Chap 18 partie 2 - Absence
Le lendemain matin, le soleil est timide mais présent. Un ciel d’un bleu pâle s’étire au-dessus de la ville, strié de quelques nuages fins. L’air est doux, un peu frais encore, mais sans piquant. Un matin de mai comme on les aime : entre l’élan et la retenue.
J’ai retrouvé Vivianne près de la fontaine du centre-ville, comme prévu. Elle porte un jean taille haute, un gilet crème un peu trop large, et un chignon bancal qu’elle remet en place trois fois pendant que je m’approche. Elle me sourit, pas trop grand, pas trop timide non plus. Un sourire doux. Authentique.
On marche un peu. On parle de tout et de rien, de la fatigue des cours, des examens qui approchent, du bac d’histoire qui les rend tous dingues. Vivianne râle sur ses révisions, je réponds que j’ai laissé tomber toute ambition de briller. On rit, un peu. C’est simple. Sans tension.
Puis je la guide dans une petite ruelle tranquille, à l’écart des rues trop fréquentées. Elle ne demande pas où on va, elle me suit, curieuse. Et là, au détour d’un mur couvert de lierre, le Dreams Coffee apparaît. Vivianne s’arrête net.
— Attends… c’est quoi cet endroit ? J’suis passée par ici cent fois, j’ai jamais vu ça…
Je souris, ravie de son étonnement.
— Il est bien caché. C’est un peu son truc.
Elle reste bouche bée un instant, puis secoue doucement la tête.
— T’as un vrai don pour dégoter des lieux comme ça. On dirait un secret.
— C’en est un, je murmure.
Et on entre. L’intérieur est fidèle à lui-même. La chaleur. Les effluves de café. Le murmure des voix. L’odeur du bois. Le temps semble ralentir dès qu’on franchit la porte. Vivianne s’arrête juste après le seuil, les yeux grands ouverts. Elle tourne sur elle-même, presque inconsciemment, comme si elle essayait d’enregistrer chaque coin et recoin de la salle.
— C’est trop beau… j’adore… l’ambiance, les couleurs, même l’odeur… On dirait un cocon, souffle-t-elle.
Je souris. J’avais espéré qu’elle l’aimerait. Elle l’aime. Et puis, Marc surgit de l’arrière-salle. Toujours ce même air nonchalant, les cheveux en bataille, son tablier noué de travers. Il me voit. Salue d’un geste de la main. Et son visage change quand il voit Vivianne.
Il s’arrête net, penche légèrement la tête, un sourire qui frôle la malice se dessine sur ses lèvres.
— Tiens… c’est la première fois que tu amènes quelqu’un, toi. Faut croire que je t’ai vexée… C’est pour me rendre jaloux ?
Je ris, malgré moi. Vivianne, elle, devient aussi rouge qu’une tomate en plein mois d’août.
— Non mais… pas du tout, balbutie-t-elle en baissant les yeux.
Marc rit doucement, sans se moquer. Il ajoute, plus doucement :
— Bienvenue, alors. C’est un honneur.
Et il nous guide vers une table libre, sans un mot de plus. Vivianne ne relève toujours pas la tête. Moi, je souris, encore. Parce que ce moment… il est simple. Et précieux. Une fois installées à une petite table près de la baie vitrée, Vivianne observe l’endroit avec cette fascination discrète qui lui est propre. Ses yeux vont des plantes suspendues au comptoir en bois, du mur d’ardoise aux clients plongés dans leurs livres. Elle sourit sans vraiment s’en rendre compte.
Puis, après quelques secondes, elle se penche un peu vers moi, la voix basse.
— C’est vrai… que t’as jamais amené personne ici ?
Je hoche doucement la tête, en jouant avec la cuillère sur la table.
— Oui. C’est vrai.
— Même Emma ?
Je souris. Un peu.
— Même Emma.
Vivianne cligne des yeux, étonnée.
— Mais… pourquoi moi alors ?
Je hausse les épaules, un peu gênée à mon tour.
