Chap 18 partie 1 - Absence

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Le matin, je me réveille sans sursaut, sans angoisse tapie dans ma gorge. Mon souffle est régulier, mes muscles sont relâchés. Une première victoire, presque invisible. La nuit a été noire, épaisse, sans cauchemar, sans souvenir. Juste un long tunnel de sommeil sans image. Et pourtant, à peine les paupières sont-elles soulevées, le vide revient s’installer, calmement, comme un invité qu’on n’a jamais vraiment chassé. Il s’installe dans ma poitrine, dans mes pensées, dans la lumière du matin qui traverse les rideaux et vient se poser sur le plancher de ma chambre.

Depuis cette nuit dans la forêt, depuis ce moment suspendu avec mon père, je me sens différente. Moins en guerre avec le souvenir de ma mère. C’est étrange à dire, mais il y a une forme de paix qui se glisse en moi sans fracas. Elle n’est plus une absence coupante. Elle devient presque douce, comme une ombre familière qui me suit sans me hanter.

Mais Alex…

Alex, lui, c’est une douleur vive. Une absence présente. Quelque chose de si profond que chaque jour me le rappelle avec une violence presque sournoise. Il est là dans chaque musique qui passe, dans chaque mot que je ne dis pas, dans chaque silence trop long. Il est dans la façon dont je regarde la table vide à côté de moi en cours, dans ce manque de bruit quand Démon n’est pas là à courir dans la cour. Il est partout. Et il n’est nulle part.

Parfois, j’entends une moto au loin, et tout mon corps se fige. Mon cœur bondit, ma gorge se serre, l’instant d’après mon cerveau m’envoie le rappel brutal que ce ne sera pas lui. Que ce n’est pas encore aujourd’hui. Et je dois encaisser cette vague une fois de plus.

Au lycée, rien ne change.

Et c’est bien ça, le pire.

Les élèves rient dans les couloirs, se plaignent des devoirs, des profs, des contrôles. L’année touche à sa fin, et pour beaucoup, c’est déjà le début d’un autre chapitre. L’univers tourne, les gens avancent, et moi… Je flotte. Je déambule dans les couloirs comme un fantôme coincé entre deux réalités. Je m’assieds en classe, je prends mon stylo, j’écris des choses mécaniquement. J’entends les voix, les consignes, les rappels de dates, mais tout me traverse. Je suis là, mais rien n’imprime.

En français, on parle de poésie engagée. Le prof cite Aragon. Je griffonne des trucs dans la marge de mon cahier, des bribes de phrases que je ne relirai jamais. En philo, on évoque la liberté et le déterminisme. Je me demande s’il existe un destin plus cruel que d’aimer quelqu’un qu’on ne peut pas sauver.

Emma me suit des yeux. Elle s’installe près de moi à chaque pause, me raconte des anecdotes futiles avec une bienveillance maladroite. Parfois, elle se tait. Et ça me touche encore plus. Elle ne me brusque pas. Elle attend. Comme on attend que la marée remonte.

— T’as encore oublié ta veste, me dit-elle dans un souffle, en me la posant sur les épaules sans me demander mon avis.

Je ne réponds pas tout de suite. Je me contente de lever les yeux vers elle, puis de regarder le ciel.

— Je crois que je suis restée dans un autre fuseau horaire, je murmure.

Elle ne sourit pas. Elle m’observe, sérieusement.

— Tu veux qu’on fasse un truc ce week-end ? Pas pour te “changer les idées”, ça je sais que ça marche pas. Juste pour te faire sentir que t’es pas toute seule à bord du radeau.

Je lui fais un petit sourire, fragile. Un de ceux qui disent “merci” sans le dire.

— Peut-être. On verra.

Elle hoche la tête, et ne dit rien de plus.

