Chap 15 - Les choses qu’on ne dit pas

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Deux semaines que les cours ont repris, et le stress ne fait que monter en puissance. Entre les emplois du temps qui s’entassent comme des dominos prêts à se casser la gueule, les profs qui balancent le mot « bac » comme des menaces à peine voilées, et nos nuits qui ressemblent plus à des micro-siestes improvisées qu’à de vrais repos… On commence à craquer.
Alors, pour respirer un peu, et surtout pour faire plaisir à l’une des nôtres, on décide d’organiser un anniversaire surprise pour Vivianne.

Et c’est chez Emma que le QG s’installe. Sa chambre devient un champ de bataille joyeux. Des rouleaux de masking tape traînent entre les coussins, des papiers colorés en pagaille, un bol de bonbons entamé, et une playlist qui balance de la pop et des vieilles chansons françaises avec un naturel déconcertant. Marie découpe des fanions de toutes les couleurs avec la concentration d’un chirurgien cardiaque. Emma, en jean large et t-shirt "Girlboss", griffonne des listes sur un carnet avec des feutres fluo.

Moi, je m’applique à gonfler un ballon, et il me pète littéralement à la figure.

— Merde !

— T’as failli mourir là, commente Emma en riant. Mort par explosion de latex. Très rock’n’roll comme fin.

— Et si tu pouvais mourir un peu plus loin de la guirlande que je colle, ça m’arrangerait, ajoute Marie.

On rigole toutes les trois, un rire franc, un peu hystérique, comme à chaque fois qu’on fait des trucs bricolés et qu’on s’y croit à mort.

— Bon, faut décider où on fait ça, dit Emma en se redressant. Si on veut qu’elle soit vraiment surprise, faut un lieu où elle ne s’attend à rien.

— Chez toi ? propose Marie.

— Impossible. Ma mère a décrété que mon salon n’est pas « une salle des fêtes ».

— Chez moi c’est mort aussi, dit Marie. Mon beau-père est adorable mais il panique dès qu’on dépasse les quatre décibels.

Je réfléchis une seconde, puis une idée me vient. Alex. Son appart est grand, ouvert, il se fout du bruit, et Vivianne ne s’y attendrait pas du tout. Je sors mon téléphone et l’appelle sans prévenir. Il décroche au bout de deux tonalités, à moitié essoufflé.

— Yo, princesse. Dis-moi que t’appelles pour m’avouer que tu rêves encore de moi.

— Faux. J’appelle pour te réquisitionner.

— Sexy.

— On organise l’anniv surprise de Vivianne. Et on a besoin d’un lieu. Chez toi, samedi soir, t’es chaud ?

— T’as dit "te réquisitionner", t’es consciente que je vais rien faire ?

— Alex…

— Mais ouais, évidemment. Je gère l’intendance. Vous ramenez la déco et moi je fais genre j’ai oublié que c’est son anniversaire.

— Tu sais mentir avec naturel ?

— Absolument pas. Mais je compte sur mon charme pour distraire l’attention.

Je lève les yeux au ciel. Emma, qui voit mon sourire bête, comprend que j’ai appelé Alex et s’écrie :

— Attends, j’appelle Antoine aussi, faut que le duo infernal soit au courant !

Elle lance un appel Visio et au bout de quelques secondes, Antoine apparaît à l’écran, lunettes de travers, en train de manger une tartine.

— Bonjour les organisatrices en furie, dit-il avec un sourire.

— On organise une fête surprise pour Vivianne, samedi soir, chez Alex. Tu es missionné gâteau, guitare, ou strip-tease final. À toi de choisir.

— Je prends guitare. J’ai pas assez de pectoraux pour le reste.

— Parle pour toi, balance Alex dans le haut-parleur.

— Et toi t’as quoi ? demande Emma.

— Le lieu, la playlist et ma gueule d’ange.

— Ok donc on fait tout et vous vous pavanez.

— Comme d’hab’, répond Antoine en haussant les épaules.

Marie éclate de rire, le téléphone glisse à moitié sur la table, et on passe cinq bonnes minutes à échanger n’importe quoi avec eux. C’est débile, bruyant, et ça nous fait un bien fou. Antoine propose même de composer un mini morceau pour Vivianne avec Alex, genre "chanson d’anniv version folk-blues", et Emma hurle de joie comme si elle venait de gagner à un concours.