— Je sais pas. C’était le bon moment. Et puis toi… t’as cette façon de pas forcer les choses. C’est rassurant.
Elle ne dit rien, mais son regard devient un peu plus brillant, comme si ça comptait plus que je ne l’imagine. Je poursuis, en regardant autour de nous.
— Ici, j’ai beaucoup dessiné. Surtout quand j’étais pas bien. C’est comme si l’endroit m’enlaçait sans poser de questions. Le café est à tomber, et Marc est une des personnes les plus gentilles que je connaisse. Il est à l’écoute, toujours, même quand tu dis rien.
Vivianne acquiesce lentement, les yeux posés sur le comptoir, là où Marc discute avec un client. Puis il revient, carnet à la main, sourire tranquille.
— Alors mesdemoiselles, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ce matin ?
On commande un café crème pour moi, un latte à la vanille pour elle. Il repart sans se presser, nous laissant à nouveau seules.
Vivianne joue avec la manche de son pull, tire légèrement dessus, puis enroule ses doigts autour de sa cuillère. Je la vois faire. Ce tic discret quand elle ne sait pas où poser ses mains.
Je prends une inspiration, puis je demande doucement :
— Et toi… comment tu te sens, vis-à-vis d’Antoine ?
Elle relève brusquement la tête, ses grands yeux soudain ronds de surprise.
— Oh… non… franchement c’est… rien, comparé à toi. Je veux dire… toi, tu vis quelque chose de tellement… dur. Moi c’est… c’est ridicule, à côté.
Je fronce les sourcils.
— Tu plaisantes, j’espère ?
Elle recule un peu, confuse.
— Non, mais je veux dire… c’est juste un crush foireux. Toi, tu…
Je l’interromps. Fermement.
— On ne compare pas la douleur, Vivianne.
Elle reste figée. Je continue, plus posée, mais sans lâcher.
— Ce que tu ressens compte. Même si c’est pas aussi… brutal ou spectaculaire que ce que je traverse. Tu as le droit d’être triste. D’avoir mal. D’être déçue. Tu devrais arrêter de minimiser ce que tu ressens. Tu mérites d’exister, toi aussi. T’as le droit de prendre de la place. T’as le droit de dire que t’as mal.
Elle me regarde, bouche entrouverte, comme si elle ne savait pas si elle devait pleurer ou sourire. Alors je lui tends la main, paume vers le haut, posée entre nous.
— D’accord ?
Elle hoche la tête, lentement. Puis glisse ses doigts dans les miens, ils sont chauds et doux.
— D’accord, souffle-t-elle.
Et pour la première fois depuis longtemps, je sens que je suis en train de faire du bien à quelqu’un, de réparer quelque chose. En elle. Et peut-être en moi aussi.
Marc revient avec les cafés, un plateau en main, toujours avec ce demi-sourire au coin des lèvres. Il dépose nos tasses avec précaution, comme s’il servait quelque chose d’important, pas juste du café, mais un petit moment de réconfort.
— Et voilà mesdames. Deux doses de bonheur liquide. Vous me direz si je me loupe pas.
Vivianne le remercie d’un murmure les joues encore un peu rosies. Dès qu’il s’éloigne elle saisit sa tasse à deux mains la porte à ses lèvres et avale une longue gorgée. Ses yeux s’écarquillent aussitôt.
— Oh mon dieu. C’est délicieux !
Je souris presque fière.
— Je t’avais prévenue.
Elle repose sa tasse les doigts encore enroulés autour comme si elle ne voulait plus la lâcher.
Le silence revient un instant plus léger que tout à l’heure. Puis je me penche légèrement vers elle la voix douce.
— Alors Viviane… vraiment comment tu vas ?
Elle hésite. Son regard se perd un instant puis elle parle lentement.
— Ça peut aller. C’est… supportable. Mais ça me fait mal de le voir. Antoine.
Je la laisse continuer.
— C’est pas juste un chagrin d’amour tu vois. Enfin si un peu. Mais surtout depuis l’accident d’Alex… le voir aussi triste aussi fermé… ça me fend le cœur. Il est là mais absent. Et moi… je peux rien faire. Je suis là en face et il me regarde sans me voir.