Plus tard, dans le parc, je passe devant Antoine, assis au pied d’un arbre, carnet de musique entre les mains, casque sur les oreilles. Il lève les yeux, m’envoie un regard doux, sans insistance. Il sait, lui aussi. Lui aussi s’est renfermé, il ne sourit plus beaucoup et ne passe plus de temps avec nous. Alex est son meilleur ami, ils se sont connus à l’adolescence, peu de temps après l’histoire avec la mère d’Alex. Et ce sont les parents d’Antoine qui se sont occupés d’Alex le temps qu’il trouve quoi faire, c’est Antoine qui m’a spontanément parlé de ça la semaine dernière. Je pense qu’il avait besoin d’en parler pour continuer à faire vivre Alex, comme pour dire que ça ne peut pas se finir comme ça. Qu’il est trop têtu et emmerdant pour nous quitter de cette manière. Il ne m’a pas reparlé de lui depuis, sans doute envahi par les doutes et la douleur, comme moi.

Je rentre à pied.

Je prends le chemin le plus long. Je longe les maisons, je coupe par les petites ruelles, j’effleure les herbes hautes des trottoirs comme si j’avais besoin de sentir quelque chose sous mes doigts. Tout semble figé dans une torpeur douce. Les lampadaires s’allument. Le ciel est encore clair, d’un bleu pastel presque irréel. Je pense à lui. Encore. Toujours. Et je me demande à quoi il pense, lui, là-bas, perdu dans un sommeil sans fond.

Quand j’arrive à la maison, la lumière de l’entrée est allumée. Mon père est dans le salon, assis sur le canapé, des papiers éparpillés autour de lui. Il relève la tête en m’entendant entrer, me suit du regard quand je passe sans dire un mot. Il hésite, je le vois. Puis il se lève. Il me rejoint dans la cuisine, les manches retroussées, l’air fatigué mais calme.

Je suis appuyée contre le plan de travail, une pomme à moitié mangée dans la main. Je mâche sans faim, juste pour m’occuper la bouche.

Il s’approche, doucement. S’appuie contre le meuble en face de moi, croise les bras.

— Tu veux en parler ?

Il ne dit pas son nom. Il ne précise pas. Il laisse la porte ouverte, libre à moi de l’ouvrir.

Je le regarde un moment. Et je me décide. Je lui parle d’Alex. Pas tout. Pas encore. Mais je lui parle de son regard, de sa musique, de ses silences qui résonnent plus fort que certains cris. Je lui raconte notre rencontre, notre première conversation, notre première engueulade, nos fous rires, nos maladresses. Je lui parle de ce que j’ai ressenti, de cette sensation de chute libre, et de tout ce qu’il a réveillé en moi. Je lui parle de Démon. De la plage. De ce foutu MP3. De la peur.

Et de l’amour. Même si je ne dis pas le mot. Mon père m’écoute en silence. Pas une remarque, pas une interruption. Juste ses yeux posés sur moi, et ce calme qui me donne envie de tout lui dire.

— Je suis désolée de pas t’en avoir parlé avant, je murmure.

Il secoue la tête, avec ce petit sourire triste qu’il a parfois quand il se souvient qu’il n’a pas toujours été à la hauteur.

— T’as rien à regretter. On fait tous comme on peut. Parfois, on garde les choses précieuses pour nous parce qu’on a peur qu’elles se cassent si on les montre trop tôt.

Je sens mes yeux me piquer.

— Je l’aime. Et j’ai peur de ne plus avoir le temps de lui dire réellement.

Il s’approche. Pose une main sur mon épaule. La serre doucement. Je ferme les yeux.

— Alors dis-le-lui. Tous les jours, même s’il t’entend pas. Dis-le-lui quand même.

Je reste là, un instant, immobile, avec cette phrase en écho dans ma tête.

Et quelque chose se détend, lentement.

C’est fragile. Mais c’est là. Je reste là, face à lui, sa main encore posée sur mon épaule, et doucement, comme un robinet mal fermé, les larmes commencent à couler.

Elles ne jaillissent pas. Elles se faufilent. Une à une, silencieuses, chaudes. Je n’ai même pas le réflexe de les essuyer. Elles glissent simplement sur mes joues, comme si elles avaient attendu ce moment toute la journée. Peut-être toute la semaine. Peut-être depuis ce foutu jour à l’hôpital.