Je regarde tout ça, les rires, les chamailleries, les regards qui brillent. Et au milieu de ce joyeux bordel, je pense à Vivianne. À son cœur plein de choses qu’elle garde pour elle. Et surtout, à Antoine. Elle est amoureuse. Moi, je le sais. Les autres pas encore. Et je ne dirai rien. Ce n’est pas à moi de balancer ces sentiments. Mais une chose est sûre : cette soirée, on va la rendre inoubliable. Pour elle. Peu importe ce qui se passera ensuite.

Les jours suivants filent à toute vitesse, entre les révisions, les textos codés et les plans en sous-marin pour que Vivianne ne devine rien. On se synchronise comme une équipe de voleurs dans un film de casse : Marie peaufine le plan de diversion, Emma planque les ballons dans son coffre, et Alex nous envoie des photos floues de son salon vidé, en mode "zone prête pour explosion festive". Même Antoine a l’air plus excité que d’habitude, ce qui, pour lui, se manifeste par un haussement de sourcil et deux messages de plus que d’habitude dans le groupe.

Et puis, le samedi arrive enfin. La nuit est tombée depuis peu quand Emma, Alex et moi finissons d’ajuster les derniers détails dans l’appart. Le salon a été entièrement réaménagé : meubles poussés contre les murs, guirlandes lumineuses en cascade aux fenêtres, ballons accrochés un peu partout, et une nappe en papier recouvre la table basse transformée en buffet de fortune.

— Ça commence à ressembler à quelque chose, souffle Emma en jetant un coup d’œil satisfait autour d’elle.

— Un mix entre un anniversaire et une rave étudiante, précise Alex en coinçant une guirlande de Marie derrière une pile de vinyles.

— Parfait donc, conclus-je avec un sourire.

La sonnette retentit. On se fige. Puis Alex se souvient que c’est juste Antoine, arrivé en avance avec sa guitare et… des cupcakes ? Il entre avec un air un peu perdu, les joues rougies à cause du vent.

— J’ai l’air suspect ? demande-t-il en tendant ses offrandes.

— Non. T’as l’air adorable, rectifie Emma en attrapant un plat.

On est tous à nos postes. Alex baisse les lumières, Emma se planque derrière le canapé, Antoine accorde sa guitare en faisant mine de ne pas stresser, et moi, je tiens mon téléphone comme une arme, prête à filmer.

Et là, un fracas monstrueux retentit depuis la chambre d’Alex. Un bruit de chute, sec et lourd, suivi d’un gling-gling d’objets qui roulent par terre, le sursaut est général et je me tiens le cœur.

— Mais bordel de... commence Alex en sursautant d’une voix un peu plus aigüe que la normale.

Il fonce vers la pièce comme s’il allait affronter un cambrioleur. Un silence tendu s’installe. On retient tous notre souffle.

Il revient quelques secondes plus tard, l’air blasé.

— C’est bon. Juste une étagère qui s’est vautrée. Rien de mortel, à part mon amour-propre.

Emma glousse, toujours à moitié planquée derrière le canapé.

— Tant que c’est que ça qui s’écroule ce soir, la soirée devrait bien se passer.

— J’peux rien promettre, grogne Alex, mais son sourire dit l’inverse.

Et là, comme une réplique parfaite à ce moment de flottement, on entend des pas dans l’escalier. La voix de Marie, qui raconte une anecdote probablement inventée, suivie de celle de Vivianne, qui rit sans se douter de rien. Un cliquetis. La porte s’ouvre.

— SURPRIIIIISE !!!

Les guirlandes s’allument en même temps que les cris. Vivianne sursaute, recule d’un pas, puis cligne des yeux, figée. Elle reste là, une seconde, puis deux, bouche entrouverte, le souffle suspendu.

— Vous êtes… sérieux ? C’est une blague ?

— C’est ton anniversaire, pas le 1er avril, répond Alex en allumant la chaîne hi-fi.

Elle nous regarde tous, les yeux écarquillés, et finit par souffler :

— Putain, vous êtes des dingues.

Elle éclate de rire, les joues rouges, les larmes pas loin. Emma se jette sur elle, suivie de Marie, puis de moi. On la serre comme un trésor trop longtemps caché. Elle tremble un peu. On la lâche, elle regarde autour, encore sonnée. Puis elle souffle :

— Merci. Vraiment.

