Chap 16 partie 1 - Regarde-moi !
Depuis la soirée chez Marie, deux semaines s’écoulent. Deux semaines de chaos, comme si la vie essayait de reprendre sa place sans jamais retrouver son équilibre. Les cours s’enchaînent, les visages se croisent, les rires paraissent forcés. Vivianne remonte doucement, entourée de notre attention. Marie, fidèle à elle-même, tente de nous faire rire avec ses punchlines bien senties. Je passe plus de temps à réviser qu’à respirer, et je me surprends à penser que je n’ai même pas pris le temps de profiter d’Alex. Antoine, lui, est plus silencieux qu’à son habitude. Son regard traîne un peu trop souvent vers la porte. Comme s’il attendait quelque chose. Ou quelqu’un.
Alex n’est pas revenu lundi.
Au début, je ne veux pas m’alarmer. Il a toujours eu ses absences, ses humeurs de loup solitaire. Il disparaît, puis revient comme si de rien n’était, avec un sourire en coin et cette manière bien à lui de nous faire oublier qu’il était parti. En plus, avec l’acharnement des profs sur notre avenir, il a de plus en plus tendance à sécher.
Mais là, ça dure.
Mardi, je sens son absence. Un vide précis, là où il devrait être. Sa chaise vide. Son sac disparu. Son chien, Démon, qu’on n’entend plus dans la cour quand il passe faire peur aux premières années. Je lui envoie un message entre deux sessions de révision :
« Tu boudes ou t’es juste trop cool pour venir ? » Pas de réponse.
Mercredi, j’insiste. Une tension étrange monte en moi.
« Sérieusement, tu fais quoi ? Je m’inquiète. »
Puis :
« Démon est passé à l’étape supérieure et t’a bouffé avec ton jean ? » Avec un emoji douteux.
Toujours rien.
Je regarde son statut WhatsApp. Dernière connexion : samedi. Je scrute Instagram. Rien de neuf.
Même Antoine ne sait pas. Ou alors, il fait semblant. Alors je fais semblant moi aussi. Je ris avec Emma. Je mange discrètement des fraises tagada en maths. Je fais mes exos. Je révise encore et encore ce maudit bac. Mais je me réveille chaque nuit avec la sensation qu’on m’arrache quelque chose. Je commence à me dire qu’un truc ne tourne pas rond.
Le soleil brille haut dans le ciel, mais je frissonne malgré tout. Je me repasse notre dernier baiser en boucle, comme un film que je n’arrive pas à éteindre. Jeudi matin, je me maquille plus lentement. Mes gestes sont mécaniques. Je me surprends à fixer mon reflet dans la glace trop longtemps. Comme si mon corps voulait me dire quelque chose que ma tête refuse d’entendre. Dans la cour, tout est trop bruyant. Trop normal. Emma parle avec Marie, elles rigolent, mais ses yeux viennent vers moi. Elle sent. Elle sait.
Je croise Antoine entre deux cours. Il me sourit, mais il a l’air blême.
— Pas de nouvelles ?
Il secoue la tête, sans un mot. Il n’a jamais attendu aussi longtemps avant d’avoir des nouvelles d’Alex. Jamais. Je baisse les yeux. L’angoisse devient physique. Ça tire dans ma poitrine. Ça gratte sous ma peau.
Jeudi soir, je suis chez Emma. On révise notre anglais, ou du moins on essaye. Je suis étalée en étoile sur son lit, incapable de me concentrer sur mes cours. J’allais glisser dans le sommeil quand… une porte claque. Des pas précipités. Puis Emma surgit dans la chambre. Rouge. Essoufflée. Elle tremble. Ses cheveux sont collés à son front, son téléphone encore dans la main, les yeux écarquillés de terreur et d’angoisse.
— Sophie… c’est horrible, murmure-t-elle avant de s’effondrer contre moi.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu me fais peur...
Elle hoquette, tente de reprendre son souffle, puis me regarde droit dans les yeux.
