Chap 17 - Le vide

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Les jours qui suivent s’étirent dans une lenteur presque morbide, comme si le temps lui-même s’était laissé englué par le poids de ce que je ressens.
Le rêve avec ma mère continue de me hanter, comme une lueur trop vive dans un espace trop sombre. Je repense à sa voix, à la chaleur de ses bras, à ce qu’elle m’a dit. C’était tendre, presque trop réel, comme si elle avait réellement été là. Et depuis ce moment… ce ne sont plus les mêmes images qui me poursuivent la nuit.

Maintenant, c’est lui. Alex. Toujours lui.

Je le revois sans cesse, dans une pièce sale et faiblement éclairée, dont les murs semblent transpirer la peur. Son père est là, massif, tremblant de rage, le visage à moitié noyé dans l’ombre de sa colère, comme si même la lumière refusait de l’éclairer. Il hurle des mots que je n’entends pas vraiment, mais dont le ton me donne la chair de poule, puis il projette Alex contre un mur avec une violence qui me déchire. Je perçois le bruit sourd d’un poing qui frappe une mâchoire, le souffle brutalement arraché à Alex lorsqu’il s’écroule. Je hurle, j’essaie de courir vers lui, de faire quelque chose, mais mes jambes refusent de bouger, comme si mon corps s’était vidé de toute volonté.

Je le vois me regarder. Ses yeux me cherchent. Ils me supplient de l’aider, de le sortir de là, de le sauver.

Et je me réveille.

Le souffle court, trempée de sueur, le cœur battant si fort que j’en ai mal. L’impression de l’avoir perdu pour de bon ne me quitte plus, et pire encore, je me sens impuissante, totalement incapable d’empêcher quoi que ce soit.

Alors je cours.

Je cours chaque matin, chaque soir, dès que je sens que quelque chose en moi menace de se briser. J’avale les rues à grandes foulées, comme si j’essayais de semer mes pensées. J’use mes jambes jusqu’à ce qu’elles me brûlent, jusqu’à ce que mon corps réclame l’arrêt. Parfois, je m’effondre sur un banc, le souffle coupé, les tempes martelées par les battements de mon cœur, les bras tremblants. Je pleure sans bruit, mes larmes se mêlent à la sueur qui perle sur mes joues, et puis je rentre. Je mange du bout des lèvres, sans goût ni envie, je me glisse sous les draps en espérant un miracle. Et le lendemain, je recommence. Encore. Et encore. Dans une boucle absurde qui me détruit autant qu’elle me maintient debout.
Ce dimanche, sans vraiment savoir pourquoi, mes pas m’ont menée jusqu’à chez Antoine.
Je n’ai pas prévenu. Je ne m’attends même pas à ce qu’il soit là. Il m’ouvre sans poser de questions, comme s’il avait senti que je viendrais. Il me fait simplement un signe de tête avant de se reculer pour me laisser entrer.

Démon arrive lentement, la tête basse, les yeux éteints, c’est Antoine qui s’occupe de lui en attendant. Lui d’habitude si joueur, si bondissant, si bruyant. Là, il se contente de venir poser sa truffe contre ma cuisse, puis se couche contre moi avec un soupir lourd. Je glisse mes doigts dans son pelage sombre, et il ferme les yeux aussitôt.

Nous restons là, dans le jardin. Antoine repart sans un mot, nous laissant seuls au milieu du vent et du silence. Il sait, lui aussi, que parfois les mots sont de trop. Depuis l’accident, Démon a changé. Comme nous tous. Il est devenu calme, triste, presque mélancolique. Comme s’il sentait que son maître ne reviendra pas de sitôt. Comme s’il portait lui aussi une douleur muette, incapable de la dire, mais pourtant bien là.

Et moi, je reste longtemps.

À caresser un chien qui souffre autant que moi. À respirer lentement. À espérer que quelque part, Alex m’entend encore.

Le soir même, mon père toque doucement à ma porte. Je suis allongée sur mon lit, les bras en croix, les yeux rivés au plafond, la tête pleine de choses que j’aimerais voir disparaître. Je ne réponds pas tout de suite, mais il entre quand même au bout de quelques secondes.

— T’as deux minutes ? demande-t-il avec cette voix prudente qu’il adopte quand il essaie de faire bien les choses.

