Chap 16 partie 2 - Regarde-moi !
Je retire mes fringues détrempées et entre dans la douche. L’eau chaude me pique la peau. J’ai si froid que la chaleur semble me brûler. La douleur s’estompe peu à peu. Mon corps redevient vivant. Je sors enroulée dans une serviette chauffée par le radiateur, sèche mes cheveux à la va-vite, enfile un grand t-shirt oublié là ainsi qu’une culotte propre. Quand je reviens, Emma a transformé le lit en buffet sucré : bonbons, gâteaux, chips. Elle me brandit un DVD : Dirty Dancing. Mon film préféré.
Je la serre contre moi. Elle éclate de rire et me câline sans retenue. Je me glisse sous la couette, un paquet de cookies en main. Je l’observe galérer pour enlever son soutien-gorge sans ôter son t-shirt. Elle finit par l’agiter en l’air en criant « LIBERTÉÉÉÉÉÉÉÉ ! » comme une révolutionnaire en chaussettes.
Je hurle de rire.
Elle me rejoint, me vole un cookie. On se chamaille. Le film démarre. Mon cœur se serre, mais pour une fois… je me laisse aller.
Quand Bébé et Johnny commencent les cours de danse, mon téléphone vibre. Je regarde l’écran. Mon père. Je soupire mais finis par décrocher.
— Allô ?
— Bonsoir ma chérie. Comment tu vas ?
— Ça peut aller. Et toi ?
— Bien. Tu me manques, beaucoup…
Je me mords la lèvre. Cela fait plus de trois mois que je vis chez Emma. Mais on recommence à se parler avec mon père, on se fait des petites sorties tous les deux, ciné puis restau. Mais depuis l’accident d’Alex je suis distante. L’idée de rentrer me frôle parfois l’esprit.
— Toi aussi, papa. Je pense revenir bientôt à la maison.
— Vraiment ? C’est formidable !
Son ton me fait sourire. Il n’est pas en colère. Il est… heureux.
— Sinon, pourquoi tu m’appelles ? Il est tard, quand même.
22h43, annonce le réveil argenté sur la table de chevet. Je fixe le plafond, l’oreille attentive. Quelque chose dans sa voix me semble… différent.
— J’ai reçu les analyses de tes tests de ce mois-ci, et je me suis permis de les lire sans toi.
— Oh ! Je me redresse un peu et m’éclaircis la voix, fais signe à Emma de mettre le film en pause. Et donc ? Qu’est-ce que ça dit ?
— Eh bien… Les médicaments pour ta thyroïde font effet, on voit une réelle amélioration !
Je pousse un soupir de soulagement et résume brièvement le tout à Emma, qui pousse un hurlement de joie silencieux, ce qui m’arrache un rire malgré moi.
— Sophie ?
— Oui, je suis là ! C’est vraiment bien, papa. J’avais tellement peur que ça ne fonctionne pas… Tu peux pas savoir à quel point ça me soulage !
— Bien sûr que si je m’en rends compte ! Moi aussi j’étais inquiet.
— Oui, je sais… excuse-moi. Du coup, je vais devoir aller en racheter demain ? Tu peux me dire ce qu’il faut ?
— Ne t’inquiète pas, je m’en occupe. Toi, repose-toi et profite des derniers jours de la semaine chez Emma. Tu rentreras ce week-end, d’accord ?
Je sens tout de suite à sa voix qu’il attend cette réponse depuis longtemps, qu’il redoute que je lui dise non. Je souris doucement avant de reprendre.
— D’accord. Je serai à la maison samedi, en début d’après-midi. Ça te va ?
— Oui !
Il pousse un soupir, et je suis presque sûre d’entendre son sourire à l’autre bout du fil, même si ce n’est pas possible.
— Bon, à samedi alors.
— À samedi. Je t’aime.
— Moi aussi, je t’aime, papa. Je t’embrasse.
Puis il raccroche. Je me tourne vers Emma, qui me sourit de toutes ses dents en relançant le film. Je me tasse un peu plus dans son lit, me collant à elle. Sa chaleur me rassure, m’apaise. Enfin, quelque chose qui se règle dans le chaos qu’est ma vie en ce moment. Je pousse un soupir de joie et attrape un paquet d’oursons en guimauve pour fêter ça.