Et la fête commence. Une fois le choc de la surprise passé, Vivianne entre timidement dans le salon transformé en cocon de fête. Ses yeux se promènent partout, comme si elle n’arrivait pas à croire qu’on ait fait tout ça pour elle. Les guirlandes colorées jettent des ombres douces sur les murs, et une vieille playlist années 2000 tourne en fond, oscillant entre nostalgie kitsch et tubes intemporels.

Le canapé est poussé contre le mur, des coussins traînent partout, des chips débordent de saladiers, et la lumière est tamisée juste ce qu’il faut pour rendre tout ça chaleureux. Emma lui tend un verre rempli d’un cocktail orange fluo, probablement une tentative ratée de mojito tropical, tandis que Marie l’attrape par les épaules, le sourire aux lèvres.

— Allez, trinque, c’est ton moment, grogne joyeusement Marie.

— Je vous jure que si c’est alcoolisé à la carotte, je me venge, répond Vivianne en flairant son verre.

Tout le monde se rassemble autour d’elle, les verres levés dans un joyeux chaos.

— À tes 18 ans, meuf ! lance Alex en tapant son gobelet contre le sien.

— Et à la meilleure glousseuse de tout le lycée, ajoute Emma en éclatant de rire.

— Et à la seule capable de retenir les déclinaisons latines même bourrée, complète Antoine avec un clin d’œil.

Vivianne, rouge pivoine, lève son verre, et souffle dans un rire :

— Vous êtes vraiment des tarés… Je vous adore.

Les verres s’entrechoquent dans un cri général. La musique monte d’un cran. Très vite, la table est pillée, les chips volent presque, et les rires deviennent un bruit de fond constant.

On danse. Mal. Mais avec conviction.

Emma se met à onduler façon clip des années 90, Marie mime une danse folklorique improbable, et Antoine improvise des percussions avec une boîte de gâteaux vide. Je me laisse entraîner par Alex. Il me prend par la taille, me fait tourner dans un geste à moitié moqueur, à moitié sérieux, puis me plaque doucement contre lui, les yeux plantés dans les miens.

— J’ai attendu toute la journée pour ça, murmure-t-il à mon oreille, avant de m’embrasser longuement, fougueusement.

Un sifflement général explose dans l’appartement.

— Ouais les amoureux ! hurle Emma.

— Ça mérite un replay ! rajoute Marie en tapant dans ses mains comme à un concert.

Vivianne rougit encore plus, planquée derrière son verre, puis pince le bras de Marie.

— C’est ta faute tout ça, hein ?!

— Oh totalement, confirme Marie, hilare. Je t’ai fait venir ici en mode “viens, on va se mater un film, j’ai du popcorn au caramel.” Tu vois, j’ai menti pour la bonne cause.

— J’aurais dû me méfier quand t’as mis du mascara, ricane Vivianne.

Marie éclate si fort de rire que je suis sûre les murs en ont tremblé. Alex tape dans ses mains pour attirer l’attention.

— Bon, fini la romance. On vous a préparé une surprise musicale.

Antoine attrape sa guitare, s’installe sur une chaise, accorde trois cordes à l’arrache. Alex se cale à côté, tape le rythme sur la table avec les doigts.

— Joyeux anniversaire Viviiiaaannne, chante Alex d’une voix de crooner de karaoké raté.

— On t’aime même quand tu stabilotes nos devoirs en philo, ajoute Antoine avec un solo façon rock.

— Et que tu cries sur les gens quand on t’arrache un post-it ! complète Emma en rythme.

— JOYEUX ANNIVERSAIRE, hurle tout le monde en fin de morceau, dans une dissonance magique.

Vivianne se cache le visage dans les mains, je crois que je n’ai jamais vu quelqu’un rester rouge aussi longtemps, bientôt de la fumée va sortir de ses oreilles.

— Vous êtes nuls, j’vous aime, c’est horrible.

Une pluie d’applaudissements moqueurs suit, et la musique reprend. Emma la tire par la main.

— Allez viens, on danse, t’as plus le choix maintenant.

Et elles dansent, toutes les deux, tournant dans le salon, se cognant aux coussins, riant, criant. Vivianne oublie presque tout, je me joins à elles et nos rires supplantent la musique, les garçons applaudissent et je crois même avoir vu Alex prendre des photos.