Je baisse les yeux. Je sens ma gorge se serrer, mes mains tremblent à peine, mes doigts agrippent encore stupidement le bord de la table, comme si ce simple contact m’empêchait de m’effondrer complètement au sol.

— Je crois que je comprends, je souffle, à peine plus fort qu’un murmure.

Il ne dit rien. Il attend. Il m’écoute.

— Je comprends ce que tu ressens pour maman. Pourquoi tu gardes ton alliance. Pourquoi t’as jamais retiré les photos, pourquoi tu continues à regarder son visage comme si elle allait rentrer un jour… comme si elle était juste… absente, pas partie.

Ma voix déraille un peu. Mais je continue. Parce que j’en ai besoin. Parce que je veux qu’il entende.

— Je t’en ai voulu, parfois. Vraiment. Je comprenais pas pourquoi tu t’accrochais autant, pourquoi t’essayais même pas de refaire ta vie, de passer à autre chose… Je pensais que tu vivais dans le passé. Mais en fait, tu vis… avec elle. Différemment. Et maintenant… je comprends.

Je le regarde à travers mes larmes. Ses yeux sont humides aussi. Il ne bouge pas. Il encaisse, avec cette pudeur qu’il a toujours eue quand il s’agit de ses sentiments et de ceux des autres.

— Et Alex…

Je prends une grande inspiration, le cœur au bord des lèvres.

— Je le connais pas depuis des années, c’est vrai. Je sais que pour certains, ça a l’air rapide, inconsistant, immature. Mais moi je sais. Je sais que c’est lui. Même s’il y en a d’autres plus tard, même si ma vie continue… ce sera toujours lui. Quelque part. Il restera cette note dans ma musique. Ce grain dans ma voix. Ce foutu frisson rien qu’en pensant à son prénom.

Je passe mes mains sur mon visage, essuie les larmes comme je peux, mais ça ne s’arrête pas, elles coulent de plus en plus.

— Et j’ai mal. J’ai une douleur… constante. Une douleur qui me serre la poitrine tout le temps, même quand je ris, même quand je dors. J’aimerais que ça s’arrête. Vraiment. Mais en même temps, j’ai peur que ça s’arrête. Parce que si j’ai plus mal… qu’est-ce qu’il restera ? S’il se réveille pas… qu’est-ce qu’il me restera de lui, si même la douleur disparaît ?

Je ne cherche pas à être claire. Je parle comme ça vient. Comme ça brûle. Il prend une longue respiration tremblante. Il passe une main sur sa nuque, baisse un peu les yeux. Puis il relève la tête, et sa voix est calme. Sûre. Profonde. Pleine de confiance.

— Il te restera les souvenirs, dit-il. Et cet amour… fantastique. Parce que c’est ce que c’est, Sophie. Ce que tu ressens, là. C’est fort. C’est vrai. C’est rare. C’est pas une passade.

Je le regarde, le ventre en vrac et le corps secoué d’hoquets incontrôlables.

— Ta mère… si je pouvais remonter le temps, même en sachant comment ça se finirait, même en sachant que je la perdrais, je referais tout pareil. Mot pour mot. Geste pour geste. C’est cliché, je sais. Mais c’est la vérité. Elle a été, et elle restera toujours, l’amour de ma vie.

Il s’interrompt. Et c’est là qu’il dit, dans un souffle :

— Même si elle n’est plus là… elle m’a laissé un morceau d’elle. En toi.

Je crois que c’est cette phrase-là qui me fait craquer. Vraiment. Je fais un pas vers lui. Il m’ouvre les bras. Et je me jette contre lui comme une gosse de cinq ans, comme cette gosse qui a vu le corps de sa mère et qui a besoin qu’on la protège. Ses bras m’entourent aussitôt. Fort. Fermes. Pleins d’une chaleur que je croyais éteinte depuis longtemps. Je me blottis contre son torse, et je pleure. Cette fois, sans retenue. Mon visage contre sa chemise, ses mains dans mon dos, ses doigts qui me tiennent comme on tient ce qui est précieux.