Le week-end arrive bien trop vite. C’est étrange de dire ça… mais dans quelques heures, je retourne chez mon père. J’ai un peu peur, sans savoir exactement pourquoi. Je termine de ranger mes affaires dans mon sac, les mêmes que j’ai emportées pour venir me réfugier chez Emma. Une fois tout en ordre, je descends les marches doucement, m’imprégnant de cette odeur particulière, celle de sa maison. Je sais que j’y reviendrai bientôt, sûrement dans deux ou trois jours, quand la chaleur de mon corps lui manquera dans son lit. Mais juste pour une soirée, une soirée fille dont Emma et moi raffolons tant.
La maison est étrangement silencieuse quand je referme la porte derrière moi. Dehors, l’air est doux, chargé de l’odeur des arbres en fleurs. Je traverse la rue en pressant le pas, le soleil déjà bas colore les façades d’une lumière orangée.
Arrivée devant chez moi, la main sur la poignée, j’hésite un instant. Je repense à la dispute avec mon père. Jamais je n’aurais cru qu’il puisse me cacher des choses, surtout concernant ma mère. Mais après en avoir parlé longuement, je commence à comprendre son choix, cette volonté de ne garder que le bon.
J’abaisse finalement la poignée et entre d’un pas décidé. Une douce odeur de chocolat vient aussitôt me chatouiller les narines. Je laisse mon sac dans l’entrée, retire mon manteau, et me dirige vers la cuisine.
Je manque de m’étouffer de rire en découvrant mon père, le visage barbouillé de farine, en train de pétrir ce que je devine être une pâte à cookies. En m’entendant glousser, il lève la tête. Mon cœur se serre un peu en voyant les cernes violettes qui creusent ses yeux, cette histoire avec Alex, ma descente aux enfers et mon mutisme ce dernier mois lui ont rendu la vie difficile. Mais son visage s’éclaire aussitôt et il explose de rire.
— Je ne pensais pas que tu reviendrais si tôt !
— Tu voulais me faire des cookies ?!
— Oui, mais… je ne suis pas très doué.
— Je dois tenir de toi !
On se regarde un long moment sans rien ajouter. Je m’approche et dépose un baiser sur sa joue mal rasée, puis monte dans ma chambre.
La poussière s’est installée. Une odeur de renfermé persiste. J’ouvre la fenêtre, range mes affaires en souriant doucement. Malgré tout ce que j’ai pu dire à Emma, ma chambre et mon quotidien m’avaient cruellement manqué. Je jette un regard circulaire, puis m’assois sur mon lit. J’enfouis mon visage dans mon oreiller et souris comme une bienheureuse en inspirant fort l’odeur familière de la lessive que mon père achète et que j’aime tant.
Je me redresse en sentant soudain une drôle d’odeur. Je me penche par-dessus la rambarde du couloir, renifle. Et puis je dévale les escaliers à toute allure.
— Putain, papa ! Fais gaffe !!!
Il hurle en sortant du four une plaque de cookies complètement cramés. Un énorme nuage de fumée s’échappe. Je tousse, me jette sur la fenêtre, manque de me vautrer sur une flaque de lait.
— Cette cochonnerie de four me casse le cul avec son thermostat de merde ! râle-t-il.
— Et cette saloperie de flaque sur laquelle j’ai failli me vautrer alors ?!
— La brique de lait m’a échappé des mains.
— Et tu pouvais pas nettoyer ?!
— Non !
Je le regarde. Il me lance son regard d’abruti assumé avant d’éclater de rire devant le chaos monumental qui règne dans la cuisine. À croire qu’une tornade est passée.
— Je te préviens, je nettoie pas tout ce… ce…
— Bordel ?
Je lui lance un regard noir en sortant de la cuisine le sourire aux lèvres, puis je file dehors dans notre jardin. Je m’assois sur le perron, le soleil tape doucement sur ma peau.
Je joue distraitement avec un brin d’herbe sous mon pied. Je suis si fatiguée. Finalement, je me lève, je lance à mon père que je reviens, enfile mes baskets, attrape une veste légère et referme la porte derrière moi.
Je me dirige vers le cimetière. Un sourire me vient en apercevant, à l’entrée, une petite violette poussée entre deux pierres. Si frêle, et pourtant si vaillante. Je me penche, l’approche de mon visage, respire doucement son parfum léger. Cette odeur me rappelle que tout n’est pas mort.
Je me rends ensuite près de la tombe de ma mère. Je balaie les quelques feuilles sèches sur la pierre, m’assois juste à côté, en silence. Je regarde l’ensemble du cimetière, m’attendant presque à entendre les morts bavarder entre eux.