Puis sa voix s’élève au-dessus de la musique dans un timbre qui annonce la connerie.

— Ok les nerds, j’ai une idée ! Et si on lançait un jeu ? propose-t-il avec un sourire d’enfant diabolique.

— Tu veux mourir ? demande Emma, méfiante.

— Écoutez : chaque personne tire une carte. Sur chaque carte y’a une consigne. Interdit de dire “oui”, “non” ou de hocher la tête. Sinon tu bois. Et si tu refuses l’action ou la vérité ? Tu bois deux fois.

— Je valide, déclare Marie. Et j’ai ramené les cartes. Je suis toujours prête à foutre le feu à une soirée.

— Oh bordel, c’est parti, souffle Antoine.

Le jeu démarre.

Antoine : “Récite la table de 9 à l’envers en chantant.” Il s’exécute, les bras levés, en chantant faux sur l’air de La Macarena. Fou rire général.

Emma : “Imite une influenceuse qui vend un shampoing pour hamster.” Elle prend une chips pour micro :

— Hey mes chatons ! Aujourd’hui je vous montre ma routine capillaire spéciale Ronron, mon bébé hamster…

— Stop, gémit Alex. J’vais vomir de rire.

Le jeu continue. Des révélations débiles, des gages absurdes, des rires de plus en plus forts. Jusqu’à ce que Vivianne tire une carte. Elle la lit. Reste figée. Ses yeux glissent vers Antoine. Elle esquisse un sourire.

— C’est quoi ? demande Emma.

— "Dis quelque chose que tu n’as jamais osé avouer."

— Oh merde, lâche Marie avec un sourire inquiet.

— Tu peux boire, hein, souffle Alex.

— Ou parler, dit Emma doucement.

Vivianne fixe son verre qui a déjà été rempli bon nombre de fois. Hésite. Puis se redresse, inspire lentement, les lèvres tremblantes.

— Antoine… je… je t’aime depuis cet été.

Le silence tombe d’un coup. Comme si la musique s’était arrêtée d’elle-même. Alex lâche sa bière qui se répand sur le sol. Marie retient son souffle. Antoine, lui, reste immobile, les yeux écarquillés.

Et Vivianne, au milieu de ce silence, attend, son visage qui a été rouge toute la soirée devient aussi pâle que la lune. Ses doigts crispés sur son verre tremblent à peine, mais assez pour que je le voie. Elle se tient droite, comme si elle refusait de s’écrouler. Personne ne bouge. Même Alex, habituellement le roi des blagues pour détendre l’atmosphère, garde le silence.

Antoine finit par se redresser un peu, les yeux toujours posés sur elle. Son sourire n’est pas moqueur, ni gêné. Il est doux. Et triste.

— Vivianne… merci de me dire ça, murmure-t-il.

Elle cligne des yeux, surprise.

— C’est pas facile, je le sais. Et je suis touché. Vraiment. C’est… beau, ce que tu ressens.

Il marque une pause, cherche ses mots.

— Mais… je ne ressens pas ça. Pas comme ça. Tu comptes pour moi, énormément. Mais c’est pas de l’amour. Pas ce genre d’amour. Je suis désolé.

Elle ne dit rien. Elle hoche doucement la tête, avale sa salive, les lèvres pincées. Un sourire tremble sur son visage, tentative maladroite de faire bonne figure.

— Pas besoin d’être désolé, souffle-t-elle. Je… je m’en doutais. C’était juste… fallait que ça sorte.

Il s’approche, doucement, pose une main sur son épaule.

— Tu mérites quelqu’un qui t’aime avec la même force. Et je sais que ce quelqu’un-là aura de la chance.

Vivianne rit, un rire un peu cassé, un peu trop aigu.

— Si tu dis encore un truc gentil, je pleure.

Alex se racle la gorge, mal à l’aise. Emma attrape déjà deux verres, en silence, et les remplit à ras bord. Marie pousse une assiette de chips vers Vivianne comme si c’était un antidépresseur. Et Antoine, lui, s’éloigne d’un pas. Pas par gêne. Par respect. Pour lui laisser de l’air. Un battement de cœur plus tard, la musique revient doucement. Quelqu’un relance la playlist. Personne ne sait quoi dire. Alors, on fait ce qu’on sait faire : on fait semblant que tout va bien. Pour l’instant.