Je hoche à peine la tête. Il s’avance, les mains dans les poches, hésite, regarde autour de lui comme s’il cherchait ses mots entre mes murs.

— Je me disais… demain, on pourrait sortir tous les deux. Aller voir quelque chose d’autre que les trottoirs de la ville. Y a une expo dans le musée de Blanchon. Un truc sur la couleur. Apparemment c’est moderne, ça bouge, y a des trucs bizarres. Tu veux venir ?

Je le regarde, un peu surprise. Il n’a jamais été très musée. Mais il essaie. Ça se voit. Il s’accroche à moi comme il peut, comme on s’accroche à une porte qui claque dans la tempête.

— D’accord, je dis.

Sans sourire, mais sans forcer non plus.

Le lendemain, il me laisse dormir un peu plus, prépare du café et grille des tartines. Il a mis une chemise à carreaux qu’il n’avait pas sortie depuis Noël, et je crois qu’il a même essayé de se coiffer. Je le regarde faire sans trop savoir quoi penser. Il est maladroit, mais il est là. On monte dans la voiture. Le trajet est silencieux mais paisible. Pas tendu, juste… tranquille. Il met la radio sur une station jazzy, comme pour éviter les paroles. Je regarde défiler le paysage en me disant que c’est déjà pas si mal.

Le musée est grand, lumineux. À l’entrée, une guide souriante nous tend un plan qu’on ignore tous les deux. Mon père me glisse, un peu gêné :

— Je suis là pour les couleurs, pas pour lire les noms.

Je souris, à peine, mais c’est sincère. Les premières salles sont étranges. Des tableaux abstraits, des éclats de rouge, des taches de bleu, des traits violents, d’autres plus doux. Mon père marmonne que "ça a l’air de rien, mais ça vaut sûrement une fortune". Je ne réponds pas. Et puis, à un moment, je me perds. Littéralement. Il s’est arrêté à une sculpture, et moi, j’ai tourné dans une autre salle sans réfléchir. Là, le silence devient plus épais. Les murs sont recouverts de toiles immenses, saturées de couleurs. Des explosions de jaune. Des mélanges d’orange, de rose, de vert fluo. Rien de réaliste. Rien de figé. Juste de la lumière, du mouvement, du chaos vibrant, des coups de pinceau immenses et fluides.

Et dans ce chaos, étrangement, je me sens bien.

Mon esprit, d’habitude saturé de souvenirs et d’angoisses, se tait. Je me laisse happer par les formes. Je respire plus lentement. Je me sens… presque vide. Mais pas le vide douloureux. Un vide propre. Comme une pause dans la tempête. Je m’assois sur un petit banc au fond de la salle, les yeux fixés sur une toile immense. Je ne sais pas ce qu’elle représente. Peut-être rien. Peut-être tout. Je ne pense plus à Alex. Ni à son père. Ni au lycée. Ni à l’avenir. Ni à rien.

Juste les couleurs. Juste l’instant.

Quelques minutes plus tard, mon père me retrouve. Il ne dit rien. Il s’assoit à côté de moi, dans un silence respectueux. Sur le chemin du retour, aucun de nous ne parle. La voiture file doucement sur la route, comme un animal fatigué qui connaît le chemin par cœur. Et dehors, la lumière décline lentement, étire de longues ombres paisibles sur les champs encore tièdes. À la radio, un morceau instrumental passe en sourdine, les notes, lentes et discrètes, semblent flotter entre nous, comme si elles avaient compris qu’il ne fallait pas déranger le silence.
Je garde les yeux rivés sur la route, un peu hypnotisée par la régularité du paysage qui défile, les arbres plantés là comme les lignes d’un cahier qu’on ne lit plus.

Et puis, sans prévenir, il tourne.

Il quitte la départementale pour s’engager sur une petite route secondaire, un chemin étroit bordé de feuillages épais qui semblent refermer la voie derrière nous. Je fronce les sourcils, la surprise me tire doucement du flou dans lequel j’étais plongée.

— Euh… Papa ?

Pas de réponse. Je me redresse un peu sur mon siège, mon regard glisse sur son profil attentif.

— Tu vas où là ? C’est pas le chemin habituel…

Il garde les yeux fixés sur la route, concentré, mais son visage reste incroyablement calme, presque serein, comme s’il avait longuement réfléchi à ce détour et qu’aucune explication n’était nécessaire pour le moment.