Je suis restée là, des heures peut-être. À parler, à me taire, à regarder cette pierre sans vie en espérant y lire quelque chose. Et puis j’ai cessé de lutter. Mes muscles se sont relâchés, mes paupières ont chuté comme une pluie lourde.
Je m’allonge lentement contre la tombe, le front posé sur le marbre tiédi par le soleil. Je crois que je ferme les yeux. Je crois que je m’endors. Ou que je dérive.
Je ne sais pas quand ça commence.
Peut-être au moment où ma joue touche la pierre tiède, ou quand mes pensées deviennent trop lourdes pour tenir debout.
Tout s’efface sans prévenir.
Et puis quelque chose revient. Pas d’un coup, pas avec fracas. Plutôt comme une sensation douce et trouble, un parfum ancien dans l’air tiède, une lumière floue au coin des paupières. Un souvenir. Ou peut-être un rêve. Quelque chose avec le goût du passé.
Je suis petite. Toute petite. Le salon de notre ancienne maison semble immense, démesuré, comme si j’étais perdue dans un monde trop grand pour moi. Les meubles paraissent lointains, les murs trop hauts. Je suis recroquevillée sur le tapis, le visage enfoui dans mes bras, les genoux serrés contre ma poitrine. Je pleure sans bruit, mais tout en moi tremble. Ma peluche a disparu. Celle qui m’accompagnait partout, jusque dans mon lit, jusque dans mes chagrins. Un vieux singe râpé, aux coutures usées, dont le nez pendait de travers et l’oreille était presque arrachée. Elle n’est plus là. Et c’est comme si une partie de moi avait été avalée par le vide.
Je sens mon ventre se crisper, ma gorge se nouer, mes sanglots me secouer par vagues. Je me sens abandonnée, minuscule, terrifiée sans savoir pourquoi exactement. À cet âge-là, tout semble irréparable.
Et c’est à ce moment-là qu’elle arrive.
Ma mère.
Elle ne dit rien. Pas tout de suite. Elle s’agenouille simplement à côté de moi, sans bruit, sans gestes brusques, comme si elle savait déjà tout ce qui se passait dans mon cœur. Ses bras m’enlacent avec douceur, fermeté. Je me glisse contre elle, sans réfléchir, et tout mon corps se détend d’un coup. Son pull en laine gratte un peu, mais il sent la lessive, le thé à la menthe, quelque chose de chaud, de vivant. Ses cheveux effleurent mes épaules. Sa main me caresse lentement le dos, comme une berceuse sans musique. Elle attend. Elle me laisse le temps. Le silence entre nous est doux.
Et puis sa voix arrive, toute proche, presque un souffle contre mon oreille.
— Tu sais, ma chérie… parfois, on perd des choses qu’on croyait garder pour toujours.
Je relève à peine la tête, le regard encore embué de larmes. Elle me regarde, calme, douce, solide comme une montagne.
— Mais il ne faut jamais perdre l’espoir de les retrouver. Jamais. Parce que parfois, les choses ou les gens qu’on aime reviennent. Ou bien… on apprend à les aimer autrement.
Je ne comprends pas tout. Mais je comprends que ça compte. Que ses mots veulent me protéger, me guider. Je les range quelque part, tout au fond, là où les choses précieuses se gardent. Elle dépose un baiser sur mes cheveux, me serre un peu plus fort, sa main glissant dans mes mèches comme si elle voulait que je me souvienne de ce geste toute ma vie. Et dans ce moment suspendu, contre son pull qui gratte, dans son odeur rassurante, je suis persuadée que rien ne peut vraiment m’arriver tant qu’elle est là.
Quand je rouvre les yeux, je suis toujours au cimetière. La lumière du soleil a baissé. Un souffle d’air tiède fait frissonner les feuilles autour de moi. Je suis restée là longtemps. Trop longtemps.
Je me redresse lentement, douloureusement, et regarde la tombe de ma mère.
En quittant le cimetière, je jette un dernier regard à la petite violette. Elle est toujours là. Frêle, mais droite. Vivante.
Peut-être que moi aussi, je dois devenir une violette. Ce que je vais faire ne changera peut-être rien. Mais c’est la seule chose que je suis capable de faire aujourd’hui.
Et j’espère qu’Alex m’entendra. Même endormi.
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