Je m’approche discrètement de Vivianne, lui effleure la main. Le regard qu’elle me renvoie est flou, mais reconnaissant. Et dans un coin du salon, le "joyeux anniversaire" prend soudain un goût amer. La soirée ne s’éteint pas d’un coup. Elle se délite doucement, comme une flamme qui vacille faute d’oxygène.

On fait encore semblant un peu, pour Vivianne. Antoine remet une chanson douce, Alex tente une blague qui tombe à plat, Emma s’agite dans la cuisine pour bricoler un dessert de dernière minute avec des yaourts à moitié périmés. Marie propose une partie de Time’s Up, mais personne n’a le cœur à mimer un pamplemousse amoureux. Alors on boit un peu, on grignote, on parle de tout sauf de ça. Vivianne garde un sourire plaqué sur le visage comme un pansement. Elle rit parfois, mais sans les yeux. Autour d’elle, on tourne tous un peu à vide. Même Alex reste calme, son bras autour de mes épaules, me lançant de temps en temps un regard inquiet, comme s’il cherchait l’heure qu’il est dans ma tristesse.

Vers minuit, la soirée est officiellement terminée. Les filles débarrassent en silence, les garçons rangent un peu, et Vivianne dit qu’elle est fatiguée, qu’elle va rentrer. Emma l’accompagne à la porte, sans insister. On ne dit pas grand-chose en se quittant, mais les regards parlent pour nous. Ce n’est pas la soirée qu’on voulait. Pas celle qu’on avait prévue. Mais elle aura compté quand même.

Le lendemain matin, le groupe de discussion des filles explose au moment même où j’ouvre les yeux. Mon téléphone clignote comme une alarme sociale : dix-sept messages en à peine deux minutes.

10h21 Marie : Ce soir, soirée filles chez moi. J’ai du thé, des gâteaux et des coussins. Personne n’a le droit de refuser. C’est pas une invitation, c’est une ordonnance médicale.

10h21 Emma : J’arrive avec des plaids et du chocolat. Et je vais porter mon vieux pyjama dégueu. Le mood sera : sororité.

10h22 Vivianne : …ok.

Pas de smiley. Pas de point d’exclamation. Juste ces deux lettres, sobres, fragiles. Et pourtant, c’est assez. On sait toutes lire entre les lignes. Elle a dit oui. Elle a besoin de nous. Ce soir, on sera là.

Je réponds simplement :

10h23 Moi : Je ramène mes dessins, et des trucs à grignoter. À ce soir, les reines.

Et c’est comme ça que la guérison commence : avec un message un peu trop sec, un peu trop tôt, mais qui veut dire "je t’aime" sans le dire. Chez Marie, c’est une autre ambiance. Rien à voir avec les appart’ trop grands, trop froids, ou les maisons pleines de bruits de télé et d’horloges qui cliquettent. Ici, tout semble plus lent. Plus vrai. La petite maison sent le pain grillé, la lavande, et quelque chose de chaud, de rassurant. C’est la première fois qu’on y met les pieds, et dès l’entrée, on comprend pourquoi elle n’a jamais trop invité.

C’est modeste, un peu biscornu, un brin bordélique. Mais c’est un bordel vivant. Habité. Les meubles n’ont rien d’épatant, une étagère de travers, des coussins dépareillés, un tapis un peu élimé… Et pourtant, on s’y sent bien tout de suite. Comme dans une cachette de gosse. Les murs sont couverts de photos en noir et blanc, certaines signées dans un coin d’un petit "L.M." à peine lisible. Son frère, le photographe globe-trotter, celui qui envoie parfois des cartes postales d’endroits où on n’a même jamais mis le pied. Des visages rieurs, des enfants pieds nus, des ciels immenses, flous. Ça donne une drôle de poésie à l’endroit.

Un chat dort, roulé en boule sur un coussin au motif douteux, comme s’il était là depuis toujours. Et partout, des plantes. Sur les étagères, dans les coins, suspendues au plafond, grimpant sur les murs. Comme si Marie vivait au milieu d’une forêt bien élevée. Emma est déjà installée sur le canapé quand j’entre, en legging pilou, plaid jusqu’au menton, un bol de pop-corn sur les cuisses et une tasse fumante dans les mains.