Je l’écoute sans l’interrompre juste en hochant la tête par moment.
— Avant au moins il me parlait. Même quand c’était pour me dire des trucs idiots ou partager une musique qu’il venait d’écrire. Mais là… c’est comme si j’étais devenue transparente. Et je sais que c’est pas personnel. Que c’est pas contre moi. Mais ça pique quand même.
— C’est normal que ça pique je souffle. Tu tiens à lui. Et le voir mal ça t’abîme aussi un peu.
Elle soupire les épaules légèrement affaissées.
— J’aimerais pouvoir l’aider. Mais j’ai l’impression qu’il s’enfonce dans un silence que personne peut atteindre.
Je l’observe un moment puis je murmure :
— Il finira par remonter. Grâce à des gens comme toi.
Elle relève les yeux vers moi un peu surprise. Puis elle sourit. Elle boit une autre gorgée de son café en esquissant un sourire de plaisir puis m’interroge à son tour :
— Et toi… comment tu vas Sophie ? Pas “ça va” automatique. Je veux dire… vraiment.
Je repose ma tasse sans bruit et je prends quelques secondes avant de répondre. Pas parce que je cherche mes mots mais parce que je les sens remonter d’un endroit un peu fragile un peu profond et je veux les laisser venir comme ils veulent.
— Je crois… que j’ai super mal Vivianne.
Elle ne dit rien. Elle attend simplement les yeux posés sur moi avec une attention douce.
— Je souffre vraiment. Pas juste une tristesse de surface pas un petit chagrin qui passe. C’est un manque… violent. Une absence qui fait du bruit. C’est comme si Alex laissait un vide précis dans mon quotidien. Une silhouette fantôme que je vois partout. Une voix que j’entends dans ma tête même quand je ne veux pas.
Je me passe une main dans les cheveux cherche un peu d’air.
— J’essaie de faire semblant. De me concentrer. De bosser. De répondre quand on me parle. Mais souvent j’ai l’impression de flotter au-dessus de tout. Comme si j’étais là sans être là. Et la nuit… La nuit c’est pire. Je rêve de lui. Et je me réveille avec cette peur poisseuse qui me colle à la peau.
Vivianne hoche lentement la tête sans dire un mot. Alors je continue.
— Mais… depuis que j’ai parlé avec mon père y’a quelque chose qui a changé. Pas la douleur pas complètement. Elle est toujours là. Mais elle a… changé de forme. Elle ne me submerge plus. Elle est moins brutale plus… contenue je crois. Je sais pas si c’est parce que j’ai vidé mon sac ou parce que j’ai vu que lui aussi vit avec son deuil. Mais je me sens un peu moins seule. Un peu plus… tenue.
Je marque une pause attrape ma tasse mais je ne bois pas. Je la garde entre mes doigts comme un point d’ancrage laissant la chaleur de son contenant me réchauffer.
— Et tu sais ce qui est fou c’est que c’est pareil pour ma mère. Avant sa mort c’était un bloc de douleur une ombre constante. Mais depuis… ce qu’il m’a raconté sur elle sur leur histoire… j’arrive à la voir autrement. Pas juste comme quelqu’un que j’ai perdu. Mais comme une femme vivante. Forte. Amoureuse. Présente à sa manière. Et cette image-là… elle fait moins mal. Elle me console même parfois.
Vivianne sourit un peu. Un sourire triste mais sincère. Je reprends un peu plus bas.
— Ce qui reste dur… c’est l’attente. Cette espèce de vide entre “peut-être” et “jamais”. Je me surprends à guetter mon téléphone à espérer un miracle un message un appel. Et en même temps j’ai peur. Peur qu’il ne se réveille pas. Peur que si je commence à aller mieux je l’abandonne quelque part derrière moi.
Je relève les yeux vers elle.