Je me tais, plus intriguée qu’inquiète. Peut-être que je sens, sans le formuler, qu’il vaut mieux attendre. Que ce silence-là est une intention qui n’a pas encore de mots.

Peu à peu, le paysage change. Ce qui était une route devient un sentier, puis quelque chose qui ne ressemble même plus à un chemin. Les branches se font plus serrées, fouettent les parois de la voiture, la végétation plus dense, presque sauvage. Les arbres se penchent au-dessus de nous comme pour protéger ce passage secret. Le soleil, qui joue encore un peu avec les feuilles, peine à percer le feuillage tant il est épais, et l’air sent l’humus, la mousse fraîche et la terre mouillée. À croire qu’il n’y a jamais eu d’hiver dans ces bois.

On s’enfonce dans la forêt comme on entre dans un souvenir enfoui, un de ceux qu’on n’a pas vraiment cherché à retrouver, mais qui revient tout de même. Je sens mon cœur battre un peu plus vite, non pas par peur, mais parce qu’un étrange pressentiment me traverse, l’intuition qu’on va arriver à un endroit important, même si je ne sais pas encore pourquoi. Et puis il s’arrête. Là, au milieu de nulle part. Il n’y a ni panneau, ni banc, ni table, ni âmes qui vivent, rien qui indique qu’il faut s’arrêter ici. Juste des arbres, des feuilles, et ce silence incroyable, épais comme une couverture d’hiver. Il coupe le contact, le moteur expire dans un râle doux, et tout s’éteint autour de nous. Même les oiseaux se sont tus.
Je tourne lentement la tête vers lui.

Il me regarde enfin, de ce regard rare et particulier qu’il n’a que lorsqu’il parle de maman, un regard lourd de souvenirs et de choses qu’il n’a jamais réussi à dire à voix haute. Il ne bouge pas. Il attend, je crois. Comme s’il me laissait le temps de sentir, de comprendre.

— C’est quoi, cet endroit ? je murmure, la voix à peine plus forte qu’un souffle.

Il prend une lente inspiration, ses doigts serrés sur ses genoux, comme s’il cherchait encore les mots justes. Puis sans dire un mot, mon père ouvre sa portière, descend lentement, contourne la voiture et vient jusqu’à la mienne. Il se contente d’ouvrir doucement la portière du côté passager, comme s’il m’invitait à sortir dans un monde un peu plus grand que celui de l’habitacle.

— Viens, me dit-il simplement, d’une voix douce, presque fragile.

Je n’hésite pas longtemps. Je le suis. Après tout, c’est mon père.

Il marche devant, les mains dans les poches, sans se retourner, mais je sens qu’il vérifie à l’oreille que mes pas suivent les siens. Le sol est souple sous nos chaussures, couvert de feuilles mortes et de mousse. La forêt ici n’a rien d’inquiétant. Elle est calme, presque maternelle. L’air y est plus frais, plus dense, mais pas oppressant, il sent la terre chaude, les fougères, les aiguilles de pin et la résine. On entend à peine quelques oiseaux, le bruissement d’un écureuil qui détale, le craquement discret de branches humides sous nos pieds. La lumière filtre par endroits, éclats dorés suspendus dans les airs comme de petites étoiles figées. Tout autour, le silence n’est pas vide il est vivant, presque enveloppant, comme si cette forêt retenait son souffle pour mieux nous écouter.

Je ne sais pas combien de temps on marche. Dix minutes ? Vingt ? Peut-être plus. Le temps semble avoir lâché prise ici, comme si ce lieu appartenait à un autre rythme, comme à la table du café de Samia. Et cette pensée m’apaise plus encore.

Et puis, au détour d’un sentier à peine tracé, on débouche sur une petite clairière. Rien de spectaculaire, non. Juste une ouverture dans les arbres, ronde et douce, baignée d’une lumière tamisée qui donne à l’herbe des reflets presque argentés. Au centre, une grosse pierre plate, usée, marquée par le temps, comme un autel ancien oublié là depuis toujours. Mon père s’y dirige sans hésiter. Il s’assoit sur le bord de la pierre, pose les mains sur ses genoux, puis tourne la tête vers moi avec ce petit sourire discret mais sincère.

Il me fait un signe de la main, pour m’inviter à le rejoindre.