Elle a cette tête post-collation, mi-sereine mi-grognonne.

— Entre, j’ai gardé la place chaude, murmure-t-elle en tapant le coussin à côté d’elle.

Je m’affale avec un soupir, mes jambes se glissent sous le plaid, mes orteils frôlent les siens. Marie est en cuisine, concentrée sur une vieille théière bleue qui a sûrement connu mai 68.

Elle remue doucement une cuillère en bois, comme si elle brassait une potion magique. L’odeur de camomille et de cannelle envahit la pièce. C’est presque un sort.

Vivianne arrive la dernière. Elle pousse la porte avec un soupir énorme, traîne un vieux tote-bag rempli de Dieu sait quoi. Ses yeux sont gonflés, rouges, ses cheveux attachés à la va-vite, le visage sans fard. Elle porte un sweat gris beaucoup trop grand, probablement piqué à son père, et un pantalon de survêt taché de peinture sèche. Elle s’effondre dans le fauteuil sans un mot, le souffle court, comme si même s’asseoir lui demandait un effort colossal.

Silence. On lui laisse le temps. Puis Marie dépose une tasse devant elle, chaude, odorante, et murmure doucement :

— On savait, tu sais.

Vivianne relève la tête, ses yeux papillonnent.

— De quoi ?

Emma pose sa main sur la sienne, délicate.

— Qu’Antoine te plaisait. Qu’il te plaît depuis un moment. Et que hier… t’as été vachement courageuse.

Vivianne cligne plusieurs fois des yeux. Sa lèvre tremble. Puis elle s’effondre. Pas brutalement. Pas avec des cris ou des hoquets comme dans ces films nuls. Non. C’est un effondrement discret, profond, douloureux. Les larmes coulent lentement, mais elles ont cette densité particulière, celle des choses qu’on retient trop longtemps. Elle enfouit son visage dans ses mains, et nous, on se penche vers elle. Pas de discours. Pas de conseils à la con. Juste des bras. Des froissements de plaids. Des mains qui caressent des cheveux. On l’enveloppe, on est là.

— J’savais qu’il dirait non, souffle-t-elle dans un murmure brisé. Mais j’espérais quand même… J’suis trop conne…

— Non. T’es humaine, répond Marie en lui tapotant l’épaule. Et t’as eu les tripes de faire ce que beaucoup ne font jamais. Ça compte.

— Et puis… t’as pas perdu, ajoute Emma. T’as juste pas encore trouvé celui qui te mérite. Antoine, c’est un bon gars, ouais. Mais ça veut pas dire que c’est le bon. Vivianne renifle, redresse la tête. Ses yeux sont encore pleins d’eau, mais un sourire triste flotte sur ses lèvres.

— Vous êtes au courant que vous parlez comme des affiches de cabinet de psy ?

On éclate de rire. Même elle. Un peu nasillard, un peu tremblotant. Mais sincère. Alors ce soir-là, on ne parle plus d’Antoine. On parle de nous. De tout ce qui nous lie, même dans nos failles.

Des rêves qu’on n’ose pas dire à haute voix.

De ce qu’on ferait si demain, on pouvait tout plaquer.

Des amours avortés. Des profs relous.

Du jour où Emma a porté une robe citron fluo pour le bal de sixième.

De la fois où Marie a vomi sur un hamster…

Du jour où j’ai pleuré parce que j’avais dessiné un nuage qui ressemblait à une saucisse.

Et on rit. Dieu, qu’on rit. Fort, trop fort. Avec la gorge qui pique. On finit affalées en étoile, chacune dans un plaid, les tasses vides sur la table basse, le chat ronronnant contre le ventre de Marie. Vivianne nous regarde, les yeux rougis, mais lumineux.

Et quand la fatigue commence à nous étreindre doucement, sans drame ni fracas, on monte toutes dans la chambre de Marie, en silence. On se glisse sous les couvertures, certaines encore habillées, d’autres pieds nus, les cheveux en bataille. La pièce est plongée dans le noir, seulement percée par la lumière orange d’un lampadaire extérieur beaucoup trop près de sa fenêtre. On parle encore un peu mais rapidement le silence s’installe. Et on se laisse happer. On s’endort là, toutes ensemble, entremêlées comme une fratrie bancale mais soudée, bercées par les respirations des autres filles.

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