, on rit, on refait le monde en regardant les étoiles. Antoine joue quelques accords à la guitare, Vivianne dessine à la lumière d’une lampe torche en lui jetant des regards amoureux, Marie grimpe à un arbre "pour voir la vue", et Alex me regarde comme si j’étais le feu et qu’il était prêt à s’y brûler encore. On ne se dit pas grand-chose, pas besoin. Les regards suffisent. On se touche du bout des doigts sur la couverture, les lèvres se frôlent sans urgence. C’est simple, c’est lent, c’est précieux.

Une autre fois, on passe toute une après-midi affalé sur son lit à regarder des vieux films en noir et blanc. Il critique tout, moi je défends les costumes. Il me fait des commentaires débiles au creux de l’oreille, juste pour me faire rire. Puis on finit par s’endormir l’un contre l’autre. Quand je me réveille, sa main tient la mienne. Il dort encore, les lèvres entrouvertes. Je reste là à le regarder, à essayer de graver ce moment dans ma mémoire, comme un polaroïd qu’on ne veut surtout pas perdre.

Il y a aussi les soirs où on ne fait rien. Ou presque. On reste chez lui, dans le silence, juste à écouter de la musique. Il compose, moi je dessine. Le chien ronfle à nos pieds, et le monde peut bien continuer de tourner, on s’en fout. Parfois il me lit des trucs qu’il a écrits, maladroitement, en cherchant mes réactions. Parfois je lui montre des croquis, en prétextant qu’ils sont nuls. On s’apprend. On s’apprivoise. Il y a encore des tensions, des silences trop longs, des regards qui fuient parfois. Mais l’amour est là. Pas parfait. Mais solide. Et bizarrement, je n’ai plus peur.

Le réveil sonne bien trop tôt, hurlant sa vérité dans le silence doux du salon. Je suis emmitouflée dans le sweat d’Alex, les jambes repliées sur le canapé, une tasse de café brûlant coincée entre mes mains. Alex est là, à côté, torse nu, les cheveux ébouriffés, une chaussette trouée qui pend de son pied gauche. On ne dit rien. Il bâille, moi je fixe ma tasse comme si elle allait me donner la force d’y retourner. Les vacances sont finies. Terminé les grasses matinées, les virées nocturnes, les soirées sans fin, les baisers sans horaires. Je soupire. Il me tend un morceau de croissant à moitié écrasé. Je le prends. On sourit. C’est con, mais ça aide. Il pose sa main sur ma cuisse, ses doigts tapotent un rythme invisible. Et puis il dit, d’un ton calme, comme une évidence :

— Allez, on y retourne, princesse.

Et cette fois, je ne râle même pas. Une heure plus tard, on quitte l’appart en catastrophe, en retard comme toujours.

Alex peste contre ses clés, contre Démon qui a mâchouillé un de ses lacets, contre son briquet qui ne marche pas. Moi je cours dans l’escalier, mon sac trop lourd sur l’épaule, en essayant de finir mon trait d’eye-liner sans me crever un œil. On grimpe sur sa moto, le moteur gronde, et je serre mes bras autour de lui. Le froid du matin me pique la peau, mais la sensation du cuir contre mes cuisses et de son dos contre ma poitrine me réveille plus sûrement que n’importe quel café. Le monde défile, les rues sont encore grises de sommeil, et je souris en silence. Retour au réel. Mais un réel qu’on affronte à deux, et ça, ça change tout.
Le lycée est déjà en ébullition quand on arrive. Les élèves grouillent comme des fourmis autour de la grille, les visages à moitié réveillés, les conversations pleines de plaintes, de “putain j’suis pas prête” et de “tu l’as faite la dissert de philo ?”. On retrouve Emma qui agite un thermos comme une arme de survie, Marie qui mâche un chewing-gum avec une sérénité scandaleuse, Vivianne qui tripote ses fiches de révision comme si elles pouvaient la sauver d’un crash aérien. Et Antoine, calme comme toujours, carnet à la main et sourire doux au coin des lèvres. Alex a à peine dit bonjour qu’il s’assoit sur un muret pour gribouiller des têtes de profs zombifiés dans son carnet.