Je reste un instant figée, le regard perdu dans cette étrange quiétude, puis je m’approche lentement, mes pas avalent l’herbe douce, et je viens m’asseoir à ses côtés. Nous restons quelques minutes assis côte à côte, enveloppés par le silence bienveillant de la clairière. J’esquisse un sourire discret en me rendant compte que le silence entre nous fait presque partie de la famille, comme un vieil animal qui se réchauffe à nos pieds. Les arbres autour de nous bruissent doucement dans le vent, comme s’ils murmuraient des choses anciennes et secrètes, et la lumière qui se couche doucement à travers les feuilles. Mon père regarde droit devant lui, le dos légèrement courbé comme si le poids de ses souvenirs venait de se poser là. Je le vois jouer avec ses mains, il fait tourner encore et encore son alliance qui ne l’a jamais quitté et qui, je pense, ne le quittera jamais. Je sens qu’il cherche ses mots, qu’il ne veut pas se rater. Il finit par se lancer, d’une voix grave et profonde, plus douce qu’à l’accoutumée, presque hésitante.

— J’ai passé une bonne partie de ma jeunesse ici.

Je tourne la tête vers lui, simplement pour lui faire comprendre que je l’écoute. Il ne me regarde pas, il est ailleurs, loin dans le passé, les yeux fixés sur une scène qu’il est le seul à revoir.

— On venait entre potes, souvent le week-end, parfois même après les cours. On faisait des feux de camp, on cramait des marshmallows, on parlait trop fort, on écoutait de la musique pourrie sur une vieille enceinte à piles à l’époque des cassettes qu’il faut rembobiner nous-mêmes. Et surtout, on buvait… beaucoup trop de vodka bon marché et de whisky tiède qu’on achetait avec nos maigres argents de poche ou qu’on volait à nos parents.

Un petit sourire flotte au coin de ses lèvres, une expression rare et désarmante qui me serre le cœur. Il rit doucement, un peu fatigué mais qui le fait paraître soudain si jeune.

— Y avait des débats complètement absurdes… sur la vie, sur Dieu, sur les trous noirs, sur la pizza à l’ananas… Tu vois le genre.

Je souris aussi, presque malgré moi. Ce n’est pas un sourire éclatant, pas un vrai éclat de joie, mais un frémissement sincère au coin des lèvres. C’est la première fois depuis longtemps que j’ai envie de sourire, pour autre chose que pour rassurer quelqu’un. Puis sa voix change. Elle devient plus lente, plus basse, comme s’il venait de franchir une ligne invisible. Qu’il s’aventurait dans quelque chose dont lui-même n’était pas sûr.

— Et puis, un jour… il y a eu ta mère.

Il inspire profondément, croise les bras, puis les décroise aussitôt. Je le sens légèrement tendu, comme si ce qu’il s’apprête à dire pesait plus lourd qu’il ne le pensait.

— Elle est venue une fois, un peu par hasard, parce que j’en avais parlé avec trop d’étoiles dans les yeux. Elle m’a suivi sans poser de questions, comme elle savait si bien le faire. Elle portait un pull trop grand pour elle, des bottes pleines de boue, et elle râlait parce qu’on avait marché une demi-heure “juste pour s’asseoir sur une pierre”.

Il rit, cette fois plus franchement, et son rire résonne dans la clairière, comme un écho venu d’un autre temps. Moi je reste silencieuse, les yeux légèrement humides, le cœur battant trop fort dans ma poitrine.

— Mais elle est tombée amoureuse de l’endroit. De la lumière, de l’odeur, de ce calme... Et de moi, je crois. Un peu.

Il baisse légèrement la tête, et je devine qu’il revoit cette scène si précise, ce moment gravé au fond de lui. La lumière dorée du soir danse sur ses traits fatigués. Et moi, je me sens à la fois minuscule et immense, comme si je venais de découvrir une partie cachée de ma propre histoire.

— C’est ici que je lui ai demandé de m’épouser, dit-il enfin, sans fioriture.

Juste ces mots, posés là, dans l’air tiède. Ils n’ont pas besoin d’enrobage. Ils existent à eux seuls.

— Elle a dit non, la première fois, ajoute-t-il dans un sourire et sous mon éclat de rire. Elle m’a dit que j’étais un abruti romantique et qu’elle n’avait pas de réseau pour appeler sa mère. Mais elle est revenue, deux semaines plus tard. Et cette fois, c’est elle qui a fait sa demande.