— C’est Alex. Il... il est à l’hôpital.
Je crois que mon cœur s’arrête. Mon cerveau refuse de comprendre mais Emma continue, entre deux sanglots.
— Antoine vient de m’appeler. Il a eu un accident... Il y avait du sang partout. Il a appelé les secours, et ils l’ont emmené…
Je me fige, incapable de parler. L’air est trop dense, trop épais. Les mots d’Emma flottent autour de moi sans que j’arrive à les saisir. Je l’imagine sur le bord d’une route, la moto éclatée au sol, et lui, son corps cassé sur le bitume, seul dans le froid de cette fin d’hiver. Une crise d’angoisse menace de m’engloutir, mais Emma me tire violemment pour me redresser.
On traverse la ville comme si le monde brûlait derrière nous. Marie, Vivianne, Emma et moi, je ne me rappelle même pas quand Emma a prévenu les filles ni quand elles nous ont rejointes. Dans le hall blanc et glacé de l’hôpital, on retrouve Antoine qui fait les cent pas. Il a le visage tiré, les yeux rouges. Et il a du sang partout sur ses manches.
— Je suis désolé, souffle-t-il en nous voyant. Je ne vous ai pas tout dit. J’ai dit qu’Alex avait eu un accident de moto, mais ce n’est pas vrai.
On se fige.
— Son père... Il l’a retrouvé. Il a pété les plombs. Alex a refusé de lui donner de l’argent. Ils se sont battus. Et il l’a tabassé. Je l’ai trouvé inconscient, baignant dans son sang. Son père était parti. Je... je pensais qu’il était reparti pour de bon. Même moi, je ne savais plus s’il était encore en vie, ajoute Antoine. Ça faisait des années. Et quand je l’ai trouvé… Je ne sais pas depuis combien de temps il était là…
Mes jambes se dérobent. Je m’effondre sur un fauteuil. Mes mains tremblent. J’essaie de respirer. Impossible.
Le médecin arrive rapidement. On me relève doucement, tout le monde est en apnée. Il a le visage grave. Il parle de fractures, de côtes brisées, d’une commotion cérébrale, d’une hémorragie interne. Il dit qu’ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient.
Et puis il dit la phrase que personne ne devrait jamais entendre :
— On ne sait pas s’il se réveillera.
Je reste figée une seconde, incapable de penser, incapable même de respirer. Puis mon corps décide à ma place. Je me lève brusquement, chancelle, m’accroche au mur et fonce vers les toilettes. Je pousse la porte, m’effondre à genoux devant la cuvette. Et je vomis. Encore et encore. Ma gorge me brûle, mes yeux se remplissent de larmes, ma tête cogne contre la faïence glacée. J’ai l’impression que tout mon corps lâche. Mes bras tremblent, mes mains glissent, mes jambes ne me portent plus. Je suffoque entre deux sanglots, je me replie sur moi-même, et puis je hurle. Un cri rauque, sauvage, un cri que je ne reconnais même pas. Comme si quelque chose en moi s’arrachait pour de bon.
Je sens des mains sur moi, sans savoir d’où elles viennent. Vivianne s’agenouille derrière moi, me tient les cheveux avec une douceur bouleversante. Marie me prend dans ses bras, tente de me maintenir droite alors que je me liquéfie. Je crois qu’Emma est là aussi, sa main sur mon épaule, sa respiration saccadée contre la mienne. Je ne les entends pas entrer. Je n’ai plus conscience de rien. Je pleure, je tremble, je m’accroche à la porcelaine comme si elle pouvait me sauver de la noyade.
Tout ce que je ressens, c’est cette douleur immense, irrépressible, ce vide brutal qui me déchire de l’intérieur. J’ai mal, si mal. Comme si mon cœur s’était brisé au fond de cette pièce, entre la cuvette et le sol glacé.
Je crois que mon cœur a glissé quelque part entre la cuvette et le sol froid.