Les cours démarrent fort. Les profs ne perdent pas de temps : emploi du temps blindé, planning d’examens de mi-année, listes de lectures, sujets d’oraux… Ça pleut comme une malédiction biblique. Vivianne s’enfonce dans sa chaise au fur et à mesure, les lèvres pincées, les sourcils froncés, au bord de l’apoplexie. Marie, à côté, note tranquillement, les jambes croisées, et souffle avec un sourire :

— C’est pas la fin du monde non plus.

— Facile à dire quand t’es bonne partout, marmonne Vivianne en retour.

Emma, elle, soupire toutes les cinq minutes, bras croisés, l’air de vouloir envoyer une lettre de menace au ministère de l’Éducation, le pire ? Elle en serait capable. Antoine note tout avec un sérieux qui ferait fondre une directrice de prépa.

Et Alex, fidèle à lui-même, dessine un squelette qui hurle "AU SECOURS" dans la marge de sa feuille.

Moi, je me cale dans ma chaise, j’écoute, je note, et j’essaie de ne pas trop penser à ce que j’ai envie de fuir. Mais quelque chose en moi est plus solide qu’avant. Peut-être parce qu’au fond, cette fois, je suis un peu mieux armée. Un prof finit par lâcher, l’air presque blasé : « On a perdu deux semaines, on va accélérer », le stress monte encore d’un cran, sympa. La pause de dix heures arrive comme un souffle, une bouffée d’air dans ce marathon de mauvaises nouvelles scolaires. Le couloir est bondé, l’air trop chaud, les rires trop forts, les sacs traînent au sol comme des mines.

Je suis avec Emma et Vivianne, en train de râler sur le planning des épreuves d’anglais, quand je la vois. Sarah. Elle est là, adossée au mur près des escaliers, seule.

Elle a toujours ce port de tête hautain, ce regard calculateur. Mais quelque chose change. Elle ne porte pas plus de maquillage qu’avant, mais sa lèvre est encore gonflée, marquée, comme un rappel. Elle ne s’est pas loupée, clairement. Et surtout, elle est seule. Pas de clique ricanant à ses côtés. Pas de copine pot de colle ou de gars qui boit ses paroles. Elle regarde son téléphone sans vraiment le lire, comme pour s’occuper les mains. Et puis, au moment où on passe devant elle, elle relève la tête.

— Salut Vivianne, dit-elle.

C’est presque doux. Presque normal. Vivianne s’arrête un quart de seconde. Elle hésite, comme si son cerveau devait recalibrer la situation. Puis elle hoche la tête, doucement.

— Salut, répond-elle.

Sarah ne cherche pas à prolonger. Elle baisse les yeux. Mais dans ce geste-là, je sens une fissure. Un changement. Elle n’oublie pas. Elle sait ce que Vivianne fait pour elle, ce jour-là.

Et puis Alex débarque, sac à moitié ouvert, capuche en arrière, éternel sourire aux lèvres. Il la voit. Il ralentit juste un peu, son regard s’attarde à peine sur elle, glacé de neutralité.

— Oh, t’es encore là, toi ? lâche-t-il d’un ton calme, presque distrait.

Sarah ne répond pas. Mais elle relève les yeux, et les pose sur moi.

— Toujours. Et apparemment, je suis pas la seule à avoir mauvais goût.

Je me fige. Alex tourne lentement la tête vers elle.

— Tu confonds "goût" et "consentement", Sarah. C’est pas pareil.

Elle cligne des yeux, prise de court. Puis elle se renfrogne, croise les bras, retourne à son téléphone comme si elle s’en foutait. Mais je vois bien que sa mâchoire se crispe. Alex se tourne vers moi, comme si Sarah n’avait jamais existé. Il se cale contre mon épaule, glisse sa main dans la mienne et demande :

— T’as réussi à traduire la question 3 ? Parce que moi, je traduis "hystérie" par "festival", et j’ai un doute.

Je ris, malgré moi. Derrière lui, Sarah voit nos doigts entrelacés. Elle ne bouge pas, mais je sens l’amertume poindre dans son regard. Elle ne dit rien. Et pour une fois, c’est peut-être ça le plus violent.