Je baisse les yeux, les mains serrées. Une émotion sourde me traverse. C’est étrange de les imaginer jeunes, amoureux, maladroits, debout ici-même. D’imaginer cette pierre comme témoin d’un moment si simple et si fondateur.

Il tourne la tête vers moi. Son regard est un peu brillant. Mais ce n’est pas de la tristesse. C’est quelque chose d’autre. Quelque chose de chaud.

— Je me suis toujours dit que si un jour j’avais besoin de te parler de ta mère autrement que comme une photo dans le salon, ce serait ici.

Il fait une pause. Le silence autour de nous se referme doucement.

— Elle t’aimait plus que tout, tu sais. C’est bête à dire, peut-être que tu le savais déjà. Mais je voulais te le redire. Ici.

Je le regarde sans rien dire, les yeux pleins d’eau. Pas de larmes qui tombent, juste ce trop-plein qui pousse à respirer plus lentement. Il ne me touche pas, ne me prend pas dans ses bras. Et c’est parfait comme ça. Parce que dans ce moment-là, je sens tout.

Je reste un instant les yeux posés sur mes mains croisées sur mes genoux, comme si les mots de mon père flottaient encore dans l’air autour de nous, accrochés aux feuilles, suspendus dans les branches. Une chaleur étrange m’envahit. Ce n’est pas un soulagement, ni une vraie joie, mais une sorte de calme nouveau, inattendu. Une sensation qui s’installe lentement, comme un poids en moins que je n’avais même pas conscience de porter.

— Merci, je souffle enfin, d’une voix plus rauque que prévu.

Il ne répond pas. Il me laisse cet espace. Ce silence entre nous n’est pas vide, il est rempli de reconnaissance muette.

— Je crois que… plus j’en apprends sur elle, et moins j’ai mal. C’est bizarre, mais c’est comme si, maintenant, au lieu d’avoir un vide, j’avais des morceaux d’elle. Des vraies choses. Des images qui tiennent.

Je sens mes yeux picoter. Je respire lentement, comme pour empêcher les larmes de tomber. Il ne dit toujours rien, mais je sais qu’il m’écoute.

— Et toi… j’avais oublié à quel point tu pouvais être… différent. Profond. Je crois que je t’ai mis dans une case “papa sérieux et chiant” un peu trop vite.

Je souris à travers le tremblement de mes lèvres, et cette fois, il rit avec moi.

— Je t’assure que j’ai été cool un jour, murmure-t-il. Très brièvement. Après je suis devenu très chiant et amoureux.

Je souris aussi, un peu plus franchement, puis je baisse de nouveau les yeux. Une autre pensée monte en moi, plus lourde, plus difficile à formuler. J’hésite, pèse mes mots, les retiens, les relâche, puis les ravale à nouveau. Je ne peux pas lui parler d’Alex. Pas vraiment. Pas maintenant. Il sait qu’il y a un garçon, bien sûr. Il l’a deviné. Il l’a vu dans mes silences, dans mes sourires absents, dans mes départs précipités. Mais je ne lui ai jamais présenté Alex. Je ne lui ai jamais raconté. Jamais dit à quel point il comptait. Et maintenant, l’idée même de ça me serre la gorge.

J’aurais voulu qu’il le connaisse. Qu’il voie ce que je vois. Qu’il comprenne pourquoi c’est si dur. Et au fond de moi, une peur me ronge. Et si j’avais fait une erreur ? Si j’avais voulu garder Alex pour moi seule, par pudeur ou par peur de l’exposer, et que maintenant, il était trop tard pour le partager ? Si je n’avais pas eu le temps de tisser ce lien entre eux, ce lien qui me semblait inutile avant, mais qui, aujourd’hui, prend une importance déchirante ? Et si j’avais posé plus de questions à Alex sur lui ? Sur sa mère qui n’est plus qu’un corps qu’on garde à l’hôpital ? Sur son père dont la violence ne me percute que maintenant ? Et sur ses sentiments ? Je sais qu’il m’aime, mais quoi d’autre ? Que ressent-il d’autre ? Qui est-il au final ? Je fixe l’horizon, les yeux brillants.

— Je crois que j’ai pas tout bien fait, je murmure. Y a des choses que j’aurais voulu te dire. Des gens que j’aurais aimé te présenter. Et maintenant… je ne sais pas si j’en aurai encore la chance.