Et dans ce cri, il n’y a plus rien. Juste le vide dans mes poumons. Juste le goût du sang dans ma gorge. Et ce silence… ce silence qui hurle plus fort que moi.
C’est Antoine qui me prend dans ses bras quand mes hurlements finissent par s’éteindre. Il m’installe sur une chaise du couloir, doucement, comme si j’étais en verre. C’est Marie qui presse un mouchoir contre mes yeux, avec ce mélange étrange de force et de tendresse qui lui ressemble tellement. C’est Vivianne qui caresse mes cheveux, en murmurant des petits mots que je ne comprends même pas. Tout est flou, lointain, comme à travers une vitre embuée.
Un médecin s’approche. Il s’accroupit devant moi, son regard droit dans le mien, et ça suffit pour relancer les sanglots. Il pose une main sur mon épaule, chaude, rassurante.
— Tu peux aller le voir, dit-il d’une voix calme. Il est en salle 204. Tu n’es pas obligée. Mais tu peux.
Je me lève, chancelante, les jambes molles, l’intérieur vidé comme après une tempête. C’est Emma qui me soutient jusqu’à sa chambre. Je croise des infirmières qui nous regardent avec compassion, et j’ai envie de hurler encore.
Quand j’entre, la nausée revient d’un coup.
Alex est là, allongé, pâle comme un linge, la peau marquée de bleus profonds. Sa pommette droite est gonflée, violacée, presque difforme. Des tuyaux sortent de ses bras, de sa bouche, de son nez. Des machines bipent doucement, comme si elles respiraient à sa place, et c’est sans doute le cas. Un masque à oxygène couvre la moitié de son visage. Ses doigts sont inertes sur les draps. On dirait une sculpture en cire.
Je m’assois près de lui, sans même m’en rendre compte. Emma referme la porte sans un mot. Je me penche vers lui. Je prends sa main. Elle est froide, trop froide, et ça me fait l’effet d’une claque. Et là, je comprends. À quel point je l’aime. Vraiment. À quel point l’idée d’un monde sans lui me donne envie de mourir. Je ne veux pas d’un monde sans Alex. Je ne veux pas respirer s’il ne peut pas le faire aussi.
Je murmure son prénom. Juste ça. Encore et encore, comme un mantra, supplie tout ce que je peux supplier. Et comme il ne bouge pas, comme tout reste figé, j’ai peur que ce soit déjà fini. Alors je lâche sa main, trop brusquement. Je me lève. Et je fuis la pièce.
Dehors, les autres attendent leur tour pour le voir. J’essaie de sourire. Mais ma gorge se noue. Tout se met à tourner. Mes tempes cognent comme des tambours.
Et puis…
Tout lâche. Ma tête, mon ventre, mes jambes. Je m’effondre au sol, brutalement. Un bruit sourd contre le carrelage. Le silence tombe comme une chape de plomb. Je n’arrive plus à respirer. Je porte mes mains à ma gorge, comme si je pouvais arracher ce vide qui m’étouffe. Je veux appeler à l’aide, mais aucun son ne sort.
Je sens mon cœur cogner trop fort, ma poitrine prête à exploser. Mes bras ne répondent plus. Le médecin se précipite, crie je ne sais quoi. Je tremble, je convulse.
Je ne sens plus rien. Ni mes jambes, ni mes mains. Rien que le froid. Un froid si vaste que je crois mourir dedans. Une infirmière surgit, plante une seringue dans mon bras. Je ne sens même pas l’aiguille. Juste… une chaleur sourde. Puis une torpeur. Je ne me souviens pas du moment où mes yeux se ferment. Juste du noir. Puis le néant.
C’était il y a un mois.
Un mois qu’Alex est dans le coma. Un mois que je vais le voir chaque jour, que je dessine ses mains, son visage, encore et encore. Un mois que je dors uniquement grâce aux filles et Antoine qui me soutiennent. J’ai encore du mal à croire que tout se soit passé aussi vite, il y a eu la fête de Vivianne, sa déclaration ratée, notre soirée, puis les cours et finalement… L’horreur.