La journée défile doucement, longue et familière, comme un vieux pull qu’on remet après l’avoir laissé au fond d’un tiroir. Les cours s’enchaînent, les profs parlent trop vite, les stylos grattent sur les copies, les élèves baillent à s’en décrocher la mâchoire. On retrouve nos habitudes sans même s’en rendre compte, le banc près de la salle de philo, les blagues pourries d’Alex en maths, les œillades d’Emma à chaque mec vaguement musclé qui passe, les soupirs désespérés de Vivianne dès qu’un prof mentionne un coefficient. C’est un retour aux sources, presque rassurant, presque doux, même si ça pique un peu au réveil.

C’est en sortant du dernier cours, fatigués mais encore vivants, que Vivianne lâche un “Et si on commence déjà à bosser ce soir ?” Elle dit ça doucement, mais avec cet air déterminé qu’elle a quand elle est sur le point de faire une liste de couleurs pour ses fiches.

— Histoire de se mettre dans le bain… ajoute-t-elle, les yeux un peu brillants.

Antoine relève la tête aussitôt, hoche la sienne comme si on vient de lui proposer un projet de société.

— On peut le faire chez moi si vous voulez. C’est grand, mes parents bossent tard, on sera tranquilles.

Il n’a pas besoin de le dire deux fois. En cinq minutes, le plan est lancé. Emma propose de prendre sa voiture. Une petite citadine, qui tousse quand elle passe la deuxième, qui nous avait amenés cet hiver dans ces montagnes enneigées pleines de musique, et de baisers volés, pour embarquer Marie, Vivianne et Antoine.

— On va se tasser, mais c’est bon pour la cohésion, lâche-t-elle avec un clin d’œil.

Alex me lance un regard entendu.

— On prend la moto ?

Je souris.

— Toujours.

Et on se retrouve tous, à foncer vers cette soirée de révisions comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Une petite armée bancale, mais solidaire.

Une fois chez Antoine, il nous ouvre avec son éternel sourire discret, un peu gêné d’être le centre de l’attention. Il s’efface pour nous laisser entrer, et je découvre à quel point sa maison est à son image, lumineuse, calme, chaleureuse. Le parquet craque doucement sous nos pas, les murs sont couverts de tableaux sobres, et il flotte dans l’air une odeur de bois chaud et de cire d’abeille, douce et rassurante.

Sur la table du salon, un mot écrit à la main est posé sous un plat de muffins tout juste dorés : "Bon courage pour les révisions ! N’hésitez pas à vous servir. PS : le jus d’orange est au frais. — Maman." Emma pousse un petit "awww" attendri, pendant que Marie se jette sur un muffin encore tiède, comme si elle n’avait pas mangé depuis la veille.

Antoine a poussé les meubles contre les murs pour libérer un grand espace au sol. La table basse est une zone sinistrée, manuels ouverts, fiches cartonnées, stabilos dans toutes les nuances de l’arc-en-ciel, trousses éventrées, paquets de chips et même quelques bières mystérieusement apparues.

Alex lève les yeux au ciel quand on demande d’où elles viennent. Emma s’installe en tailleur sur le tapis, déjà en train de trier ses fiches par couleurs. Vivianne, concentrée à l’extrême, serre un surligneur dans chaque main, l’air de préparer un code nucléaire. Marie croque dans un autre muffin en récitant des faits improbables sur la mémoire auditive.

Moi, je sors mon carnet de croquis. Je dessine Antoine penché sur ses notes, Marie la bouche pleine, et Alex… affalé dans un coin du canapé, une fiche de philo posée sur son front comme une compresse d’urgence.

— Je comprends rien à Kant. C’est pas un philosophe, c’est un troll, grogne-t-il en secouant la tête.

— Kant t’aime pas non plus, balance Antoine sans lever les yeux.

— Toi et Kant, vous pouvez aller vous faire réviser ensemble, lâche Alex, faussement vexé.

Il tend une main vers moi, genre mourant dramatique.

— Aide-moi, princesse. Je promets de faire semblant d’être intelligent.

Je lève les yeux au ciel, mais je me rapproche. Je m’assois à côté de lui, ouvre son bouquin et commence à lui lire un passage avec un sérieux exagéré. Il ferme les yeux, le visage détendu, comme s’il écoute une berceuse.

— J’ai rien retenu, murmure-t-il. Mais j’ai adoré.

— T’es irrécupérable, je souffle, amusée.