Il me regarde longuement, sans poser de questions, sans forcer les choses. Il pose juste une main sur mon épaule, un contact léger, presque timide mais ô combien chaleureux.

— Tu sais, ce genre de choses… on les fait rarement au bon moment. On croit toujours qu’on a le temps. Et puis un jour, on regarde derrière soi, et on comprend qu’on a simplement fait du mieux qu’on pouvait.

Je ferme les yeux un instant. Ses mots n’effacent pas ma peur, ni mes regrets, mais ils apaisent un peu cette brûlure sourde, celle qui vient du manque et de la culpabilité mêlés.
Je rouvre les yeux. Et là, dans cette clairière perdue, sur cette pierre lisse où mes parents ont vécu une promesse, je me sens un peu moins perdue. Nous ne restons pas longtemps après ces mots. Mon père se lève en premier, les mains posées un instant sur ses cuisses comme pour reprendre appui sur le sol et sur lui-même. Il se redresse dans un soupir à mi-chemin entre la fatigue physique et le soulagement silencieux d’avoir enfin ouvert une porte restée trop longtemps close.

Il ne dit rien. Il attend que je me lève à mon tour, que je prenne le temps. Quand je le rejoins, il me glisse un regard furtif, pas envahissant, mais chargé de tendresse discrète. Ce genre de regard qu’on ne sait pas toujours reconnaître sur le moment, mais qu’on n’oublie jamais.

Nous reprenons le chemin en sens inverse, nos pas foulent doucement le tapis de feuilles mortes et de brindilles. La forêt semble nous raccompagner de nouveau, sans bruit, dans cette lumière du soir qui s’étire paresseusement entre les arbres, donne à la forêt un aspect de fin d’histoire. Chaque pas résonne comme un écho discret, une respiration commune avec les arbres.

Sur le trajet du retour, dans la voiture, la radio reste éteinte. Il ne cherche pas à meubler le silence, et je lui en suis reconnaissante. Le moteur ronronne doucement, bercé par la route et la fatigue. Je cale ma tête contre la vitre, le front tiède au contact du verre froid, et regarde défiler le paysage, les champs endormis, les haies floues, les poteaux électriques qui se succèdent comme des battements.

Mon corps est lourd. Mais ce n’est pas la fatigue habituelle. Pas celle de l’angoisse, du stress, de la fuite. C’est un poids plus doux, plus simple. Le poids de quelque chose qui se pose enfin, qui a été comblé, rempli. Lorsque nous arrivons devant la maison, la lumière du porche s’allume automatiquement, découpe nos silhouettes dans l’ombre grandissante de la nuit qui s’est abattue sur nous. Mon père coupe le moteur, sort en silence, puis m’attend sur le pas de la porte pendant que je récupère mes affaires.

Je le rejoins, et sans vraiment réfléchir, sans que ce soit prévu, je me penche pour déposer un baiser sur sa joue mal rasée. Il sursaute presque, mais ne dit rien. Il se contente de sourire. Un sourire discret, un peu flou, comme s’il essayait de ne pas se laisser submerger.

— Bonne nuit, murmure-t-il simplement.

Je monte dans ma chambre, poussée par une envie irrépressible de disparaître sous mes draps, de tout arrêter là, pour ce soir, sans questions, sans souvenirs, sans avenir à envisager.
La pièce est fraîche, plongée dans une pénombre bleutée que la nuit étend doucement. Je me change machinalement, j’enfile un vieux t-shirt doux, trop large, celui dans lequel je me sens le mieux, et je me glisse sous la couette sans allumer la lumière.

Le matelas accueille mon corps comme si lui aussi avait attendu ce moment. Je ferme les yeux. Je n’essaie pas de penser. Je ne lutte pas. Je ne prépare pas de stratégie mentale contre les cauchemars, je n’anticipe pas le cri, l’image, le sursaut.

Et le miracle se produit.

Pas de cris dans ma tête. Pas de souvenirs qui reviennent cogner contre mes tempes. Pas de violence. Pas de peur. Juste le noir. Juste du calme. Juste moi.

Pour la première fois depuis des semaines, je m’endors sans retenue, sans guerre intérieure, sans avoir à me convaincre que je vais tenir jusqu’au matin. Et cette nuit-là, je dors profondément.

D’un sommeil dense, épais, silencieux. Un sommeil sans rêve.

Un sommeil qui guérit un peu.

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