Je sens ses épaules tressaillir aussi. Il pleure, lui aussi. En silence. Comme moi. Comme nous. Et dans cette cuisine vide, sans bruit, sans mot de trop, on se serre.

Un père.

Une fille.

Deux cœurs brisés, qui battent à l’unisson, au milieu du chaos et qui jamais n’abandonneront. Juste le souffle entrecoupé, les larmes qui roulent doucement sans chercher à se cacher. Il n’y a rien à expliquer, rien à rajouter. On est là, ensemble, et ça suffit. On se serre comme deux naufragés sur la même planche, pas pour s’en sortir, mais pour ne pas couler seuls.

Puis, à un moment, sans se parler, on se détache. Pas brusquement, pas comme une fin, mais comme une respiration nécessaire. Il passe une main dans mes cheveux, légère, presque distraite, et je monte dans ma chambre d’un pas lent, encore enveloppée de ce silence lourd mais apaisant.

Là-haut, je ne fais rien de spécial. Je ne me change même pas tout de suite. Je m’assois sur mon lit, dos au mur, les jambes ramenées contre moi. La lumière du couloir filtre à peine sous la porte, la fenêtre est entrouverte et laisse passer un air tiède, presque doux, qui agite mollement les rideaux et qui annonce la fin totale de l’hiver et des soirs froids.

Je pense à tout ce qu’on s’est dit. À ce que ça a réveillé. À ce que ça a soulagé. Et bizarrement, dans tout ça, je ressens autre chose. Quelque chose de nouveau. Pas du bonheur, non. Mais un besoin. Un besoin calme, précis, tranquille : celui de ne plus être seule dans tout ça. Comme si maintenant que j’ai posé ma douleur quelque part, je pouvais me permettre de tendre la main. De sortir un peu de ma bulle. De respirer autrement. C’est à ce moment-là que mon téléphone vibre, doucement, dans le silence de la pièce.

Je tends la main machinalement et l’écran s’allume :

17h46 de Vi : Coucou. Je voulais juste savoir… comment tu vas ?

Je reste un instant à regarder ses mots. Je sais qu’il lui a fallu du courage pour l’envoyer. Vivianne n’est pas du genre à s’imposer. Elle observe beaucoup. Elle ressent plus qu’elle ne parle. Et là, juste là, je suis profondément touchée qu’elle ait osé. Je tape lentement, sans surjouer, sans édulcorer.

17h48 de moi : Un peu mieux ce soir. J’ai pleuré avec mon père. C’était dur. Mais juste. Merci de demander.

Je pose le téléphone à côté de moi, m’attendant à un simple cœur, un petit “prends soin de toi”. Mais elle répond presque tout de suite :

17h48 de Vi : Je suis contente que tu aies pu parler avec lui. Tu veux qu’on se voie ?

Je reste un moment à fixer la question. Je pourrais dire oui, banalement. Proposer une balade, un thé chez Emma, un moment sans importance. Mais quelque chose me vient. Quelque chose d’instinctif. Une envie que je n’ai jamais eue avant.

17h49 de moi : Tu veux boire un café avec moi demain ? J’ai un endroit à te montrer.

J’attends. Elle met un peu de temps à répondre. Je la connais. Elle hésite sûrement. Elle sourit, peut-être, en imaginant de quoi il s’agit.

Puis, enfin :

17h51 de Vi : J’aimerais beaucoup. Demain matin ?

17h51 de moi : Parfait.

Je repose doucement mon téléphone, un petit sourire flottant au coin des lèvres. Le Dreams Coffee, c’est mon sanctuaire, mon repaire, le lieu où j’ai fui la douleur, griffonné des dessins tremblés, regardé les gens vivre à travers la vitre. Je n’y ai jamais emmené personne. Mais demain, ce sera Vivianne. Et c’est peut-être anodin. Ou peut-être pas du tout. Peut-être que c’est un début.

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