Il se redresse à peine, m’embrasse doucement la joue, puis retourne à ses fiches en maugréant quelque chose à propos de "conscience morale" et "déduction transcendante".

Le temps passe sans qu’on s’en rende compte. Les pages se tournent, les chips disparaissent, l’air se remplit de grattements de stylos, de soupirs, et de rires étouffés. Puis, Emma claque soudain dans ses mains.

— Okay. Pause. Récré. Je propose un jeu : questions flash. Celui qui répond faux a un gage.

Vivianne fronce les sourcils, méfiante.

— Genre ?

— Genre… devoir réciter la liste des présidents français en imitant une chèvre, répond Emma avec le plus grand sérieux.

Tout le monde éclate de rire. Le jeu commence. Les questions fusent :

— Définis l’anacoluthe !

— En quelle année a lieu la bataille de Marignan ?

— Quel est le principe de la respiration cellulaire ?

— Combien de zéros dans cent milliards ?

Alex répond faux exprès, juste pour voir ce que je vais lui infliger. Je lui impose de chanter Oups!... I Did It Again de Britney Spears avec une voix de canard. Il le fait sans aucune honte, les bras levés en mode diva. Antoine pleure de rire. Marie le filme en gloussant. Emma s’étouffe à moitié avec un bout de muffin, pendant que Vivianne tape du pied en gloussant comme une poule.

La soirée devient un capharnaüm d’amour, de bruit et de miettes. On révise, on triche, on balance des blagues nulles. Et dans le chaos de cette soirée pas très productive, je ressens une chaleur au fond du ventre. Une forme de gratitude étrange.

La soirée s’étire doucement, jusqu’à ce que Vivianne baille à s’en décrocher la mâchoire, que Marie s’endorme sur sa fiche d’histoire et qu’Antoine propose poliment qu’on songe à rentrer. Emma et moi nous levons les dernières, en râlant pour la forme. Alex reste avec Antoine, prétextant une idée de chanson à bosser.

Je le regarde ranger ses feuilles, l’ébauche d’une mélodie griffonnée au coin d’un cahier. Il me sourit, tranquille, et souffle contre ma tempe :

— Rentre avec Emma. Travaille un peu. Moi, j’essaie de rendre Kant sexy en musique.

Je l’embrasse doucement, attrape mon sac et file. Le trajet en voiture est calme, à moitié silencieux. Emma chantonne avec la radio, et moi, je regarde les lampadaires défiler à travers la vitre, les bras croisés contre la fraîcheur du soir. Il est tard, la ville est calme.

Quand on arrive chez elle, on se faufile dans sa chambre, on se change sans se parler, on se glisse dans nos pyjamas trop grands et on se love dans les plaids comme si c’était l’hiver.

Je m’installe sur le lit, mon carnet sur les genoux. Les dessins de la soirée sont encore frais, griffonnés entre deux gorgées de jus d’orange et un fou rire. Emma qui grimace devant une équation, Antoine avec sa tête sérieuse de surveillant de bac, Marie qui dort la bouche ouverte, Vivianne en pleine crise de stabilotage. Et Alex.

Je l’ai dessiné sans y penser, penché sur sa fiche, les cheveux en désordre, le regard concentré. Je souris. Puis j’ouvre ma galerie photo sur mon téléphone, et je tombe sur celle qu’Emma a prise sans prévenir : nous six, dans le salon d’Antoine, les livres partout, les bières à moitié vides, les rires figés en plein vol. C’est flou, pas cadré, un peu trop jaune à cause de la lumière. Mais c’est parfait.

— Tu penses qu’on sera toujours ensemble l’année prochaine ? je demande, presque sans réfléchir.

Emma se tourne vers moi, les yeux brillants mais sans tristesse.

— Peut-être pas tous au même endroit. Mais on se retrouvera. On est comme un groupe de rock mal accordé. On s’engueule, on foire les couplets, mais on tient la scène.

Je ris doucement.

— T’es conne.

— Je te l’écris sur un t-shirt si tu veux.

Un silence doux s’installe. Nos téléphones finissent sur les oreillers, nos paupières deviennent lourdes. Je me tourne vers le plafond, le cœur un peu trop plein, l’estomac un peu noué. L’avenir me semble immense. Un peu flou. Mais moins effrayant qu’avant.

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