— Tu vois avant j’avais peur de la douleur. Maintenant… j’ai peur qu’elle parte. Parce que si elle disparaît j’ai peur qu’il disparaisse avec. Comme si c’était tout ce qu’il me restait de lui-même si je sais que c’est pas le cas.
Je laisse tomber un silence. Puis je termine plus doucement encore :
— Mais j’essaie. J’essaie de me dire qu’il reste plus que ça. Qu’il reste l’amour. Les souvenirs. Les promesses silencieuses. Et que même s’il ne revient pas… il aura changé quelque chose en moi pour toujours.
Vivianne cligne des yeux émue elle reste un moment silencieuse ses doigts toujours posés sur sa tasse. Elle me regarde son regard devient plus profond plus ancré comme si mes mots venaient de réveiller quelque chose chez elle.
Puis elle murmure presque comme une confidence :
— Moi quand Antoine m’a rejetée… j’ai noirci des tonnes et des tonnes de feuilles. Des croquis. Des visages. Des paysages inventés. Des trucs absurdes aussi. Je savais même plus ce que je dessinais mais ça sortait tout seul. C’était mon seul moyen de… respirer je crois.
Elle s’arrête un instant m’observe attentivement.
— Tu dessines encore hein Sophie ? Tu fais pareil pas vrai ? Tu sors ça comme on le fait. Comme une artiste.
Je baisse les yeux. Mes doigts se referment sur ma tasse et un silence s’installe lourd gêner.
— Non je murmure.
Elle cligne des yeux.
— Comment ça… non ?
Je soupire honteuse sans la regarder.
— J’ai plus dessiné depuis l’accident. Plus une seule fois. J’y arrive pas. J’ouvre mon carnet… et rien ne vient. C’est comme si… j’avais éteint quelque chose.
Elle reste figée quelques secondes choquées. Puis elle se redresse d’un coup les sourcils froncés.
— Tu plaisantes ?
Je fais non de la tête. Elle s’emporte doucement sans crier mais avec cette fougue douce qu’elle a parfois comme une bourrasque dans un champ calme.
— Mais c’est pas possible Sophie ! Tu peux pas faire ça ! C’est… c’est ton échappatoire ! C’est ce qui te garde debout ! C’est ton refuge ton langage ton feu. T’as pas le droit de t’éteindre comme ça pas toi !
Je relève les yeux elle poursuit plus posée mais ferme :
— Promets-moi que tu vas t’y remettre. Même un gribouillis. Un trait. Peu importe. Mais promets-moi que tu vas rouvrir ton carnet. Pas pour moi. Pas pour Antoine. Pour toi.
Je reste muette une seconde puis je hoche lentement la tête.
— D’accord. Je promets.
Un léger sourire fend son visage. Et c’est comme si tout son corps se détendait d’un coup comme si elle venait de poser un fardeau. Puis elle détourne soudain les yeux vers la fenêtre et murmure :
— J’ai une idée…
Elle attrape sa tasse avale une dernière gorgée de café à la hâte puis se redresse d’un bond.
— Merde merde merde… faut que je rentre !
Je la regarde un sourcil levé.
— Attends quoi ?
Elle fouille dans son sac en sort un billet froissé qu’elle dépose sur la table avec précipitation ramasse sa veste attrape son téléphone et bafouille :
— Je suis désolée Sophie vraiment ! J’ai une idée ça vient de me frapper faut que je rentre vite j’ai besoin de mon ordi de mes feuilles de tout ! Je t’explique ce soir promis ! Mais surtout reste dispo lundi en cours j’aurai besoin de toi.
Et avant même que je puisse poser une seule question elle s’est éclipsée filant à travers la porte du Dreams Coffee comme une fusée laissant derrière elle un courant d’air une odeur de vanille et ma tasse encore fumante. Je reste la seule à ma table entourée du brouhaha discret de la salle et du souvenir soudain lumineux de Vivianne qui file comme une idée en cavale. Je souris encore un peu sonnée. Quelque chose a changé aujourd’hui encore. Peut-être pas un miracle. Mais un mouvement. Un élan vers autre chose.
Un début fragile.
Un début vivant.
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