Et je survis. Mais c’est comme si je n’étais plus là. Je ne suis pas encore retournée chez mon père. Je n’ai pas la force. L’année touche à sa fin, encore cinq semaines. Et je suis toujours au point mort.
Mark a été là. Je vais le voir au Dreams Coffee, un jour où tout me semble trop lourd. Il est calme, présent, solide. Comme toujours. Une bouée.
Aujourd’hui, en cours, je regarde le soleil briller dehors. Tout est calme. Lumineux. Silencieux. J’essaie de me laisser bercer par ce calme visuel, mais mon crâne bourdonne. Quand la cloche sonne, je rentre chez Emma. Enfin, j’essaie. Mes pieds décident pour moi. Je ne passe pas par le centre. Je dévie. J’erre. Et sans vraiment comprendre comment, je me retrouve devant le cimetière.
C’est silencieux ici. Apaisant. Les tombes sont couvertes d’herbe, comme si elles avaient été oubliées. Je marche entre elles, sans but. Jusqu’à celle de ma mère.
« À la mère attentionnée que tu as été ».
Je passe une main sur la pierre. Je sens ma gorge se nouer. Je m’assois. Lentement. Lourdement.
— Bonjour maman, je souffle, la voix rauque, déformée par la tristesse.
— J’ai tellement de choses à te dire. Tellement de questions. Je suis… perdue. Vraiment perdue.
Je baisse les yeux.
— Papa. Puis Alex. Pourquoi ? Pourquoi le monde est aussi cruel ? Pourquoi j’ai l’impression de perdre un morceau de moi à chaque fois ?
Je laisse un silence s’installer. Je reprends, plus bas :
— Pourquoi tu m’as laissée ? Qui t’a tuée ? Qui était l’homme derrière cette foutue fenêtre ?
Ma voix tremble.
— Est-ce que c’est le destin ? Celui qui t’a arrachée à moi ? Celui qui essaie de m’arracher Alex maintenant ?
Je ravale un sanglot.
— Je comprends plus rien. Comment on fait pour tenir ? Comment je fais pour continuer si Alex ne revient pas ?
Et je reste là. Figée. Le cœur trop lourd. Dans ce monde silencieux enseveli sous l’herbe, où plus rien ne bouge. À part les souvenirs.
Comme en réponse à mes doutes torturés, un vent violent me gifle le visage, brouille ma vue et ébouriffe mes cheveux. Je regarde le ciel qui se couvre bien trop vite à mon goût et une averse torrentielle, glacée, s’abat soudain sur moi.
J’offre alors ma figure au ciel et à cette pluie qui me mord la peau. Je la laisse glisser le long de mes joues. Elle s’infiltre dans ma veste, ruisselle sur ma gorge, descend jusqu’à ma poitrine. Je suis surprise par le froid de cette pluie et me raidis. Je sers les dents, les muscles noués, et une plainte pitoyable m’échappe, un gémissement de douleur qui enfle et devient un hurlement. Un cri brut. De rage. De peine. De trop-plein. La pluie couvre mon cri que je suis seule à entendre, alors je hurle encore. Je crie si fort que ma gorge me brûle, que ma voix déraille, que ma tête tourne. Je crie tout ce que je retiens depuis un mois.
Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi. Quand le souffle me manque enfin, je me tais. La pluie, elle, redouble. Mes membres sont engourdis, ma gorge à vif. Lentement, mécaniquement, je me redresse. Et, comme un pantin vidé de ses fils, je me traîne jusqu’à chez Emma.
La chaleur de sa maison m’arrache un soupir de soulagement. J’ôte ma veste trempée qui colle à ma peau, l’abandonne en vrac sur le porte-manteau de l’entrée, et monte jusqu’à sa chambre. Elle est là, assise en tailleur sur son lit, un livre de maths devant elle. Elle lève les yeux. Sa bouche s’ouvre, choquée. Pas un son ne sort. Je me dirige vers sa salle de bain sans un mot.
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